lundi 6 avril 2020

Un fleuve et ses courants passionnels ****

Il est tard, on ne dort pas, comme cela souvent nous arrive. On se complait entre les livres, un fond de musique persiste à notre oreille fatiguée. Un peu de recherche dans internet. Tous les sujets nous intéressant, on prête notre attention à différentes sources imbibées d'un savoir qu'on n'apprivoisera jamais. Une existence ne suffira pas à satisfaire nos désirs d'apprendre. On mourra, un questionnaire mortifère sur les lèvres. On a lu le roman de Hélène Dorion, Pas même le bruit d'un fleuve.

On pourrait mentionner que c'est un démêlé silencieux entre une mère et sa fille, ce qui est vrai mais pas tout à fait. Une vitalité débordant du récit fait que nous tournons les pages au gré de la poésie réflexive de l'écrivaine. La nature a largement son mot à faire fleurir dans les propos de Hanna, poète, partie à la recherche d'une mère de qui elle se sent étrangère. Cette traversée filiale émaillée d'un questionnement existentiel, celui, peut-être, qui nous submerge quand la vie n'est pas exactement comme nous voudrions qu'elle tourne, ronde, entre les heures effrontées ou sereines, se révélant un acte de survie. Hanna se souvient. Hanna nous invite dans un présent où l'écriture s'invente, s'impose, aussi vive que le fleuve. D'emblée, Simone, la mère de la narratrice, se profile, auréolée d'une jeunesse où le corps s'abandonne à l'agitation capricieuse du fleuve Saint-Laurent. Les vagues fortes troublent la perception de la jeune fille sur les entours fluviaux, un « brouillard léger qui frissonne au-dessus des eaux, elle croit apercevoir quelque chose, une barque peut-être ou un rocher [ ... ] ces rochers difficiles à percevoir et qui écorchent les coques des bateaux téméraires. » Métaphore iconique d'un drame survenu en 1914, le naufrage de L'Empress of Ireland. On a l'impression que Hanna utilise cette catastrophe, avec discernement, pour rejoindre Simone, de qui elle ignore les saccages moraux, les brisures du cœur échoué sur une rive étrangère, qu'elle n'a pas su quitter. Fidélité idéalisée pour un homme qui n'existait peut-être que dans les poèmes que Simone écrivait.

Nous voguons de Montréal à Kamouraska, et inversement, entre terre et eau, entre un amour né du fleuve et une mort soumise à l'étendue des eaux. Une telle intensité abonde que le fleuve prend allure de protagoniste, initiateur, en quelque sorte, des premiers émois passionnés de Simone pour un homme plus âgé qu'elle. Il a surgi du port encombré de « mâts qui se balancent derrière lui, on dirait une forêt qui frissonne. » Émois réciproques mais comme suspendus dans la mémoire de l'homme. Il s'appelle Antoine, il apprendra à son amoureuse le désir et l 'amour sur son propre bateau, s'attachant la jeune fille envers et contre tout. C'est déchirant comme un conte qui se termine mal, et l'histoire entre Simone et Antoine finit mal. Lui meurt dans une tempête alors qu'aucune houle ne pressentait une telle furie, le fleuve soudainement transformé en un océan hostile. Plus tard, pétrifiée dans sa douleur, Simone acceptera d'épouser un homme épris d'elle, son esprit, son corps étant demeurés dans l'abyssale demeure aquatique de son amant. Ceci est l'heure brève du passé feutré de la mère de Hanna, feutré parce qu'un mystère subsiste. Qui était Antoine, quelle connivence le liait au naufrage de L'Empress of Ireland ? Il suffit parfois d'une lettre non ouverte pour échafauder une rétrospective émotionnelle émergeant d'une époque révolue. Jusqu'à la fin de ce sentiment partagé, remis silencieusement en question par Antoine, assumé entièrement par Simone, le fleuve ne se départira jamais de son rôle de rassembleur puis de destructeur, comme si Antoine devait être restitué à une demeure inaccessible à la jeune femme, celle-ci devant se contenter de s'ajuster aux caprices des humeurs vagabondes de l'affluent : jeu primesautier des vagues, fureur des flots, contre lesquels Simone lutte pour ne pas sombrer à son tour, corps et âme égarés dans un maelström frénétique d'oubli...

Il est rassurant de s'ajuster au temps présent quand Hanna retrouve Juliette, amie et complice,  jaillie de l'enfance balbutiante, de l'adolescence nourrie de projets artistiques pour l'une et pour l'autre. Hanna se mesurera à la fluidité musicale des mots, Juliette choisira la matière incandescente de la peinture pour échapper à l'exaspération éprouvée auprès d'une mère étouffante. Dans ce roman bouleversant, mère et fille se confondent, la mère de l'une n'étant pas toujours celle qui aurait dû l'être. Infantilisme de deux femmes qui ont interrompu leur maturité quand l'amant de l'une est mort, quand l'époux de l'autre s'est rebiffé brutalement. Hanna, fatiguée de la dérive latente, perçue dans le regard de Simone, doute qu'elle l'ait aimée, la fillette souvent renvoyée à la responsabilité paternelle. C'est aussi la force d'une amitié immuable qui, de temps à autre, s'est perdue de vue, mais jamais ne s'est reniée. « Chacune à sa manière, Hanna et Juliette allaient tout demander à l'art, à la poésie : qu'ils déploient une autre réalité que celle qui cherchait à les enfermer. » Il n'empêche que chacune s'interrogera souvent sur l'apport de leur art, Hanna convenant que l'écriture « ne répare pas les cassures, elle ne fait qu'ouvrir les chemins nécessaires pour se réconcilier avec elles. »

C'est un magnifique roman émouvant, intelligent, où la poésie, sensuelle, de Hélène Dorion s'amalgame à une poésie fulgurante, nécessaire à formuler la beauté enveloppante du texte, le sort passionnel de la mère transcendant une quête d'absolu que nous ressentons chaque fois que le fleuve intervient. Quête innommée que Simone a préféré taire en refusant de lire la lettre de son amant que celui-ci a écrit quelques jours avant de mourir. Hanna, se servant de la plume inventive, chatoyante de l'écrivaine, a disséqué les amours ferventes puis mortes d'une femme qui ne lui a appartenu qu'à travers le tapage infernal d'une tempête imprévisible, personne à l'époque ne connaissant la raison de son subit déferlement. Les résidus humains, comme bois flotté sur une plage, balayés par la volonté d'une narratrice qui admet, enfin, « que plus on vieillit plus les réponses nous échappent. » Nous pouvons refermer le livre, le récit a imprégné en notre mémoire le souvenir de mystères familiaux, tragiquement repliés en leur éternité, avant de chuter non vers le désespoir mais vers la nécessité de les taire parce que ensevelis dans l'écume translucide d'un fleuve calmé de tous ses bruits d'antan...


Pas même le bruit d'un fleuve, Hélène Dorion
Éditions Alto, Québec, 2020, 184 pages