lundi 12 avril 2021

Remontée vers des souvenirs accablants *** 1/2


Changement d'heure, changement de saison. On souhaite que bientôt, nous changions de conditions de vivre. Pouvoir aller dans les musées librement, dans les théâtres, nous regarder avec un sourire non dans les yeux mais sur les lèvres. Ne plus s'éloigner de nos semblables sous prétexte de respecter une certaine distance. Changer plusieurs de nos comportements en notre courte vie serait le moindre des vœux. On a lu le roman de Esther Laforce, Tombée. 

C'est étrange de libeller un livre comme étant un roman, alors qu'une seule voix qui se fait entendre, sans avoir recours à quelques dialogues, s'intitule un récit, ce qui, pour un lecteur avisé, s'avère fort différent. C'est d'autant plus flagrant dans ce cas précis que la voix s'adresse à un enfant pour s'obliger à survivre. Aucune présence autour de cette voix, sinon une femme enfouie sous les décombres de Montréal, sinistrée par un tremblement de terre survenu durant un après-midi ensoleillé. 

Marchant dans les rues, on a imaginé la chute des édifices, des maisons, l'arrêt spontané du métro, la vie alentour écrasée sous des amas de béton. Les gens asphyxiés par la poussière pierreuse, tués par d'inévitables déflagrations. Faut-il que ce drame arrive dans une ville qu'on sillonne chaque jour, pour en prévoir les lourdes conséquences ? Combien d'humains sont morts dans l'effroi de ne jamais être retrouvés sous des amas de pierres, de poutres, de fer, malgré leurs hurlements ? Mais aussi combien de miracles se sont produits pour délivrer des survivants de dessous la Terre. Quelles ont été leurs pensées pendant l'attente ? Ce que l'écrivaine essaie de nous transmettre avec lucidité et compassion, prenant pour témoin une jeune femme tombée dans une fissure, un rai de lumière échappé du soleil étant son ultime ressource pour se maintenir en vie, espérer que sous peu un hélicoptère se posera dans son périmètre, que des chiens renifleront ses odeurs, entendront ses cris.  

Quand la catastrophe l'a séparée de son enfant qu'elle tenait par la main, elle était heureuse, insouciante. Seulement remplie d'amour pour son fils, ses angoisses adolescentes disparues. Elle marmonnait des mots de la langue allemande qu'elle apprenait. Aussi, est-ce à son enfant qu'elle s'adressera pour ne pas s'endormir, oublier la douleur qui étreint le bas de son corps. Elle lui racontera des bribes d'elle-même, de leurs jeux, de leur complicité de mère et d'enfant. De leurs histoires avant de s'endormir. De ses lectures à elle, avant d'en arriver aux horreurs démentielles de la Deuxième Guerre mondiale, le rapt des juifs à Paris, en 1942. Elle se souviendra de trois écrivaines qui ont été victimes du nazisme, relatant leur courage par écrit avant de mourir. Trois écrivaines allemandes desquelles elle a lu le journal lui tiendront sinistrement compagnie. Elle se raccroche à ces femmes, espérant amoindrir ses souffrances en prenant soin des leurs dans son étrange radeau de solitude, de peur, obsédée qu'elle est par les douleurs infligées à de nombreuses femmes, proches et lointaines. À quoi se résume une extrémité du monde quand nous savons que des êtres humains sont maltraités, humiliés ? Si la narratrice s'adresse à son enfant, les protagonistes surgies de ses réminiscences sont toujours définies au féminin, les hommes symbolisant les racines du mal, provocateurs de guerres. Des pires injustices. Comment lui donner tort, eux qui se mêlent jusqu'à l'intimité féminine quand il s'agit de mettre ou pas des enfants au monde ? Le monde serait-il à recréer différemment après les frasques meurtrières de la Terre, soudainement vengeresse ? Un monde au féminin serait-il l'ultime ressource pour se partager équitablement le sort de l'ensemble des humains ? Qu'adviendrait-il des anciennes superstitions, des dieux indispensables à l'humanité, comme s'il était nécessaire de se limiter à d'insupportables croyances ? Remises en question disséquées par d'illustres spécialistes, qu'on lit entre les lignes du récit d'Esther Laforce, sa narratrice oscillant entre passé et présent, entre la nécessité de parler à son enfant, de s'interroger sur les secours qui ne viennent pas assez rapidement. Cette femme ravive aussi le dilemme des responsabilités face aux violences, comme si de celles-ci surgissait la lumière. Et cette lumière, c'est de penser que la destruction de Montréal s'avère, ici, métaphorique, nous donnant le temps de nous interroger, le temps de partager le désespoir de la narratrice, de définir la barbarie qui ne cesse de se perpétuer, aucune guerre déchainée par les querelles des hommes, ne servant de leçon à leur bon entendement. D'où viendront les secours ? se demande la jeune femme de plus en plus affaiblie par son immobilité, alertée par le vacarme sourd de la Terre qui tremble pour la énième fois. Nous sommes en droit de soulever une épuisante question, nous culpabilisant du peu de sollicitude que nous portons à la planète. Celle-ci va-t-elle se rebiffer, nous enterrer dans les failles de ses entrailles encolérées par nos négligences, nos exigences qui l'étouffent, sans que nous n'y prêtions pleinement attention ? La menace commence à se faire sentir, nos peurs ébauchées fourmillent du retour de nos peurs ancestrales. Lancinant récit, peuplé des larmes de la Terre, de la souffrance de femmes disparues, célèbres ou anonymes, dans la folie de l'histoire du monde.

Il fallait une écrivaine hypersensible, lucide, annonciatrice prophétique, pour mettre en garde les humains qui, sans vergogne, ont déversé leurs calomnies, tel un alcool toxique, sur leurs plaies mal cicatrisées, pour leur rappeler que les événements destructeurs sont cycliques, aucune civilisation n'étant durable, ni idéale. Cette écrivaine, Esther Laforce, a publié en parallèle à ce livre un essai titré Occuper les distances, chez le même éditeur, relatant nos distances personnelles, celles de l'humain, entre nos manières de nous comporter dans un monde englobé de lumières et d'ombres. Ombres signifiant les violences indécentes qui se commettent en ce temps présent, de plus en plus élargies sur des territoires occupées par des femmes, des enfants, l'innocence servant de cible discriminatoire. On voudrait que le livre d'Esther Laforce ne soit pas une goutte d'eau déversée dans un océan mais, inversement, une goutte d'eau qui ferait déborder un océan las de ses noyés, corps clandestins rejetés sur un rivage innocent...


Tombée, Esther Laforce

Leméac Éditeur, Montréal, 2021, 160 pages

lundi 29 mars 2021

Des effleurements oscillatoires, des replis inavoués *** 1/2


Pour nous éloigner de toute contagion toxique, on fuit les personnes qui nous gavent de leur pessimisme inné ou de leurs humeurs atrabilaires. On ne peut accepter que la vie soit une catastrophe anticipée qui montre le dessous de ses jupons et qu'on en soit offusquée. Même si on se gargarise de moments délicieux qui ont trait à un passé insouciant, émouvant, on évite des éternuements qui nuiraient à nos ébats de jeunesse. On a lu le numéro 145 de La revue XYZ de la nouvelle.

C'est une livraison un peu spéciale qui a échu dans notre boite aux lettres. Huit auteurs-es ont été invités-es à révéler leurs déambulations dans l'aléatoire de l'existence, ou plus encore à délaisser leurs certitudes pour s'imprégner d'un thème plutôt déroutant " Je préfèrerais ne pas ", proposé par David Bélanger. Celui-ci, ayant orchestré ce numéro, doit jubiler d'y lire les textes remarquables de ses hôtes. On peut certifier qu'on a ressenti les oscillations morales des narrateurs et narratrices qui se sont risqués sur la corde raide du vide, assumant leur vertige, sans le soutien de leur Pygmalion. 

Une fée, être vivant inconsistant, se laisse raconter par Daniel Grenier. Les spécialistes. Claude pense qu'il a sauvé une petite fée des bêtes sauvages, des éléments tempétueux, en l'enfermant dans une bouteille de Coke vide. Manquant d'oxygène, la fée est morte, ce qui nous vaudra les explications évasives du narrateur, « j'aimerais mieux pas », quand il lui faudra justifier ce qu'il sait des fées, ce qu'il ignore. Pourquoi l'avoir emprisonnée ? Ce qui s'ensuit s'avère une symbolique inquiétante concernant les interrogatoires. Pièce nue, chaise droite, cube vide, souligne prudemment le narrateur, qui, finalement, se dérobe, abandonnant la petite fée sur une table de métal. Elle sera autopsiée, disséquée. Les spécialistes se questionnent mais Claude est parti discrètement, le narrateur aussi, se demandant ingénument où s'est égarée la bouteille de Coke. Daniel Grenier a suivi une directive appropriée, fidèle à la thématique demandée. Secondé par Caroline Guindon avec un récit à la dérive de toute logique habituelle. Après le film, donne la parole bohémienne à une voix observatrice, si cela se peut. Elle commente les agissements d'une femme qui sort du cinéma, un soir de pluie. Se remémorant un homme, Hans-Martin. Passé et présent s'entrelacent, des vieux, des jeunes, interviennent spontanément. La silhouette d'une « belle bourgeoise » se présente, serrant « contre elle son sac à main [ ... ] », converse avec un sans-abri à qui elle vient d'offrir quelques pièces. La nouvelle se love dans un condensé d'impressions mouvantes, se déplaçant au gré des intentions biaisées de la voix berlinoise. La femme cinéphile arrive dans un appartement où se trouve Hans-Martin. Louvoiement, comme si les anecdotes tressant le quotidien se révélaient sans importance. En sortant du cinéma, il faut bien aboutir quelque part, affronter les mirages nocturnes que dessinent la pluie et la mémoire... Les protagonistes de Caroline Guindon aiment la marche, on dirait pour conclure.

Nouvelles fascinantes que nous devons lire avec un grain de sel. Se laisser emporter par l'absurde qu'elles dégagent, toujours sans importance. Ainsi, le texte de Marie-Pier Lafontaine, L'aveu silencieux, déploie la manière habile de faire avouer un suspect récalcitrant. Partant du cas d'une vieille dame qui a porté plainte pour agression sexuelle commis par un ambulancier. Aveu du corps, des gestes, soutiré de l'accusé alors qu'il est seul dans une salle d'interrogatoire. Nous le voyons fustiger les parties de son corps qui ont abusé de la vieille dame, sous le regard impitoyable d'une caméra extérieure, de celui, satisfait, de l'inspectrice. Les aveux du corps ont un aspect funambulesque, indépendants de l'esprit, de la parole. Insaisissables si une quelconque image ne les retient pas dans son carcan de vérité infaillible. Récit qui adhère au cours donné par une enquêteuse sur les crimes sexuels depuis plus de deux décennies. Demeure cependant un doute qui intrigue une étudiante, comment savoir que les coupables agiront de cette manière corporelle ? De se faire répondre que personne ne le sait. Décalage du temps qui passe, ou ne passe pas, dans le récit de Mélissa Verreault, 17 h 48 du matin. Camille se réveille. Elle se souvient avec joie que le soir, elle a rendez-vous avec Mathieu. Et puis non, elle l'a rencontré la veille. Ils ont soupé ensemble. Mariée depuis une décennie, l'amour s'use, sauf que son mari, François, l'aime comme au premier jour. Les mots complices sont devenus convenus, chacun les tait, le silence amoureux s'est établi entre eux. La confiance non entamée. Ils font toujours l'amour, Camille se juge comme étant une faiblesse de la nature, quand François la désire. Des anecdotes ordinaires déblaient le présent, pour mieux solliciter Mathieu, ou simplement rêver d'une possible liaison avec lui. Camille oscille, Camille joue avec les heures autant indisciplinées qu'elle-même. Est-ce le matin ou le soir quand elle fixe un rendez-vous à Mathieu, l'invitant à souper avec elle et François ? Très représentative nouvelle se ralliant à la thématique. Le flou l'emporte, passivité de Camille réfugiée dans ses retranchements sentimentaux, prête à bondir... Annie Perrault nous convie au désistement moral de sa narratrice qui, timide, prend la parole, Taire d'où je viens. Elle n'ose pas se montrer, cherche une histoire où s'insérer, à cause d'une sœur née avant elle, qui a manqué d'oxygène. Ce qui permet à la jeune fille de tâter le pouls de sa famille modeste, là d'où elle vient. Elle a honte. Des séquelles profondes d'embarras la font dériver entre les siens et elle-même. Elle voudrait tellement mais ne peut pas, ses manières d'être sont trop souvent dépendantes du comportement fragile de sa sœur ainée. Même les photos familiales qu'elle examine, se posent tels des éléments troublants de sa mise au monde, à l'âge de dix-huit ans. Refoulements conscients qui nous éloignent des textes qui s'ensuivent, toutes les fictions ayant trouvé leurs lueurs éclairantes pour continuer à vivre entre dérision et gravité.  

Nouveauté dans la revue, un concours de traduction littéraire. De l'anglais vers le français. Cette première année, le prix a été remis à Marie-Pier Labbé pour sa traduction de " Step on a Crack ", nouvelle signée de l'auteure canadienne Jill Sexsmith, extraite de son recueil Somewhere a Long and happy Life probably Awaits You. Fidèlement, sont incluses trois nouvelles dans la rubrique " Thème libre ". Les trois rassemblant des effilochages de la thématique, qui ont ravi notre lecture. Enrichi les heures vaines. Tel un aboutissement qui nous rappelle que rien, ce rien mentionné par Douglas Smith dans son texte libellé de ce vide, se montre parfois reposant, voire essentiel. Rien. 

C'est un numéro impressionnant que renfloue constamment la qualité des textes soumis. L'influence de la nouvelle de Herman Melville référée par David Bélanger, imbibant leur précarité, celle que nous utilisons, telle une échappatoire, pour nous donner bonne conscience, adoucir notre incrédulité. Multiples interprétations se jouent de nous, nous catapultent vers l'avant, nous ne savons trop vers où. Une certitude, cependant, l'assemblage de ces récits, imaginaires ou pas, a conquis la lectrice assidue qu'on est. On a éprouvé un dépaysement intellectuel et moral dans cette débâcle de moments irrésolus, esquivant habilement la face dissimulée de nos réprobations. Ce collectif n'en est que plus méritoire.

 

La Revue XYZ de la nouvelle, numéro 145

Piloté par David Bélanger

Montréal, 2021, 104 pages