mercredi 31 octobre 2007

Le rose et le gris de la vie


Cela se passe dans le Québec des années cinquante. Romain, un adolescent incompris de sa famille, décide, incognito, de prendre la poudre d'escampette. Le même jour, Éléna, une adolescente maltraitée par son père, décide elle aussi d'en faire autant. Tous deux apprendront beaucoup sur eux-mêmes avant de se rencontrer dans une forêt qui les protégera des vicissitudes de la vie moderne qui, peu à peu, va grignoter la nature sauvage de Rivière-aux-Oies. Mais avant d'en arriver à ce que «l'amour soit grandiose», Éléna se sera réfugiée dans un monastère puis aura été recueillie par une pharmacienne qui l'initiera aux vertus des plantes sauvages. Romain, tel un oiseau sur le point de nidifier, concocte un refuge douillet dans l'attente d'une intruse aux «boucles noires». Romain pensait ainsi à cause de la solitude qui fonçait sur lui «comme un ours sur un papillon». L'image est belle et symbolique ; elle évoque l'état d'esprit des deux adolescents quand, après deux ans d'errance, chacun de son côté, ils prennent conscience que l'amour des plantes pour elle, l'amour des arbres pour lui signifient l'amour tout court pour eux. Période rose pendant laquelle ils vont s'apprivoiser, «détricoter les mensonges».

Pendant ce temps de floraison amoureuse, la pharmacienne meurt, le jeune docteur Léandre Patenaude s'éprend en vain d'Éléna ; une enseignante au «nom de famille imprononçable, et l'accent particulier» fuyant un douloureux passé, s'impose parmi les villageois. Comme on ne sait vraiment pas d'où elle vient, mais qu'on le soupçonne, appelons-la Gabrielle Chmou. Le village a pris de l'expansion, la menace d'un modernisme inévitable pèse sourdement sur la région. L'aile d'un oiseau de malheur plane jusque dans la maison de Romain et d'Éléna. Période grise et cendreuse quand Éléna accouchera d'une petite fille prénommée Rose, qui lui coûtera la vie. Après cent péripéties qu'il serait dommage de dévoiler, et à la demande de son père Douglas (surnom donné par Éléna à Romain faisant référence à l'arbre) qui ne rêve qu'à parcourir le monde pour oublier Éléna, croit-il, la petite fille sera prise en charge par le couple insolite que forment le jeune docteur Léandre Patenaude et l'enseignante Gabrielle Chmou.

Christine Eddie, l'auteure de ce poétique et grave roman, a construit cette histoire selon le procédé d'un film. Des images défilent, on tourne les pages sur une suite de chapitres très courts composés de phrases simples, tendres comme le cœur des hommes et des femmes qui jalonnent le roman. Ce ne sont que des touches, des effleurements qui, pourtant, pèsent de tout leur poids quand l'auteure évoque la mémoire des arbres que Romain salue et avec qui il dialogue. Les mélèzes sont aussi la mémoire d'Éléna puisque l'arbre haut et majestueux, recouvrant la tombe de la jeune femme, sera déraciné afin que les bouleversements d'une inévitable civilisation ne l'endommagent. Plus tard, Rose, qui étudie la musique en ville en attendant le retour de ce père prodigue, le transformera en un livre dans lequel seront dactylographiées les lettres qui auront émaillé les étapes successives de cet homme errant. Le titre, Les carnets de Douglas. Ainsi, la boucle est bouclée.

C'est un premier roman qui nous dit combien l'être humain et la nature sont fragiles. Combien le talent de Christine Eddie s'avère à la fois discret et éloquent pour dépeindre avec une sincérité désarmante la tendresse d'un homme et d'une femme basée sur la fidélité, sur la parole donnée. Sous son air léger, la gravité du propos nous habite longtemps après qu'on a refermé ce livre émouvant, où l'engagement solidaire des uns envers les autres, le respect que l'on doit à la nature l'emportent sur les artifices existentiels. L'auteure se penche sans complaisance sur la dureté du monde quand il se transforme momentanément en un cauchemar qu'on pense invivable. À lire pour transformer le gris de la vie en rose.



Les carnets de Douglas, Christine Eddie,
Alto, Québec, 2007, 200 pages

mardi 23 octobre 2007

Viscères et artères d'une ville


Troisième roman de Joseph Bunkoczy, Ville de chien se situe hors du temps, hors de nos repères habituels. Une ville est livrée à la convoitise de quatre personnages qui vont se battre pour et contre elle, jusqu'à la mort. La ville ici est soumise aux humeurs de ses habitants, divisée qu'elle est en plusieurs quartiers. Il y a le quartier moderne où résident Viktor K. Hernyo, promoteur véreux à qui la ville appartient en grande partie, sa fille adoptive Cécilia Titanium, Arnold Grub, éminence grise de Victor K. Hernyo qui, dans son fauteuil d'infirme, épie les mouvements respiratoires de la ville à partir d'écrans de surveillance. Dans un quartier ancien et historique, dernier bastion à conquérir, va et vient le jeune Otto Prime, vêtu de cuir, bardé de chaînes. Entre ces quatre individus, le drame va se jouer, impitoyable. Le métro souterrain en sera le décor fatal. Malgré le modernisme de cette histoire, un je-ne-sais-quoi shakespearien flotte dans le déroulement de cette tragédie urbaine. On a affaire à des êtres qui ne peuvent se libérer de l'emprise fascinante de la ville, chacun se promenant à loisir, tant dans ses rues et avenues que dans ses entrailles menaçantes ou rassurantes, comme des gens se réfugient dans des abris en temps de guerre. Seul Viktor K. Hernyo, enfermé dans les hauteurs de l'édifice d'où il gouverne, manigance des plans pour s'emparer du dernier quartier qui lui résiste, celui que la famille d'Otto Prime détient depuis deux siècles. Entre le jeune homme et Titanium, dite Tita, va se tisser une inévitable rengaine amoureuse que nous dépeint l'auteur avec des touches érotiques, adoucissant ainsi la froide logique qui se dégage de ce canevas humain. C'est à croire que la ville, viscères et artères de béton et de métal, se défend elle-même contre l'intrusion de personnages qui, soi-disant, veulent la sauver du pouvoir que chacun essaie d'exercer sur elle. Nul ne voulant admettre que toute ville est vouée à la décrépitude du temps, à l'agonie puis à la mort des êtres. Toute ville, quand ce n'est pas un être humain - ici Titanium -, s'avère la proie de la solitude qui finit par «la dévorer par petits morceaux infimes.»

Si cette histoire, marquée par l'originalité de sa thématique, s'inscrit dans une morale universelle, elle n'en est pas moins personnelle, chacun des protagonistes mesurant enfin, mais trop tard, à quel point le pouvoir, sous toutes ses formes, est vain et stérile. Le jeune Otto Prime se rendra compte de son insuffisance absurde quand, au moment de mourir, seul le visage de Tita lui apparaîtra «éclairé par une lueur solaire de plus en plus intense.» D'ailleurs, pour appuyer son propos, Joseph Bunkoczy nous cite quelques extraits du livre L'Art de la guerre, signé Sun Tzu. Roman inclassable comme le sont les deux précédents de cet auteur, La Tour et Temps mou, publiés aux défuntes éditions Trait d'Union. À lire pour l'atmosphère dépaysante que procure cet ouvrage.

Il n'empêche que ce roman aurait mérité un travail éditorial plus rigoureux, une mise en page plus soignée. Le lecteur se serait aussi abstenu de plusieurs coquilles grammaticales.

Dans la même veine, je signale le recueil de nouvelles de Joseph Bunkoczy, Des nouvelles de l'Univers, publié sur le site américain lulu.com


Ville de chien, Joseph Bunkoczy.
Triptyque, 2007, 205 pages.

jeudi 11 octobre 2007

La mémoire illustrée


En refermant l'admirable essai de Roland Bourneuf - mais l'ai-je vraiment refermé ? -, s'est imposée devant mes yeux la stature balancée d'un homme qui marche, le corps bardé d'images mouvantes, la tête enrubannée de mots qui se succèdent, se rallient ; balises d'une vie consacrée à la littérature. À l'enseignement, inévitablement à la lecture. Déferlement de titres parsemés tout au long d'une existence, tels les cailloux blancs de Poucet. Sur le chemin de ce parcours littéraire extrêmement dense, nous pénétrons dans l'enfance souffreteuse de l'auteur avec Sans famille d'Hector Malot, Le petit Chose de Daudet, Le dernier des Mohicans de Jack London, et j'en passe. Mais, c'est L'Aiglon qui va l'emporter, ce qui nous vaudra deux pages touchantes sur les malheurs de Franz, duc de Reichstad, fils de Napoléon. Jules Verne nourrira l'imaginaire exalté de l'adolescent, déterminera le goût des voyages que, plus tard, devenu jeune homme, il entreprendra. Roland Bourneuf nous invite à poursuivre son périple marqué par «la terre» et «le ciel». Qui de nos jours rendrait hommage à Henri Pourrat ou à Ramuz ? Henri Pourrat à qui nous devons l'émouvant roman Gaspard des montagnes, «dont on voudrait, après tant et tant de pages, que la lecture ne s'achevât pas». Au passage, l'auteur ne manque pas de citer Guerre et Paix et À la recherche du temps perdu, oeuvres qui laissent en nous cette sensation nostalgique du déjà fini. L'ouvrage de Roland Bourneuf est un itinéraire accompli qui nous mène à l'intérieur d'une exploration marquée par des titres que nous ne pouvons tous énumérer. Sa prédilection va vers des autobiographies, Klauss Mann, Stefan Zweig, Pasternak «et d'autres qu'on ne range pas habituellement sur les rayons de la littérature», Freud, Jung, Edgar Morin, Alan Watts, Thomas Merton. L'auteur ne m'en voudra pas de n'en citer que quelques-uns... Plus tard encore, nous marchons «du côté de l'ombre» en compagnie de Victor Hugo, le père de La légende des siècles, ce qui nous mène immanquablement vers la littérature de science-fiction des années cinquante que l'auteur sous-titre avec humour «Cauchemars pour demain»! Et puis, il y a le temps bienheureux de la découverte de la poésie qui nous vaut quelques pages analytiques consacrées à Nerval et à Rimbaud. Autre temps dans le «butinage» des romans et dans la vie de Roland Bourneuf qui, après avoir lu Stendhal, Balzac, Zola, Flaubert, plus près de nous Durrell, Le Clézio, pour ne citer qu'eux, nous entraîne vers les ouvrages romanesques contemporains. On y retrouve Makine, Échenoz, François Cheng, Robert Lalonde. Il y a aussi les romans que l'auteur nomme «un cristal de roche» : Julien Gracq, Ernst Jünger à qui l'écrivain consacre un chapitre. Abellio, le «négligé», Goethe, Broch, Musil, Thomas Mann, Hermann Hesse font partie de cette pierre ; là encore, ce ne sont que poussières de cristal de roche que je sème au hasard de ma lecture. Et Marcel Proust, «bien sûr!». Je laisse le soin au lecteur de découvrir les pages critiques que Roland Bourneuf écrit sur son oeuvre. Au terme de ce parcours d'une vie émaillée de ses joies, de ses peines, toujours à l'affût d'un livre, ne serait-ce que pour rêver et faire rêver, Roland Bourneuf nous porte vers les «veilleurs» - le mot est sublime -, ces écrivains, dont certains nommés ici, font réfléchir le lecteur sur le sort de l'humanité, les «batailleurs impénitents et impavides» que sont Bernanos, Soljenitsyne, Cortazar, Pasternak, et avant tout Montaigne. Marguerite Yourcenar, à travers le regard de Zénon, s'inscrit dans la lignée de ces écrivains, nous rappelant que notre conscience doit demeurer sans cesse éveillée. Roland Bourneuf nous assure que les veilleurs ont souvent «vocation de solitude. Souvent aussi ils ont rencontré une femme. Elle leur est apparue, ils se sont arrêtés auprès d'elle, ils ne l'ont jamais oubliée. Voilà ces femmes qui, à leur tour, se lèvent dans ma mémoire de lecteur, de tout âge, de toute condition, de toute époque.» Et Roland Bourneuf de nous dépeindre, avec une émotion retenue, des figures féminines qui se sont projetées dans l'oeuvre d'écrivains d'hier et d'aujourd'hui.

Quelques pages servent à une provisoire conclusion de la vie d'un homme qui a lu jusqu'à plus soif - peut-on parler d'altérité, à la manière de Rimbaud ? -, faisant preuve non de savoir mais d'une rare érudition. Roland Bourneuf avoue avoir accordé peu de place à la littérature québécoise, ce dont je doute. Durant ce parcours rétrospectif, l'auteur nous donne une leçon de profonde humilité, vertu peu prisée de nos jours. De ce livre, on parle d'une immense bibliothèque et, si le terme est juste, cette bibliothèque appartient à un homme qui, généreusement, nous en a ouvert les portes pour que nous n'oublions jamais que la lecture est signe de civilité, de tolérance, nos yeux grands ouverts sur un inconnu essentiel où les images, les mots doivent faire de nous des veilleurs. Merci Roland Bourneuf pour ce cadeau grandiose!


Pierres de touche, Roland Bourneuf,
L'Instant même, Québec, 2007, 402 pages