Ce qui est terrifiant à nos yeux, c'est de voir un homme qui se dit
moderne, émancipé, ouvert à toutes les causes, vouloir devenir ce qu'il
n'est pas. À ce jeu du chat et de la souris avec soi-même, on se heurte à des murs qui, livrant leur écho, nous rappelle qu'il est indigne et
mensonger de tromper celui ou celle qui se trouve en face. Les miroirs
reflétant une fausse personnalité finissent tous par exploser, semblable
au célèbre tableau de René Magritte. On parle des nouvelles de
Françoise Major, Le nombril de la lune.
On
ressort de ces textes avec l'impression étrange d'avoir été souvent en
danger. On a ressenti des creux de vagues sournoises, comme dans la
nouvelle Socorro où une mère et son jeune fils, se baignant
imprudemment, ont failli être emportés au large du Pacifique. Nous
sommes à Mexico, le temps de faire connaissance avec de jeunes protagonistes qui
vont et viennent, aux limites de la méfiance, mais toujours sur la brèche
de l'art de vivre avec peu de moyens, sinon ceux du bord, comme nous
disons. Hoy por mi, manana pour toi, nouvelle où le danger se
personnalise. Un matin, le narrateur s'en va à son école d'informatique. Il est six heures quinze, le lieu où marche le
jeune homme est désert, le décor peu rassurant, il vient de
pleuvoir. Aucune possibilité d'échapper à l'homme qui s'est approché de
lui, le menace d'un pistolet, d'un couteau, « quoi d'autre ? » Un dialogue
s'établit entre les deux hommes, une entente particulière sauvera la vie de l'étudiant. Intarissable menace qui, nuit et jour,
poursuit le narrateur, terriblement révélée dans la nouvelle Numéro 140301751,
soit la disparition de quarante-trois étudiants d'Ayotzinapa, le 26 mars 2015. Ils ne
furent jamais retrouvés, ni vivants ni morts. Tous les textes, sans se
référer véritablement à ce tragique événement, s'en inspirent, les
ombres mouvantes ne cessant, entre gravité et dérision, d'informer le
lecteur de ce qui se passe d'insolite à Mexico, ville envoûtante. L'air de ne pas considérer les choses
trop sérieusement, l'écrivaine, qui a vécu six ans dans cette capitale, prend le risque, à travers des personnages éloquents, d'inventer quelques
fables où le danger est
bien réel. Que ce soit à l'occasion d'une fête d'anniversaire, au moment de larguer un chien
infidèle, de dépeindre un migrant de retour au pays, garant de ses privilèges, le regard
de l'écrivaine posé sur les êtres humains que ses narrateurs et narratrices côtoient, est
empreint de symboles inavoués, d'intentions que ne dément jamais une
certaine passivité désespérée. Lot encombrant d'une jeunesse déterminée. Le récit, La muchachada, s'avère
un ramassis éparpillé d'une société microcosmique venue fêter
l'anniversaire de Fercho, jeune homme de dix-huit ans. Cela se passe
dans la maison du père du narrateur, le vieil homme vivant seul dans cette demeure qu'il a construite lui-même. Son fils se souvient et narre comment la soirée et la nuit se sont déroulées. Le
père, exaspéré du tintamarre environnant, est sorti de sa chambre, témoignant d'une
génération qui connaissait peu le plaisir de fêter bruyamment, ou de fêter, simplement. Un texte évocateur soulignant la mésentente
subite entre un père silencieux, un fils exubérant, en même temps que la ville
s'éveille, accentuant les odeurs fétides des abus des invités qui ont fui la colère du vieil homme. On a
senti dans cette ambiance malaisée les rouages pernicieux de Mexico, dénonçant une fois encore des dangers
nocturnes. L'haleine avinée, les yeux rougis par la drogue, le désenchantement de rencontres hasardeuses, excès d'où suinte une musique venue des bas-fonds
de la cité, comme réverbérée sur les murs de la maison.
Terremotos, dramatique, nous
rappelle le tremblement de terre survenu à Mexico en 1985. La narratrice
n'était pas encore née, elle
poussait dans le ventre de sa mère. Plus tard, elle relate des
situations qui essoufflent le lecteur, l'entrainant dans divers quartiers blessés, décrivant comment chacun réagit à une telle catastrophe. Si
ses points de repère s'appuient sur des monceaux de pierre et sur des victimes terrorisées, elle se souvient de ses âges qui feront d'elle une enfant du " terremoto ". Souvenirs qui s'entremêlent à ceux de personnages ayant tout perdu, une fois encore symboles d'une menace qui aboutit au pire, laissant la mémoire intacte. Une mémoire ne pouvant que faire confiance
aux êtres que nous côtoyons, de gré ou de force. Ce que semble
interpréter à répétitions la fiction romanesque Deux oiseaux, un chemin, insinuant que tout peut changer d'une
manière inattendue, l'amitié et l'amour étant souvent liés l'un à
l'autre. Au fond de nous, malgré les sentences sociales, politiques,
nous restons des humains curieux du déferlement évènementiel qui renforce
l'insécurité dramatique de villes gigantesques, le doute assaillant la mémoire de
ses habitants, étrangers parfois à eux-mêmes.
Plusieurs
de ces nouvelles nous ont particulièrement touchée. Émue, devrait-on
préciser. Elles reflètent un monde incertain, faillible, prêt à faire peau neuve, sans avoir mis au clair ce qui rend une ville autant magique
que dangereuse. Fascination éprouvée dans des capitales disparates, sinon opposées, leur
prêtant une personnalité effrénée. Mexico devient ici personnage, donc capitale imparfaite. Qu'est-ce qui change ? Qu'est-ce qui
fait la beauté et la laideur d'une mégapole sinon notre façon d'interpréter, de relativiser ce qui en vaut la peine. Le regard acéré, finement poétique de Françoise Major, ne se berce d'aucune illusoire réconciliation,
pas plus qu'elle n'en laisse au lecteur, celui-ci fasciné de pénétrer dans un
univers qui ne lui est en rien familier. Des fictions, on n'en est pas
certaine, qui façonnent cet autrement indiscipliné qui nous habite, que nous ne
voulons pas toujours admettre, la crainte de la différence nous faisant grincer des dents. Recueil à lire, rédigé entre
espagnol et français, agrémenté d'un glossaire, pour que nous nous prenions conscience du danger encouru par d'autres, plus hardis que nous le sommes.
Le nombril de la lune, Françoise Major
Éditions Le Cheval d'août, Montréal, 2018, 288 pages
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