Septembre. Le mois qu'on préfère. Le mois de l'année qui se suffit à lui-même. Ce n'est plus tout à fait l'été, ni encore tout à fait l'automne. Mois indépendant qui folâtre avec le soleil et la pluie. S'insinue entre les tons orangés et rouges. Un livre à la main, on ne peut que contempler la nature qui se transforme lentement. Un peu dépaysée par la mue du paysage, on l'est aussi en lisant les nouvelles de Vincent Thibault, La Pureté.
La nouvelle éponyme nous introduit dans un univers violent et souterrain, qui est celui du métro de Tokyo. Nous assistons à la course effrénée d'un homme, responsable de l'attaque au gaz sarin tuant un nombre incalculable de personnes. L'auteur s'adresse au criminel, lui décrit la condition pathétique des victimes, quand soudain un fait inattendu se produit... Du récit Un air nouveau, nous tirons une profonde leçon d'humilité. Ajima-sensei, soixante-six ans, « enseignait la gymnastique chinoise dans le sous-sol d'une petite église de quartier. » Un matin de grande tempête, en attendant ses élèves, il « posa les yeux » sur le vieil orgue électrique. Après avoir découvert un livre traitant du bonheur de jouer de cet instrument, il se décide à improviser et, chaque semaine, il pratiquera « son petit répertoire »... Un an plus tard, se rendant à la chapelle, il ne peut que constater les flammes ravageant ce lieu où il a vécu tant d'heures sereines... Que deviendra le professeur en apprenant que l'incendie s'est déclaré « à la suite d'un problème électrique avec l'orgue. » ? On a particulièrement apprécié l'histoire intitulée S'animer. Un vieil homme, qui rend visite à son frère, s'arrête devant une vitrine de chez Chanel, située sur la « chic avenue Louise. » Il est fasciné par une femme, le regard observant les nuages. Le lendemain, un « grand blondinet en complet de luxe » se tient près d'elle. Chaque jour, le vieux Japonais remonte l'avenue Louise pour contempler la femme immobile dans la vitrine, le blondinet à ses côtés envers qui il éprouvera une éphémère jalousie. Puis, après avoir fait un rêve symbolique, il remarque, aux pieds de la femme, une « plaque dorée » sur laquelle le magasin demande un employé... Dans À propos de la dent de requin, nous lisons la lettre qu'un jeune Japonais écrit à son père ; il lui explique comment il a fait connaissance avec Myriam, sa future épouse. Après quelques péripéties, le morceau d'un futile et minuscule objet cassé en deux les a unis dans une harmonieuse tendresse. Autre nouvelle troublante, Naomi. Sortant de chez son frère aîné, Masaru, surpris par un violent orage, se réfugie dans une tour désaffectée. Alors qu'il contemple l'architecture de l'endroit, Naomi, une jeune femme noire surgit devant lui, le laissant perplexe. Comment est-elle entrée dans la tour ? Une aura de mystère flotte autour d'elle qui bouleversera Masaru jusqu'au dénouement.
Ces textes inédits nous ramènent au talent particulier de l'auteur que l'on savoure de livre en livre. Mais dans ce recueil, n'est-ce pas là où le bât blesse ? Le communiqué de presse nous informe, et on cite : " Le défi que s'était lancé Vincent Thibault avec ce projet était d'écrire un recueil qui aurait pu être signé par un Japonais. " Même si ces textes fourmillent de non-dits, d'un tremblement mental distinguant les personnages, l'illusion n'a pas fonctionné. Il aurait fallu plus de voix balbutiantes, de murmures timides, d'ombres mouvantes, surtout plus de silences évocateurs pour créer une ambiance japonaise, comme nous la percevons dans l'œuvre de Yukio Mishima, de Yoko Ogawa, celle d'Aki Shimazaki. Il ne suffit pas d'affubler des créatures fictives de noms asiatiques pour les imprégner d'une culture tellement éloignée de la nôtre. Le dernier récit, Le promeneur, hors contexte, nous semble le mieux approprié à reproduire les intentions louables de Vincent Thibault. Le style vivifiant, inimitable de l'auteur, devrait se mettre au service d'une littérature qui lui est propre et non vouloir se démarquer d'une civilisation six fois millénaire.
Toutefois, on recommande la lecture de ces nouvelles pour jouir du talent impétueux de Vincent Thibault, de son originalité percutante. De ses thèmes tactiques, de ses protagonistes récalcitrants qui l'inspirent si bellement.
La Pureté, Vincent Thibault
Les éditions du Septentrion, collection Hamac
Sillery, 2010, 152 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 13 septembre 2010
lundi 23 août 2010
Un manoir sous influence ****
Contemplant la rivière qui coule silencieusement, on admire les nénuphars roses et blancs en fleur. Un étrange silence nous fait parler à voix basse, saluer la personne qui passe d'un signe de tête. On n'oserait pousser un cri, éclater de rire. Les arbres eux-mêmes se tiennent immobiles, quelques-unes de leurs branches se mirent dans l'eau placide. Ambiance suffisamment trouble pour terminer la lecture du roman de Sarah Waters, L'Indésirable.
La première fois qu'il entre à Hundreds Hall, le narrateur a dix ans. Sa mère y travaille comme bonne d'enfants. Le colonel Ayres, son épouse et leur fille Suzan habitent le manoir. Tous les trois « formaient une famille ravissante. » Ce sont des gens importants dans la région. La demeure se dresse presque irréelle tant sa majestueuse architecture impressionne... Trente ans plus tard, le narrateur est devenu le docteur Faraday, ses parents sont morts, la Deuxième Guerre mondiale est terminée. Coventry se reconstruit. Appelé au manoir pour soigner un malaise de leur jeune domestique, le narrateur est stupéfait de son aspect délabré. N'y vivent plus modestement que Mrs Aydes, Roderick, son fils, Caroline, sa fille. Ruinés, ils n'ont d'autres ressources que les produits de leur ferme. Le colonel est décédé d'une rupture d'anévrisme, Suzan de diphtérie. Fasciné par cette décrépitude due à la guerre, le docteur Faraday imagine les fastes qui, autrefois, illuminaient la maison familiale, tissaient des liens étroits avec ses occupants. Au fur et à mesure que l'intrigue déroule ses fils d'or, plus tard de plomb, la demeure se fait personnage bienveillant puis hostile. Semblable à Mrs Aydes, Roderick et Caroline, le manoir dissimule de lourds secrets sous ses murs détrempés, ses planchers qui craquent, ses tissus effilochés, ses objets désuets. Les pierres, sculptées par morceaux entiers, se détachent. La mauvaise herbe envahit les marches fendues. Impressions fugaces dépeintes par le docteur Faraday qui, peu à peu, se transforment en un mal-être exténuant. « La maison est gloutonne, avide. » Elle se défend contre les intrus venus de l'extérieur. Rancunière, elle s'en prend aux trois résidents, inventant des ombres gluantes, créant des spectres effrayants. Le passé jaillit de toutes parts, telle une folie héréditaire, une hystérie collective que camoufle faussement la vie quotidienne. Sa mère et son frère hors d'atteinte, Caroline dissimule une inquiétude grandissante derrière un travail acharné, repoussant sans raison apparente l'amour que lui voue le docteur Faraday.
Il est impossible de décrire pleinement, et ce serait dommage, une histoire aussi obsédante, menée de main de maître par Sarah Waters. Seules les écrivaines anglaises parviennent à traverser avec autant de créativité et de talent la frontière tangible séparant la réalité du fantastique. On aime les descriptions presque balzaciennes, tout en dentelles, des lieux captés par le docteur Faraday. Le regard minutieux de l'auteure se partage entre les faits historiques et la dégradation sociale d'un siècle en pleine évolution. Sarah Waters nous imprègne de l'atmosphère insouciante qui régnait jadis dans certaines familles bourgeoises, victimes imprévisibles de la Deuxième Guerre mondiale. Les événements tragiques qui secouent le manoir annihilent le souvenir de réjouissances, témoignant de mondains rapports de voisinage. Faire taire les rumeurs qui se manifestent chaque jour plus révélatrices autour de Hundreds Hall s'avère une raison suffisante à sauvegarder l'orgueil unissant ces êtres menacés d'extinction. Feu et eau, bruissements et frôlements se mêlent à la respiration haletante de la maison, à celle oppressée des protagonistes titubant dans des ornières empoisonnées... Le docteur Faraday relate en spectateur impuissant, parfois naïf, des calamités survenues trois ans plus tôt. Il ne comprend toujours pas les forces abjectes qui ont anéanti Hundreds Hall, comme si le manoir avait abrité des êtres nuisibles qui se seraient retournés contre la bâtisse jusqu'à ce que les ronces, le lierre et autres plantes dévoratrices l'asphyxient à leur tour.
Roman dense et captivant comme il ne s'en écrit plus de nos jours. Les acteurs surgis d'un monde révolu n'ont su s'adapter à l'ère moderne de l'après-guerre. Si Hundreds Hall les a protégés des nécessités contemporaines, le manoir a éveillé des consciences empreintes de regrets maléfiques, stigmatisées de présages pervers. Ce que Caroline a très bien saisi, confiant au docteur Faraday qu'elle n'avait plus sa place en Angleterre. Pierre et chair se sont heurtées mortellement, chacun éprouvant l'échec irréversible de ses douloureux mystères. L'indésirable, revenant enfantin, n'est-ce pas refuser de garder les yeux ouverts sur sa propre déchéance ? Renoncer à fuir tôt ou tard « quelque chose » d'inconnu qui, un jour ou l'autre, frappera de plein fouet ?
À lire, pour se rendre compte que le vieil homme en nous ne supporte pas d'être dérangé. Défier les lois de l'équilibre nous déporterait au delà de péripéties contingentes ; rassurés, nous y rencontrerions Lewis Carroll, Charles Dickens, Edgar Poe, précurseurs géniaux de ce conte fabuleux et terrifiant !
On note l'originalité de la présentation de l'ouvrage. Couverture rigide, feuillets non rognés, tons sépia. L'ensemble s'accorde harmonieusement avec la mélancolie se dégageant du récit.
L'Indésirable, Sarah Waters
Traduit de l'anglais (Royaume-Uni) par Alain Defossé
Éditions Alto, Québec, 2010, 584 pages
La première fois qu'il entre à Hundreds Hall, le narrateur a dix ans. Sa mère y travaille comme bonne d'enfants. Le colonel Ayres, son épouse et leur fille Suzan habitent le manoir. Tous les trois « formaient une famille ravissante. » Ce sont des gens importants dans la région. La demeure se dresse presque irréelle tant sa majestueuse architecture impressionne... Trente ans plus tard, le narrateur est devenu le docteur Faraday, ses parents sont morts, la Deuxième Guerre mondiale est terminée. Coventry se reconstruit. Appelé au manoir pour soigner un malaise de leur jeune domestique, le narrateur est stupéfait de son aspect délabré. N'y vivent plus modestement que Mrs Aydes, Roderick, son fils, Caroline, sa fille. Ruinés, ils n'ont d'autres ressources que les produits de leur ferme. Le colonel est décédé d'une rupture d'anévrisme, Suzan de diphtérie. Fasciné par cette décrépitude due à la guerre, le docteur Faraday imagine les fastes qui, autrefois, illuminaient la maison familiale, tissaient des liens étroits avec ses occupants. Au fur et à mesure que l'intrigue déroule ses fils d'or, plus tard de plomb, la demeure se fait personnage bienveillant puis hostile. Semblable à Mrs Aydes, Roderick et Caroline, le manoir dissimule de lourds secrets sous ses murs détrempés, ses planchers qui craquent, ses tissus effilochés, ses objets désuets. Les pierres, sculptées par morceaux entiers, se détachent. La mauvaise herbe envahit les marches fendues. Impressions fugaces dépeintes par le docteur Faraday qui, peu à peu, se transforment en un mal-être exténuant. « La maison est gloutonne, avide. » Elle se défend contre les intrus venus de l'extérieur. Rancunière, elle s'en prend aux trois résidents, inventant des ombres gluantes, créant des spectres effrayants. Le passé jaillit de toutes parts, telle une folie héréditaire, une hystérie collective que camoufle faussement la vie quotidienne. Sa mère et son frère hors d'atteinte, Caroline dissimule une inquiétude grandissante derrière un travail acharné, repoussant sans raison apparente l'amour que lui voue le docteur Faraday.
Il est impossible de décrire pleinement, et ce serait dommage, une histoire aussi obsédante, menée de main de maître par Sarah Waters. Seules les écrivaines anglaises parviennent à traverser avec autant de créativité et de talent la frontière tangible séparant la réalité du fantastique. On aime les descriptions presque balzaciennes, tout en dentelles, des lieux captés par le docteur Faraday. Le regard minutieux de l'auteure se partage entre les faits historiques et la dégradation sociale d'un siècle en pleine évolution. Sarah Waters nous imprègne de l'atmosphère insouciante qui régnait jadis dans certaines familles bourgeoises, victimes imprévisibles de la Deuxième Guerre mondiale. Les événements tragiques qui secouent le manoir annihilent le souvenir de réjouissances, témoignant de mondains rapports de voisinage. Faire taire les rumeurs qui se manifestent chaque jour plus révélatrices autour de Hundreds Hall s'avère une raison suffisante à sauvegarder l'orgueil unissant ces êtres menacés d'extinction. Feu et eau, bruissements et frôlements se mêlent à la respiration haletante de la maison, à celle oppressée des protagonistes titubant dans des ornières empoisonnées... Le docteur Faraday relate en spectateur impuissant, parfois naïf, des calamités survenues trois ans plus tôt. Il ne comprend toujours pas les forces abjectes qui ont anéanti Hundreds Hall, comme si le manoir avait abrité des êtres nuisibles qui se seraient retournés contre la bâtisse jusqu'à ce que les ronces, le lierre et autres plantes dévoratrices l'asphyxient à leur tour.
Roman dense et captivant comme il ne s'en écrit plus de nos jours. Les acteurs surgis d'un monde révolu n'ont su s'adapter à l'ère moderne de l'après-guerre. Si Hundreds Hall les a protégés des nécessités contemporaines, le manoir a éveillé des consciences empreintes de regrets maléfiques, stigmatisées de présages pervers. Ce que Caroline a très bien saisi, confiant au docteur Faraday qu'elle n'avait plus sa place en Angleterre. Pierre et chair se sont heurtées mortellement, chacun éprouvant l'échec irréversible de ses douloureux mystères. L'indésirable, revenant enfantin, n'est-ce pas refuser de garder les yeux ouverts sur sa propre déchéance ? Renoncer à fuir tôt ou tard « quelque chose » d'inconnu qui, un jour ou l'autre, frappera de plein fouet ?
À lire, pour se rendre compte que le vieil homme en nous ne supporte pas d'être dérangé. Défier les lois de l'équilibre nous déporterait au delà de péripéties contingentes ; rassurés, nous y rencontrerions Lewis Carroll, Charles Dickens, Edgar Poe, précurseurs géniaux de ce conte fabuleux et terrifiant !
On note l'originalité de la présentation de l'ouvrage. Couverture rigide, feuillets non rognés, tons sépia. L'ensemble s'accorde harmonieusement avec la mélancolie se dégageant du récit.
L'Indésirable, Sarah Waters
Traduit de l'anglais (Royaume-Uni) par Alain Defossé
Éditions Alto, Québec, 2010, 584 pages
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