Étant sans cesse à l'écoute des tracas planétaires, on s'en détourne pour nous intéresser à des événements plus agréables. On a besoin de ce répit pour faire la part des choses, le monde présentant ses deux faces théâtrales. Tragédie et comédie. Il en est de même des livres, on délaisse momentanément les auteurs exilés et leurs guerres lointaines pour se complaire dans la lecture distrayante du roman de Rachel Laverdure, De chair et de bronze.
Quatre personnages sont interpellés par une massive statue de bronze érigée dans un parc. Un homme âgé assis sur un banc tend une rose à une femme se tenant à ses côtés. Sur ses genoux repose un livre ouvert. La sculpture intrigue ou indiffère. Elle fait partie du paysage citadin près de chez Laure, femme divorcée dans la quarantaine. Elle vit avec sa fille, Amandine, fil conducteur entre Laure et son ex-conjoint, Éric, déménageur d'œuvres d'art. Laure a monté un petit commerce de cassage de vaisselle qui permet aux clients de se défouler à peu de frais. Pendant qu'hommes et femmes essaient de régler leurs problèmes, Laure rêve de séduire David, employé dans une quincaillerie. Elle y parviendra, mais des désagréments lui révéleront la nature réelle du jeune homme. Laissons Laure à son aventure périlleuse pour cerner Malorie, adolescente, qui vit avec ses parents et son frère. Sa mère, s'étant mise dans la tête de voir sa fille devenir une pianiste réputée, l'oblige à suivre des cours qui n'intéressent absolument pas Malorie ; celle-ci occupe son temps entre ses copines, son amoureux, ses études. Elle a repéré la statue de bronze et, se croyant incomprise, elle glisse des billets dans la main tendue du vieil homme. Jusqu'au jour où un billet bleu répond à ses billets blancs. Le risque est grand, mais Malorie ne peut s'empêcher d'aller au rendez-vous fixé par un inconnu... Peu après le danger encouru par Malorie, nous faisons connaissance avec Éric, l'ex-conjoint de Laure. Il aime sa fille Amandine, sa nouvelle flamme, riche et divorcée, Héléna. Versatile et protéiforme, il se disperse, se plie aux exigences des personnes qu'il fréquente, tant familiales qu'étrangères, comme si sa vie en dépendait. Opportuniste, il nourrit son insatiable curiosité de la complexité de l'être humain. Cependant, au fond de lui, sommeille un inquiétant dilemme : de qui est-il le fils, pourquoi sa mère l'a-t-elle abandonné à sa naissance ? Lui aussi a été frappé par la statue de bronze envers qui il éprouve une « indifférence plutôt bienveillante. » Un jour, il est chargé de la déplacer sur le parvis d'un immeuble. Vue sous un nouvel angle, la statue pose un troublant questionnement à Éric sur l'homme et la femme qui la composent. Laissons Éric à son introspection, entrons dans l'appartement de Nadège et de Rosaire, couple sexagénaire mal assorti. Lui est plébéien, alcoolique, tyrannique. Obsédé par le sexe. Elle, intelligente, cultivée, à l'affût des nouveautés culturelles. Tributaire d'un mari exigeant, elle rêve qu'il meurt, se culpabilisant malgré elle de cette odieuse pensée. Nadège sort avec son amie veuve, Colette, avec qui elle peut discuter de tout. Souvent, elles vont ensemble au cinéma, fréquentent les musées. La mémoire défaillante de Colette réservera une étonnante surprise à Nadège ; son amie s'affublera d'un homme, Fulgence, qui comblera ses absences, s'intitulant « souffleur de mots, indulgent pour l'oubli. » Peu à peu, Nadège se rend compte que Fulgence est loin de lui déplaire et manigance un rendez-vous. Il sera question de la statue de bronze dont le nom du sculpteur ébahit Nadège. Fulgence mènera une minutieuse enquête dont l'issue dentèlera un merveilleux horizon à Nadège.
Roman bien ficelé, habilement mené par Rachel Laverdure. Nous nous doutons que les protagonistes ne sont pas étrangers les uns aux autres, procédé romanesque assez courant. Si nous considérons que l'histoire se divise en quatre parties, celle de Nadège et de Rosaire s'avère la plus touchante, la plus originale. Le rôle de l'adolescente Malorie semble convenu, même si la jeune fille apporte plusieurs éléments utiles à l'intrigue. Tous les quatre se promènent dans leurs quartiers personnels, butant sur des incompréhensions légitimes chaque fois que se dresse la statue, déclenchant en eux de spécifiques réactions : les désirs sexuels inassouvis de Laure, les spéculations tourmentées d'Éric, les regrets refoulés de Nadège. Sous des dehors légers, souvent réjouissants, le roman s'inscrit dans une gravité que renforce la pensée réflexive de l'auteure. Elle ne manque jamais de glisser un humour féroce là où le lecteur ne capte qu'une signifiante oisiveté. Lecture divertissante, assurée de sourires certains, l'écriture s'enrichissant d'un vocabulaire abondant et défini.
À lire pour entrer sereinement dans les Fêtes de fin d'année, le cœur compatissant aux tourments des êtres de chair, les statues aimant s'entourer de mystère, apparemment insensibles aux geignements humains... Mais qui sait ?
De chair et de bronze, Rachel Laverdure
VLB éditeur, Montréal, 2010, 192 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 20 décembre 2010
lundi 6 décembre 2010
L'exil, trente ans plus tard *** 1/2
Une petite fille, un livre serré contre elle, se terre dans un grenier, se tapit dans les joncs, au bord d'un étang, pour lire en paix. Les " grandes personnes " conçoivent mal son désir de solitude — une enfant de cinq, six ans, ne doit pas rester seule. La petite fille aime à se raconter des histoires inspirées d'écrivains qui seront ses premiers amis. Plus tard, son goût de l'écriture et de la lecture ne tarira pas. Avec un esprit critique, elle se penchera sur ce qu'écrivent ses pairs. Aujourd'hui, elle s'attarde sur le récit de Kim Thuy, Ru.
Une autre petite fille a attendu trente ans pour nous faire part de ses souvenirs d'avant et d'après son exil. Elle est née à Saïgon pendant l'offensive du Têt, c'est-à-dire un jour avant la nouvelle année lunaire, celle du Singe. L'offensive constitue la bataille la plus importante, et la plus meurtrière, du conflit vietnamien sous la présidence américaine de Lyndon B. Johnson. Terrorisées par les communistes, des familles entières s'enfuiront, usant de moyens précaires et sordides. La petite fille, Kim, a dix ans quand, avec sa parentèle aisée sud-vietnamienne, elle bourlingue dans la cale d'un bateau. Plus de deux cents personnes seront entassées les unes sur les autres. Première vague de boat people. La plupart seront recueillis en Malaisie, dans un camp de réfugiés. À la suite de cette terrifiante épreuve, Kim Thuy décrira la peur qui étreignait chacun lors de la traversée du golfe du Siam. Les communistes à leurs trousses, la promiscuité régnant parmi les fugitifs, une ampoule pendue à un clou, seule touche lumineuse à quoi la fillette se raccroche. Après plusieurs mois de l'ultime déchéance, les rescapés seront envoyés au Canada. N'ayant d'autre choix que de s'adapter à la vie nord-américaine, la petite fille en perdra momentanément la parole. À Granby, c'est Jeanne, « notre fée en maillot et collant rose aux cheveux piqués d'une fleur », qui la lui rendra. Musique et danse restitueront au corps blessé de Kim sa souplesse. Les mouvements circulaires des bras et des jambes de Jeanne semblaient « balayer les murs, remuer l'air. » Trente années passeront cahin-caha avant que Kim puisse mettre un ordre circonstanciel dans sa mémoire autant meurtrie que son corps.
Il est inévitable que Kim Thuy parle d'elle-même avant de renouer mentalement et sereinement avec sa famille. Sa mère, rigoriste, a commencé à se « réinventer » à cinquante-cinq ans, son père insouciant vivait confortablement dans l'instant « sans attachement au passé. » Ses grands-parents, ses tantes et ses oncles. Sa cousine Sao Mai de qui la narratrice sera toujours l'ombre. Il y a surtout ses deux enfants, Pascal et Henri. Ainsi, du passé au présent, la mémoire vacille d'un côté ou de l'autre. Entremêlant des visages, familiers ou étrangers, tous portent le nom de la réconciliation après que les années aient adouci les souffrances de la jeune femme, atténué ses désillusions. Sa jeunesse lui a donné le désir irrépressible de recommencer une nouvelle existence. Au fur et à mesure que se débobinent les événements tragiques d'alors, l'auteure se remémore les êtres qui l'ont aidée à survivre. Monsieur Ming, qui avait étudié la littérature à la Sorbonne, rescapé d'un camp de rééducation. Grâce à sa générosité, elle a découvert « la pureté, le pouvoir de l'écriture. » Madame Girard, à Granby, qui avait engagé sa mère pour faire du ménage chez elle, ignorant que celle-ci « n'avait jamais tenu un balai dans ses mains avant son premier jour de travail. » Elle évoque aussi un serveur à Hanoï, lui reprochant de se laisser emporter par le rêve américain. Superbe leçon d'humilité ! Monsieur An, autrefois juge et professeur, devenu autiste, lui aussi victime des camps de rééducation. À la jeune femme, il aura appris les nuances. La famille de Kim Thuy a été sauvée par plusieurs personnes, de la plus jeune à la plus âgée, nous dit clairement l'auteure, spécifiant rarement qu'existait entre elles une immense solidarité.
Plus tard, Kim Thuy fera un va-et-vient continuel entre le Vietnam et le Canada. Sans excès, avec pudeur et sensualité, elle dépeint les hommes aimés, la naissance incognito de l'enfant de sa tante Sept, le handicap de son fils Henri, ses retrouvailles avec Johanne, première amie perdue, qui lui avait tendu la main en arrivant à Granby. Hormis ces anecdotes émouvantes, parfois cocasses, intervient la mémoire fragmentée, tourmentée ; l'auteure relate les dangers du communisme, le courage indescriptible des femmes de son pays, les détails de ses sentiments, le souvenir des gestes éphémères. Différentes particularités poignantes parcourent les sillages tumultueux télescopant l'auteure ; presque soufflées au lecteur tellement les mots sont à peine dévoilés, à peine audibles. L'écriture prend sa source dans la légèreté de l'enfance, sa gravité dans des péripéties improbables. Kim Thuy a dû tout réapprendre, les langues française et anglaise, la pensée occidentale, la manière de se nourrir, le travail quelquefois misérable, elle qui vivait dans l'opulence familiale.
Éclats de vie exaltant le rêve poétique, devant sans cesse réconcilier ce qui fut, ce qui sera. Deux univers transitoires, forts et fragiles, que Kim Thuy fréquente indifféremment, éloquente traversée du désert jusqu'à l'échouement dans une oasis reposante, avant de repartir témoigner de la folie et de la sagesse des hommes.
On mentionne que le livre de Kim Thuy, Ru, — petit ruisseau en français, berceuse en vietnamien — a été lauréat du Prix du Gouverneur général 2010 et du Prix du Grand Public La Presse du Salon du livre de Montréal 2010.
Ru, Kim Thuy
éditions Libre Expression, Montréal, 2010, 146 pages
Une autre petite fille a attendu trente ans pour nous faire part de ses souvenirs d'avant et d'après son exil. Elle est née à Saïgon pendant l'offensive du Têt, c'est-à-dire un jour avant la nouvelle année lunaire, celle du Singe. L'offensive constitue la bataille la plus importante, et la plus meurtrière, du conflit vietnamien sous la présidence américaine de Lyndon B. Johnson. Terrorisées par les communistes, des familles entières s'enfuiront, usant de moyens précaires et sordides. La petite fille, Kim, a dix ans quand, avec sa parentèle aisée sud-vietnamienne, elle bourlingue dans la cale d'un bateau. Plus de deux cents personnes seront entassées les unes sur les autres. Première vague de boat people. La plupart seront recueillis en Malaisie, dans un camp de réfugiés. À la suite de cette terrifiante épreuve, Kim Thuy décrira la peur qui étreignait chacun lors de la traversée du golfe du Siam. Les communistes à leurs trousses, la promiscuité régnant parmi les fugitifs, une ampoule pendue à un clou, seule touche lumineuse à quoi la fillette se raccroche. Après plusieurs mois de l'ultime déchéance, les rescapés seront envoyés au Canada. N'ayant d'autre choix que de s'adapter à la vie nord-américaine, la petite fille en perdra momentanément la parole. À Granby, c'est Jeanne, « notre fée en maillot et collant rose aux cheveux piqués d'une fleur », qui la lui rendra. Musique et danse restitueront au corps blessé de Kim sa souplesse. Les mouvements circulaires des bras et des jambes de Jeanne semblaient « balayer les murs, remuer l'air. » Trente années passeront cahin-caha avant que Kim puisse mettre un ordre circonstanciel dans sa mémoire autant meurtrie que son corps.
Il est inévitable que Kim Thuy parle d'elle-même avant de renouer mentalement et sereinement avec sa famille. Sa mère, rigoriste, a commencé à se « réinventer » à cinquante-cinq ans, son père insouciant vivait confortablement dans l'instant « sans attachement au passé. » Ses grands-parents, ses tantes et ses oncles. Sa cousine Sao Mai de qui la narratrice sera toujours l'ombre. Il y a surtout ses deux enfants, Pascal et Henri. Ainsi, du passé au présent, la mémoire vacille d'un côté ou de l'autre. Entremêlant des visages, familiers ou étrangers, tous portent le nom de la réconciliation après que les années aient adouci les souffrances de la jeune femme, atténué ses désillusions. Sa jeunesse lui a donné le désir irrépressible de recommencer une nouvelle existence. Au fur et à mesure que se débobinent les événements tragiques d'alors, l'auteure se remémore les êtres qui l'ont aidée à survivre. Monsieur Ming, qui avait étudié la littérature à la Sorbonne, rescapé d'un camp de rééducation. Grâce à sa générosité, elle a découvert « la pureté, le pouvoir de l'écriture. » Madame Girard, à Granby, qui avait engagé sa mère pour faire du ménage chez elle, ignorant que celle-ci « n'avait jamais tenu un balai dans ses mains avant son premier jour de travail. » Elle évoque aussi un serveur à Hanoï, lui reprochant de se laisser emporter par le rêve américain. Superbe leçon d'humilité ! Monsieur An, autrefois juge et professeur, devenu autiste, lui aussi victime des camps de rééducation. À la jeune femme, il aura appris les nuances. La famille de Kim Thuy a été sauvée par plusieurs personnes, de la plus jeune à la plus âgée, nous dit clairement l'auteure, spécifiant rarement qu'existait entre elles une immense solidarité.
Plus tard, Kim Thuy fera un va-et-vient continuel entre le Vietnam et le Canada. Sans excès, avec pudeur et sensualité, elle dépeint les hommes aimés, la naissance incognito de l'enfant de sa tante Sept, le handicap de son fils Henri, ses retrouvailles avec Johanne, première amie perdue, qui lui avait tendu la main en arrivant à Granby. Hormis ces anecdotes émouvantes, parfois cocasses, intervient la mémoire fragmentée, tourmentée ; l'auteure relate les dangers du communisme, le courage indescriptible des femmes de son pays, les détails de ses sentiments, le souvenir des gestes éphémères. Différentes particularités poignantes parcourent les sillages tumultueux télescopant l'auteure ; presque soufflées au lecteur tellement les mots sont à peine dévoilés, à peine audibles. L'écriture prend sa source dans la légèreté de l'enfance, sa gravité dans des péripéties improbables. Kim Thuy a dû tout réapprendre, les langues française et anglaise, la pensée occidentale, la manière de se nourrir, le travail quelquefois misérable, elle qui vivait dans l'opulence familiale.
Éclats de vie exaltant le rêve poétique, devant sans cesse réconcilier ce qui fut, ce qui sera. Deux univers transitoires, forts et fragiles, que Kim Thuy fréquente indifféremment, éloquente traversée du désert jusqu'à l'échouement dans une oasis reposante, avant de repartir témoigner de la folie et de la sagesse des hommes.
On mentionne que le livre de Kim Thuy, Ru, — petit ruisseau en français, berceuse en vietnamien — a été lauréat du Prix du Gouverneur général 2010 et du Prix du Grand Public La Presse du Salon du livre de Montréal 2010.
Ru, Kim Thuy
éditions Libre Expression, Montréal, 2010, 146 pages
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