lundi 22 juin 2015

Le corps dans tous ses états *** 1/2

Il est des soirées grises nécessaires pour faire le tour de soi-même. Des villes affluent, on les repousse de crainte de s'égarer dans une nostalgie invalidante. Des visages font de même, on trie, de l'enfance à la maturité. On s'appesantit sur des paysages qui n'ont plus cours. Une porte s'ouvre, le présent entre, sourit et devise. On range les souvenances dans une histoire à suivre. On a lu le numéro 145 de la revue littéraire Mœbius.

On regrette de ne pouvoir parler plus souvent de revues littéraires. On sait le temps imparti à piloter un numéro. L'amener à son point d'ancrage. La saison printanière se terminant — les livres se feront rares jusqu'à la rentrée automnale —, on saisit cette brève échappée pour lire ce que propose Lucie Bélanger dans son alléchante présentation. Thème inusité : Comme il vous plaira. Soit une indéniable liberté d'idées, un éventail généreux de mots. Une révérence dynamique à la littérature intimiste.

Comme dans toute revue collective, des textes nous conviennent mieux que d'autres. Des auteurs-es nous émeuvent plus particulièrement. Écrivains et écrivaines possèdent un imaginaire qu'ils abordent en déployant leur style, en fignolant leur écriture, auxquels on est sensible, parfois moins. Lisant au hasard, on s'est rendu compte que, dans ces fictions, le corps tenait une place prépondérante. Il se prête à l'amour, il souffre, il meurt. Le cœur vacille, la mémoire se corrompt. Cela suffit à rédiger une histoire lunaire comme celle de Caroline Legouix, L'écume des saisons. Une jeune femme, clown  au CHSLD Angus, de retour chez elle, s'inquiète que le courrier de sa voisine n'ait pas été ramassé. Profitant qu'elle a une clé de son appartement, elle entre, découvre la vieille dame allongée sur son lit, ayant peu conscience de la durée de son malaise... À partir de cet accident du corps usé, les situations déboulent, entraînent la jeune femme dans des actions inopinées. En quelques pages, l'auteure a su dénouer un début de tragédie en une rafraichissante pichenette vers la nouvelle de Natalie Jean qui, elle, pour réconcilier ses semblables, envoie des pétales de fleurs de sa fenêtre du troisième étage sur des quidams qui passent. De quoi séduire Sébastien Chartrand qui propose au lecteur un récit douloureux. Jardin clos. Éliane se tient au chevet de son père qui, depuis deux ans, à la suite d'un accident, est entré dans un coma dépassé. Avec l'accord des médecins, elle a décidé d'interrompre sa vie artificielle. Juste avant ce geste irrémédiable, le père se souvient d'un merveilleux jardin intemporel. La visite, autre narratrice dans un hôpital au chevet de son père, qui se remet lentement d'un AVC. Hélène est triste, elle pleure, elle lui confie que son amoureuse l'a quittée, celle-ci désirant un enfant. Pas elle, Hélène. Son père la rassure, plus tôt dans la journée, pour la première fois, Estelle est passée le voir, la belle femme qu'elle est l'a surpris et séduit. L'avenir précaire se joue sur des promesses réciproques.

Dans ce dédale de textes très riches, telles des heures enluminées, habilement diversifiés, on suit Le chaînon d'or de David Dorais qui met en scène un couple, futurs parents de jumeaux. Une mauvaise nouvelle les attend, l'un des enfants est hydrocéphale. Il mourra, entraînant la mort de son pareil. Une réflexion oratoire englobe cette courte histoire mettant en relief les confidences d'une femme qui, dans sa jeunesse, a aimé le père des jumeaux. Nouvelle déconcertante, le chaînon d'or serait-il synonyme de souffrance inguérissable ? Libérons-nous et poursuivons avec deux récits nostalgiques. Lori Saint-Martin signe Une banquette, un soir. Au retour de chez son amant, Jeanne soupe au restaurant avec son mari, mais un incident alourdit cette soirée, tel un sanglot confiné dans la gorge, que Jeanne retiendrait. Aliénor Debrocq dépeint dans sa Chasse lasse, deux amies d'université qui se retrouvent après tant d'années. L'une aurait souhaité que les choses fussent différentes, l'autre, plus secrète, médite sur les « images lisses et douces [ qui ] se sont brouillées [ ... ] dans le gouffre du temps. » On terminera cette énumération avec la nouvelle d'Adriana Langer, Oui, qui nous a touchée et amusée. On parle de sourires. L'auteure ajoute un brin de philosophie acidulée sur les rapports esthétiques d'un homme et d'une femme, cinquantenaires, qui doivent se rencontrer dans les prochaines heures. Les deux se penchent, angoissés, sur les imperfections de leur corps...

On aurait voulu souligner plus longuement le récit de masse et d'inertie, L'axe libre du carrousel, de Mathieu Blais dont le talent âpre et rebelle ne se dément pas. Le poème de Jacques Audet, Libre pâture, allégorique et sensuel. Le corps blessé de La ballerine de Francine Brunet. D'autres, que l'espace consacré ne permet pas. Toutefois, on a été subjuguée par la clarté rigoureuse de l'écriture de chacun et chacune, par le style incisif ou délié, jamais morne, s'ajustant à des sujets distincts. Cependant, comme après s'être ébroués dans une eau tumultueuse, remonte en surface le pathétisme des corps, trahis par les âges qu'ils traversent, les tracas qu'ils subissent, qui les abîment. Les personnages, souvent saisis sur le vif, ne font aucune concession à la plume déterminée qui les dirige. Inspirante et lucide. Grave ou moqueuse. Toujours prégnante.

On félicite Lucie Bélanger pour la conformité soignée de ce numéro exceptionnel, tous les textes finissant par se recouper. On mentionne les illustrations de Claude Chaussard, qui rehaussent avec éclat l'ensemble du recueil. Tant sur la page couverture que dans les pages intérieures.


Mœbius, numéro 145
Piloté par Lucie Bélanger
Montréal, 2015, 160 pages


lundi 15 juin 2015

Des femmes sans fleurs ***

Après avoir lu un roman très enrichissant, on craint de ne pouvoir en trouver un semblable dans la pile qui s'accumule à nos côtés. On redoute notre jugement subjectif, manière injuste de repousser un livre qui nous tend ses pages, son histoire. On vise alors un roman qui nous distraira, avant de nous replier sur une nécessaire réflexion. On parle du premier recueil de nouvelles de Joanie Lemieux, Les trains sous l'eau prennent-ils encore des passagers ?

Comme nous l'a fait remarquer l'une de nos fidèles lectrices, ces dernières semaines on a analysé plusieurs romans singuliers. Cette fois, on se penche sur dix textes aux allures adolescentes, encombrés d'incertitudes que fait naître une jeunesse peu assumée, ne sachant pas encore vers qui chercher quelque réconfort, espérer un refuge. Dire des états d'âme serait inexact, on craindrait que ces jeunes femmes, qu'elles se prénomment Marie-Ève ou Victoria, ne se rebiffent dans un éclat de rire. On aimerait, parce qu'elles sont fragiles, au bord des larmes, confinées à l'orée de l'enfance.

Qui sont ces passagères invitées à monter à bord de trains aquatiques ? On en a repéré quelques-unes desquelles on parlera brièvement, leurs intentions parfois trop hésitantes pour les suivre, elles nous échappent. Une mère, qui a perdu son fils dans un accident, se remémore l'enfant qu'il a été, plus tard, le jeune homme, amateur de bandes dessinées. Le rêve d'absence éternelle qu'il a inscrit dans l'esprit de sa mère permet à celle-ci de survivre. Sous le grand X, la nouvelle la mieux réussie, surtout la plus travaillée du recueil. Itinéraires nous renvoie l'image d'une ado anorexique. Elle est étudiante au secondaire, elle observe ceux et celles qui la côtoient, les bruits se démultiplient, font écho à sa faim. Elle a un idéal esthétique, les mannequins dans les magazines qu'elle feuillette. Le récit Miroirs nous renvoie à Marie-Ève, qui a recours au pays des merveilles d'Alice pour se remettre d'un chagrin amoureux, éprouvé il y a plusieurs années. Elle travaille machinalement dans une animalerie, elle voit beaucoup de gens, personne ne l'attire en particulier. Pièces détachées en compagnie de Roxane qui désire un enfant de Vincent, qui n'en veut pas. Elle a commis une erreur en pensant qu'une fois enceinte, son amant reviendrait sur sa décision. Il l'a quittée. Écumes, ou une vieille femme esseulée dans un mouroir. De sa fenêtre, elle voit la « petite plage » qui la plonge dans un drame survenu cinquante ans auparavant. Le père est mort sur un chantier, la mère tricote pour « mettre du pain et du beurre sur la table. » Plusieurs prétendants tournent autour de la mère, elle les repousse. Puis, il y a eu Monsieur Henri... Cendres, Victoria est née avec un auriculaire manquant. Rien de grave mais sa jeunesse sera déterminée par ce handicap. Différente, incomplète, croit-elle, elle s'invente un ami imaginaire avec qui elle partage ses jeux, ses rêves. Passé et présent se confondent, se diluent dans d'autres rêves, ceux-ci jamais réalisés. La maison brûle, mais qui ne renaît pas de ses cendres ? Huitième voyage. Dans son village, Laurence mène la vie monotone de femme au foyer. Son mari, bureaucrate, comprendra enfin que sa femme s'ennuie, il lui proposera une croisière en Méditerranée. Les livres d'enfance assoupis dans un sous-sol éveillent d'anciens désirs. La neige et Noël invitent à la nostalgie.

Certains récits n'ont pas été cités, non par négligence, mais parce que leur envolée psychologique se ressemble. Il y est question de jeunes femmes qui n'ont pas fini de grandir, à l'affût d'une réalité, la leur, parfois lassante. Après avoir lu ces courtes fictions, on a saisi la métaphore du titre. Quelque part, un train imaginaire recueille, réfugiées dans la gare remplie de leur déception, des jeunes filles languides qui, contrairement à celles de Proust, ne serrent aucune fleur contre leur cœur désœuvré. Train qui se dissout dans la mer. Pourquoi au juste ? Nous ne savons trop. L'onirisme propice à s'évader du village pour faire place aux rumeurs de la ville, y passer inaperçue ? Étrangement, la plupart de ces femmes s'identifient entre elles, se recoupent sans aucun relief. L'écriture, elliptique, convient plaisamment à relater ces chimériques et fugitifs déboires, bien qu'un resserrement de l'ensemble eût apporté une rigueur stylistique, affermi la personnalité de protagonistes qui ont tendance à se complaire dans de discutables malheurs. Le rêve est-il conçu pour se couper du monde réel ? Le lecteur en doute, des millions de femmes au sort peu enviable, ne pouvant se satisfaire de névrotiques rabâchages.


Les trains sous l'eau prennent-ils encore des passagers ? Joanie Lemieux
Lévesque éditeur, Montréal, 2015, 129 pages