Récemment, on a assisté à la volte-face d'une amie, dévorée par un homme qu'elle aimait et qui prétendait l'aimer aussi. Il la traitait comme aucune femme n'aurait accepté de se laisser manipuler. On a assisté à ce jeu de la séduction pendant plusieurs mois, jusqu'au jour où notre amie a enfin vu clair sur les intentions de cet homme indigne. On a respiré un grand coup puis, ensemble, nous avons éclaté de rire, toute lucidité retrouvée. On commente le roman de Jaunay Clan, Fergus, année sauvage.
Il n'est pas simple de relater les faits quotidiens qui se déroulent dans un centre pour enfants et adolescents, handicapés mentaux. En toile de fond, l'auteur laisse filtrer leur incapacité à s'extérioriser, sinon par le langage des signes, par des cris et le refus de parler. C'est le cas de Fergus Flanagan qui, ne trouvant pas dans sa famille une ambiance qui lui convienne, a décidé de se taire depuis sa naissance. Sa mère est une extravagante attentionnée à son fils asocial, son père, un éminent savant, son frère aîné, surexcité, passionné de moto, lui aussi peu adapté aux normes d'une société figée dans ses habitudes contraignantes. Depuis sept ans, Fergus est pensionné au centre Beauséjour, dans le sud de la France. Il s'est lié d'amitié avec un adolescent révolté, qui ne survit que grâce aux livres, surnommé Grain de riz. Nous assistons aussi à la remise en question des éducateurs, qui s'interrogent sur la manière d'enseigner quoi que ce soit à ces inadaptés turbulents. Cette année devra figurer dans les annales du centre : les éducateurs, aidés d'une nouvelle psychologue, renverront dans leur famille les adolescents aptes à séjourner loin de Beauséjour et de ses murs protecteurs. Fergus s'exprimera là-dessus lorsqu'il apprendra qu'il est du nombre de ce projet. « Dans ces moments, Beauséjour devient une île où l'on s'allume comme des feux, et quand on a trouvé un endroit où tout ce qui couve en soi peut s'allumer, il ne faut pas l'abandonner. » Discours que Fergus ne formule jamais, il a toujours été réfractaire au langage clair et banal des éducateurs, surtout celui du psychologue. Grain de riz lui a offert un carnet dans lequel il essaie de mentionner ce qu'il ressent, contrairement à son camarade qui s'exprime en de paraboliques et métaphoriques citations, souvent transcendées par Fergus qui ne peut se défaire de l'emprise bienfaisante de Grain de riz. Cela se renouvellera quand, après un loufoque spectacle de fin d'année scolaire, Fergus aperçoit ses parents dans l'assistance, accompagnés de Frany, le frère aîné tant aimé, insoumis au monde bancal du jeune adolescent. Ce soir-là, se déclenche en Frany, un élan de compassion envers Fergus, à qui il propose de faire un tour à moto, à toute allure. Tour à moto qui vaudra au lecteur quelques pages poétiques, Fergus ne pouvant relater à son frère, les sensations qui l'animent. « Dans le monde de Fergus, la réalité se manifeste au gré de fragiles circonstances et s'épuise rapidement. » Pour faire comprendre à son frère qu'il est heureux, il danse sous la lune, ses mouvements maladroits remplaçant émotivement les mots qu'il se refuse de prononcer.
Ainsi, jour après jour, nuit après nuit, les deux se confondant, Fergus et ses amis témoigneront de la difficulté d'être et de s'impliquer : se concentrer sur un match de foot face à l'équipe adverse, se présenter devant la nouvelle psychologue qui essaie de démonter les fragiles protections de Fergus, tramées derrière une barrière murée de son entêtement à épaissir ses silences. Écrire une rédaction sur les vacances passées dans la famille. Seul, compte le refuge avec Grain de riz sous l'escalier, à disserter sur l'instant présent, ces enfants-adolescents étant incapables de se projeter dans une autre dimension, comme si l'avenir s'avérait la parodie d'un monde extraterrestre. Ils ne connaissent qu'une histoire, celle de Moby Dick, narrée par leur professeur de français et d'histoire. Mais savent-ils qui est Achab ? se questionne amèrement le vieux Jacob qui, inlassablement, leur lit des extraits du chef-d'œuvre de Herman Melville. Entre des scènes parfois drôles et grinçantes, parfois irrationnelles, défilent dans la tête de Fergus des souvenirs d'enfance partagés avec ses parents et son frère. C'est comme une existence qu'il s'invente, embellie de la tendresse salvatrice de sa mère, protégée de la compréhension de son père, plongé dans la recherche sur les neutrons. Frany, déjà, se défile, échappe à l'ordre familial. De ce passé hypothétique, de ce présent tissé de l'amitié de Grain de riz, que jamais personne ne visite, les mois s'ajustent les uns aux autres avec leur lot de moisissure avant que l'année scolaire se termine sur un drame inévitable...
On a l'impression que sept années se sont écoulées avant que l'histoire soit relatée, ce que nous apprenons à la fin du récit. Tout se révélant flou et discordant parmi les pensionnaires de Beauséjour, on ne peut jurer de ce qu'on avance, préférant nous en tenir à des suppositions. Ces enfants-adolescents sont-ils autistes ? Atteints du syndrome d'Asperger ? Comment savoir, le lecteur ayant peu d'indices parsemés par l'écrivain, Jaunay Clan. À ces agissements délirants s'harmonise une écriture lyrique qui, sans l'avoir été, n'apporterait peut-être pas cette touche d'irréalité et de poésie sensitive dans la vie trépidante de ces jeunes marginaux, pas plus que ne seraient mises en lumière les incertitudes morales dont sont victimes leurs éducateurs.
Roman qu'on a lu à petites doses réflexives, l'auteur ayant voulu, semble-t-il, nous imprégner d'un univers qui n'a aucun sens rationnel au regard blasé de nos semblables. L'autisme, nous le savons, est une maladie encore mal dégrossie, où ne pas être compris s'avère un signe de génie, comme le prétend Fergus dès le premier chapitre séquentiel. Ne cherchons pas à déceler ce qui se dessine hors de notre monde fabriqué de nos échappées communes, faisons confiance aux asociaux qui détiennent peut-être l'arme pacifique d'un monde futur, privilégié pour quelques-uns d'entre les mortels. « Investis de tous les prodiges [ ... ] ».
Fergus, année sauvage, Jaunay Clan
Éditions Les Allusifs, Montréal, 2017, 196 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 2 octobre 2017
lundi 11 septembre 2017
Des siècles et les mêmes hommes ****
Il a plu pendant cinq jours d'affilée. On a affronté ce déluge en observant le ciel qui ne se décidait pas à disperser ses nuages pour faire place à un soupçon de lumière bleue. Puis, soudain, ce fut comme un coup d'épée dans la légende de Siegfried, jeune héros de la mythologie scandinave, qui tua le redoutable dragon, Fafnir. Le ciel se fit tendre et généreux. On commente les nouvelles de Roland Bourneuf, L'étranger dans la montagne.
D'un livre à l'autre, des auteurs nous surprennent. Nous enchantent ou nous déçoivent. D'autres nous subjuguent sans discontinuer. Des livres s'abreuvent à la spiritualité que nous enfermons en nous et qui, tel le chien fidèle de l'aveugle, guide nos moindres péripéties dans l'espace et le temps. Nous venons d'ailleurs et allons ailleurs, nous rappellent les personnages voyageurs des douze récits de Roland Bourneuf. Un narrateur va d'une ville à une autre, s'attardant dans un musée ou dans un château, reconstruisant la vie hypothétique d'un peintre à peu près inconnu, Le petit tableau hollandais. Ou bien ce même narrateur reconstitue les années solitaires d'une femme esseulée, en pays étranger. Histoire d'Anna. Nous abordons des protagonistes pétris d'un idéal affublé du nom fervent de foi, s'aventurant sur un océan sans aucun points de repères. Seule une fervente et pure croyance les achemine vers un paradis qu'ils créent en eux-mêmes, évitant des écueils redoutables et fatals. Brendan, ou le voyage au paradis. L'intimisme nourrit ces fictions, surgies de quelque mémoire ancestrale ou simplement triées au hasard de destinées, loin de notre époque superficielle. Cette femme, Apula, qui attend paisiblement que son maître meure, se remémore l'esclave qu'elle a été chez des maîtres exigeants et pervers. Ce dernier est bon pour elle, qui sera son ultime regard. La servante. La nouvelle éponyme est fascinante par ce qu'elle reflète, et c'est bien de reflets dont il s'agit quand un père et son fils, arpentant des chemins de montagne avant de rejoindre la ville pour y travailler, secourent un homme qui, lui aussi, doit atteindre le sommet de la montagne où il est attendu. Tout se profile en nuances et si l'homme Jésus n'est jamais nommé, le lecteur devine que ce prophète tant attendu se tient debout devant père et fils, intrigués par sa prestance à la fois humble et enveloppante. L'étranger dans la montagne. Plus loin, dans le train qui le mène à Bruges, le narrateur s'intéresse à une femme, assise près de lui dans le wagon. Ils descendront ensemble, mais l'inconnue évite d'aborder le narrateur même si elle lui manifeste un mystérieux intérêt. L'inconnue du train. Deux pages suffisent au lecteur pour saisir ce que représente la mort d'un oiseau alors qu'un visiteur arpente les jardins d'un château. Texte égaré dans les non-dits et la sensation émouvante, sinon dérangeante, de n'être rien, tandis qu'un chardonneret agonise, empoisonné. La visite du domaine. Deux fictions qui ont pour décor une caserne. L'une dépeint le geste impensable d'une psychologue envers un prisonnier, survivant d'un camp de la mort. L'autre démontre comment une sonate jouée par un nouveau prisonnier peut redonner à des hommes rebelles un semblant de dignité et d'humanité. L'entrevue et La sonate. Ces deux récits, concis, réduits à l'essentiel, témoignent de l'art de la nouvelle mis en valeur par Roland Bourneuf. Le dernier texte ramène dans sa ville méditerranéenne, un homme qui, après des années de déambulation, ne reconnait plus rien de son passé. Tout a été détruit pour être reconstruit. Le voyageur se dirige vers le cimetière où a été enterrée sa famille. Il évoque ses années d'adolescence, son amour pour sa ville, la trahison de ceux qui ont bâti sur les ruines. Évocation d'un homme affligé et déçu, qui ne pense qu'à repartir, tel Ulysse ne reconnaissant plus les siens.
Nouvelles fascinantes d'un écrivain lui-même grand voyageur. Exploration de civilisations dans lesquelles les pas du lecteur dessineront leurs empreintes, les inscrivant dans celles d'un écrivain aguerri aux chemins lisses ou terreux, désertés ou encore habités. Des siècles nous séparent de ces êtres d'antan, mais semblables à ce que nous sommes devenus malgré l'évolution terrestre, ces hommes et ces femmes fatalistes, aveuglés par des dieux d'outre-mémoire. Dans la plupart de ces fictions, la secte christique se profile, qui va changer l'univers humain...
Des nouvelles au style inimitable, à l'écriture généreuse, à lire quand nous doutons des autres et de soi-même. La traversée du temps et de l'espace n'est qu'apparence, qui nous dirige vers des voyages fabuleux. Seule la mémoire entretient ces égarements, nous confirme Roland Bourneuf, notre quête de vérité et d'absolu, depuis nos premières errances à travers les siècles, nous accolant à nos semblables, ne s'avère jamais vaine.
L'étranger dans la montagne, Roland Bourneuf
Les éditions de L'instant même, Québec, 2017, 152 pages
D'un livre à l'autre, des auteurs nous surprennent. Nous enchantent ou nous déçoivent. D'autres nous subjuguent sans discontinuer. Des livres s'abreuvent à la spiritualité que nous enfermons en nous et qui, tel le chien fidèle de l'aveugle, guide nos moindres péripéties dans l'espace et le temps. Nous venons d'ailleurs et allons ailleurs, nous rappellent les personnages voyageurs des douze récits de Roland Bourneuf. Un narrateur va d'une ville à une autre, s'attardant dans un musée ou dans un château, reconstruisant la vie hypothétique d'un peintre à peu près inconnu, Le petit tableau hollandais. Ou bien ce même narrateur reconstitue les années solitaires d'une femme esseulée, en pays étranger. Histoire d'Anna. Nous abordons des protagonistes pétris d'un idéal affublé du nom fervent de foi, s'aventurant sur un océan sans aucun points de repères. Seule une fervente et pure croyance les achemine vers un paradis qu'ils créent en eux-mêmes, évitant des écueils redoutables et fatals. Brendan, ou le voyage au paradis. L'intimisme nourrit ces fictions, surgies de quelque mémoire ancestrale ou simplement triées au hasard de destinées, loin de notre époque superficielle. Cette femme, Apula, qui attend paisiblement que son maître meure, se remémore l'esclave qu'elle a été chez des maîtres exigeants et pervers. Ce dernier est bon pour elle, qui sera son ultime regard. La servante. La nouvelle éponyme est fascinante par ce qu'elle reflète, et c'est bien de reflets dont il s'agit quand un père et son fils, arpentant des chemins de montagne avant de rejoindre la ville pour y travailler, secourent un homme qui, lui aussi, doit atteindre le sommet de la montagne où il est attendu. Tout se profile en nuances et si l'homme Jésus n'est jamais nommé, le lecteur devine que ce prophète tant attendu se tient debout devant père et fils, intrigués par sa prestance à la fois humble et enveloppante. L'étranger dans la montagne. Plus loin, dans le train qui le mène à Bruges, le narrateur s'intéresse à une femme, assise près de lui dans le wagon. Ils descendront ensemble, mais l'inconnue évite d'aborder le narrateur même si elle lui manifeste un mystérieux intérêt. L'inconnue du train. Deux pages suffisent au lecteur pour saisir ce que représente la mort d'un oiseau alors qu'un visiteur arpente les jardins d'un château. Texte égaré dans les non-dits et la sensation émouvante, sinon dérangeante, de n'être rien, tandis qu'un chardonneret agonise, empoisonné. La visite du domaine. Deux fictions qui ont pour décor une caserne. L'une dépeint le geste impensable d'une psychologue envers un prisonnier, survivant d'un camp de la mort. L'autre démontre comment une sonate jouée par un nouveau prisonnier peut redonner à des hommes rebelles un semblant de dignité et d'humanité. L'entrevue et La sonate. Ces deux récits, concis, réduits à l'essentiel, témoignent de l'art de la nouvelle mis en valeur par Roland Bourneuf. Le dernier texte ramène dans sa ville méditerranéenne, un homme qui, après des années de déambulation, ne reconnait plus rien de son passé. Tout a été détruit pour être reconstruit. Le voyageur se dirige vers le cimetière où a été enterrée sa famille. Il évoque ses années d'adolescence, son amour pour sa ville, la trahison de ceux qui ont bâti sur les ruines. Évocation d'un homme affligé et déçu, qui ne pense qu'à repartir, tel Ulysse ne reconnaissant plus les siens.
Nouvelles fascinantes d'un écrivain lui-même grand voyageur. Exploration de civilisations dans lesquelles les pas du lecteur dessineront leurs empreintes, les inscrivant dans celles d'un écrivain aguerri aux chemins lisses ou terreux, désertés ou encore habités. Des siècles nous séparent de ces êtres d'antan, mais semblables à ce que nous sommes devenus malgré l'évolution terrestre, ces hommes et ces femmes fatalistes, aveuglés par des dieux d'outre-mémoire. Dans la plupart de ces fictions, la secte christique se profile, qui va changer l'univers humain...
Des nouvelles au style inimitable, à l'écriture généreuse, à lire quand nous doutons des autres et de soi-même. La traversée du temps et de l'espace n'est qu'apparence, qui nous dirige vers des voyages fabuleux. Seule la mémoire entretient ces égarements, nous confirme Roland Bourneuf, notre quête de vérité et d'absolu, depuis nos premières errances à travers les siècles, nous accolant à nos semblables, ne s'avère jamais vaine.
L'étranger dans la montagne, Roland Bourneuf
Les éditions de L'instant même, Québec, 2017, 152 pages
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