Le paysage est blanc, on le préfère vert quand les pelouses s'étalent, émaillées de pétales de fleurs ou de résidus d'arbres environnants. Pendant plusieurs mois, on n'a le choix que de partir ailleurs, là où les arbres ne se reposent jamais, offrent au chaland la tessiture diversifiée de leur parure. On s'esquive après que les Fêtes de fin d'année nous ont, une fois encore, rassasiée de leurs superfétatoires résolutions. On a lu le roman de Michael Springate, L'engrenage des apparences.
Le récit aurait pu aboutir à une touchante histoire d'amour, comme il y en a tant. Malheureusement, l'innocence et la bonté ne sont pas toujours de mise quand, parfois, en pays étranger, un individu porte un nom arabe. Mahfouz en paiera le prix. Avant d'en arriver à cette sinistre conclusion, on narre brièvement le destin funeste de ce jeune homme, pour dessiller les yeux de ceux et celles qui vivent confortablement dans leur bulle. Montréalais d'origine égyptienne, il travaille dans le restaurant de son père. Il s'ennuie un peu, se questionne sur son avenir. Un soir, entre dans le restaurant, Elena, jeune Manitobaine, mère monoparentale d'une petite fille. Il lui offre un thé puis, au fil des soirées, une tendre amitié se noue entre eux. Ils deviendront amants. Ayant déserté l'université pour élever son enfant, Elena travaille chez Rachel, propriétaire d'un magasin de vêtements. Cette dernière est juive, séparée de son mari, terriblement conventionnelle, elle tiendra à Elena des propos aberrants, mais rabâchés, contre les Palestiniens... Petite vie en apparence peu dérangeante pour les uns et les autres, essaimée des soucis habituels, jusqu'au jour où le père de Mahfouz oblige son fils à partir en Égypte, chez l'oncle Ibrahim, celui-ci tenté de mettre sur pied un commerce de parfums. Peu enthousiaste, Mahfouz se pliera au désir du père. Arrivé en Égypte, il est étonné de trouver un oncle jovial, mais peu enclin à partager les idées modernes de son neveu, comme si dans sa tête avait germé une idée. Le lecteur apprend que l'oncle Ibrahim sympathise avec les Frères musulmans, cellule politique interdite en Égypte. Cependant, il allèchera Mahfouz avec un projet : monter une entreprise d'importation de parfums. Les réunions vont bon train avec les partenaires, dont Omar, qui doit diriger la parfumerie. Somalien, faisant partie d'un groupe de résistants en Somalie, il a fui son pays pour échapper aux autorités. Mais un soir, alors que les hommes se sont réunis pour conclure l'entente, la police fait irruption. Omar, qui résiste aux intimidations des policiers, est tué. Mahfouz sera emprisonné.
À partir de ce moment où la vie s'est détournée de personnes innocentes, le roman bascule dans des agissements abjects qui ne peuvent que révolter le lecteur. La vie de Mahfouz ne pèse pas lourd quand les interrogatoires commencent et se succèdent. Ne cessant de le faire douter de lui-même, il se pose des questions où les réponses n'existent pas. La torture s'ensuit, elle est sans fondement donc sans aveu de la part du jeune homme. Comment saurait-il que le gouvernement égyptien le soupçonne de faire partie d'un réseau extrémiste, de financer le terrorisme international à partir de Montréal ? La bêtise humaine s'avère irrécupérable quand elle est aveuglée par le fanatisme. Pour les mêmes raisons, qui sont reprochées à Mahfouz, son père est arrêté à Montréal. L'ex-mari de Rachel, avocat, tentera de retrouver le fils qui a disparu, croupissant quelque part dans une prison sordide du pays.
Peu à peu, l'engrenage est tel que le filet se resserre sans possibilité d'évasion. Le lecteur, en faveur de l'innocence de Mahfouz, apprendra avec un étonnement dégoûté que les gouvernements canadiens se font complices des gouvernements étrangers, ces derniers, persuadés qu'une filière terroriste conspire entre le Canada et l'Égypte. L'absurdité, démontrée par l'auteur, est à son comble quand ces mêmes gouvernements machinent un plan diabolique. La vie et la mort de Mahfouz, dans l'indifférence généralisée, est entre les mains de spécialistes américains, sous la surveillance apathique d'une docteure, elle aussi, américaine...
Au nom du devoir accompli vis-à-vis du citoyen, nos gouvernements collaborent avec des assassins et des tortionnaires, persuadés que des filières terroristes agissent férocement, même s'ils n'en détiennent aucune preuve. Découvrir des coupables, en l'occurrence Mahfouz, but insensé d'hommes paranoïaques, se base sur des intérêts et faussetés politiques, sur des indices puérils, comme des artefacts sentimentaux retrouvés dans les poches du condamné.
Roman courageux où nous nous rendons compte que les gouvernements, d'ici et d'ailleurs, s'appliquent à manipuler n'importe quel individu, lui faire avouer jusqu'à des désaveux, la torture ne possédant pas de mots crédibles, sinon des sons inaudibles, satisfaisant les bourreaux, y décelant la réponse à leurs questions obsessives. C'est la face cachée, obscure, de ce monde insensé que nous ne pouvons tolérer, comme si des siècles derrière nous, nous laissaient entrevoir des époques inquisitoires et barbares.
Le manque de professionnalisme de la traduction, signée Jocelyne Doray, nous a agacée. Un roman aussi poignant que celui-ci aurait mérité un travail beaucoup plus rigoureux.
L'engrenage des apparences, Michael Springate
Traduction de l'anglais Jocelyne Doray
Les Éditions Sémaphore, Montréal, 2017, 305 pages