Février n'est plus qu'un souvenir glacé, avalé par la promesse de jours cléments. On s'en réjouit d'autant que le soleil se fait haut, délimitant un invisible point d'horizon signalé par une lumière plus dense, des ombres plus longues... On aime le ciel brouillé de mars, la pluie qui balaie la malpropreté de l'asphalte camouflée sous la neige. Ce renouveau nous incite à nous balader dans la ville puis, au retour, à nous plonger dans la lecture du recueil de nouvelles de Josée Bilodeau, titré Incertitudes.
Nous entrons dans ces histoires en toute sérénité, nous attendant aux mésaventures de onze femmes inquiètes, comme le mentionne la quatrième de couverture. Or, ce n'est pas simple d'emprunter un tel couloir agrémenté de miroirs où se reflète une femme, composée de dix autres. Un homme, prénommé Gilles, tient la main d'une certaine Sophie, parfois s'en détache pour s'emparer de celle d'autres femmes que Sophie observe en spectatrice blessée. Gilles est un homme pareil à ses semblables : qualités et défauts ordinaires, suffisamment ennuyeux pour que sa partenaire du moment aille voir ailleurs, rêve d'un amoureux autrement séducteur. Ce que fait Sophie dans la nouvelle intitulée Lorsqu'une porte se ferme, ouvrez-en une autre. Le recueil commence sur une illusion, celle de croire que Gilles aimera Sophie pour le restant de sa vie alors qu'il a « quitté sa femme après l'avoir chérie pendant dix ans [...] » Sophie n'est pas dupe, déjà des failles s'insinuent durant leur aménagement. La première narratrice, qui s'avère l'ombre sororale de Sophie, se promène seule dans un marché mexicain, sur une place colorée, abandonnant son amant à la terrasse d'un café : il fait « la gueule » ! Cependant, angoissée, elle ne peut s'empêcher de le suivre de loin. Une petite toile, La Travesia, posée sur un chevalet, la fait frissonner, l'étourdissant de ses terrifiantes vérités qu'elle n'ose affronter. Plus tard, nous retrouverons la Travesia dans le regard de Sophie, autre fil conducteur de quelques-unes de ces femmes aux prises avec de communs sentiments humains, provoqués par la sottise d'hommes qui ne savent voir plus loin que les apparences... Dans la chambre andalouse, récit particulièrement apprécié, une femme assiste à une corrida et quand le torero rentre dans l'arène, elle le confond avec son amant. Nous avons droit alors à la véritable corrida qui s'exerce entre une femme et un homme épris l'un de l'autre, que le passage du temps a banalisée. Amante passionnée à l'imagination débridée, amant fatigué des joutes trottant dans la tête essoufflée de son amante. Toutes les figures de la corrida se jouent entre eux jusqu'à la finale inévitable.
Une nouvelle basée sur la nostalgie nous entraîne dans une gare. Violette y cherche un homme qu'elle a aimé des années plus tôt. Fragilité et lucidité de l'amoureuse qui anticipe l'issue de son infructueuse attente. Une rose rouge, cliché de l'amour déçu et qui, pourtant, « les avait amusés sur le coup [...], se fane à ses pieds. Autre récit significatif de la solitude rongeant une mère de famille recomposée. Elle, son conjoint, les enfants sont dans un train de nuit ; ils rentrent à Lausanne après avoir passé leurs vacances en Suisse. Voulant aller aux toilettes, s'éloignant de wagon en wagon, la narratrice se retrouvera entourée de spectres mouvants, d'ombres malfaisantes qui auront momentanément raison d'elle. Plus nous avançons dans notre lecture, plus un effet de surréalisme envoûtant se crée. Dans Eux, tous les autres, Sophie prend une fois encore la parole : révoltée, elle nous apprend que Gilles l'a quittée, elle en veut au monde entier. Silence opaque magistralement ressenti et dépeint par Josée Bilodeau, qui tiendra la route jusqu'à la dernière page. Le bébé de Maria ne manque pas de nous rappeler celui de Rosemary's Baby évoqué par Sophie et son amant, ami de Gilles et de sa nouvelle compagne. L'étouffement se propage, cruel et ravageur, quand l'auteure met en scène une dernière narratrice ; incapable de se remettre d'une peine d'amour, elle se laisse envahir par un jasmin d'appartement qui, lui aussi, à sa manière, lutte contre l'abandon...
La deuxième moitié du recueil, comme démarquée par une frontière invisible, intensifie ses personnages, leurs actes parfois irrationnels. Les paysages répandent leur lumière estivale, l'air charrie ses fragrances amères et poivrées. Se nouent des rencontres fatales, rarement édifiées sur un quotidien où les choses l'emportent sur de ternes habitudes. Onze femmes repoussent une machinale routine, propre aux gestes coutumiers, à la parole bavarde. Pourtant, elles prennent des risques, mettant en jeu leur existence menacée par la moisissure d'anciennes peurs, de sordides amours qui ne valent pas la peine d'être poursuivies... L'écriture servie par un style particulier, souvent poétique, où des phrases narratives se limitent à un seul mot, tel un hoquet sangloté par des voix empreintes d'une souffrance muette, anime onze récitantes insatisfaites, mais en mesure de faire table rase d'un passé indigne.
Un autre très beau titre de Josée Bilodeau, qu'il faut lire entre ciel et terre sur le point de s'isoler d'une ligne confuse, horizontale, métaphore de vies refusant de se confiner dans une saison cotonneuse, comme tout amour confortable, se rebellant contre des hommes quelconques, abolissant au prix d'efforts surhumains, les conséquences désastreuses de leurs sentiments inconsistants. La moralité veut que chaque femme mobilise les forces qui les soudent les unes aux autres, sans se croire obligées de déclarer une guerre meurtrière à leur partenaire. La plume de Josée Bilodeau fait merveilleusement office d'arme pacifique, joignant l'humour à l'harmonie des mots, étouffant les sons désagréables de l'amour qui s'use, se désagrège.
Incertitudes, Josée Bilodeau
Québec Amérique, Collection « Littérature d'Amérique »
Montréal, 2010, 136 pages