Il nous arrive d'être surprise par des commentaires écrits dans Facebook. On les relit, se demandant ce qu'il faut saisir entre les lignes. Il y a comme des mises en abyme qui nous interrogent, même si ces commentaires ne nous sont pas adressés. Un goût peu prononcé pour le décodage virtuel nous ramène vers des réflexions transparentes. Mais moins savoureuses. On commente le roman de Jocelyne Saucier, À cœur perdu.
Un narrateur omniprésent, fils de cheminot, relate, deux ans après qu'il se soit produit, bien que plusieurs décennies soient passées, le parcours incompréhensible de Gladys Comeau, vieille femme dotée d'une « montagne de volonté et d'énergie », habitant depuis cinquante-cinq ans la bourgade de Swastika, au nord de l'Ontario. Gladys est montée à bord du Northlander, train qui n'existe plus mais qui a attiré en son temps, « son lot de curieux ». C'est une histoire d'errance qui se déroule entre le Québec et l'Ontario, le narrateur décrivant, d'un protagoniste à un autre, la vie de cette femme. Histoire aussi d'interprétation qui mesure et démesure les raisons de Gladys d'être partie de chez elle, sans aucun bagages, les mains dans les poches, comme nous disons. Elle a été mariée à un mineur, Albert Comeau, décédé dans un accident de travail. Elle est alors enceinte d'une fille, Lisana, plus tard, enfant et adolescente joyeuse et brillante, jeune femme dépressive que sa mère a retrouvé dans une flaque de sang. Nous ne saurons trop pourquoi Lisana a sombré dans la dépression, se tranchant les veines à répétition. C'est une calamité pour Gladys qui se culpabilise injustement. Cet événement terrifiant, qu'elle camoufle au regard de tout un chacun, est mentionné par Suzan Sheldon, amie intime de Gladys, qui demeure à Metagama. Au même titre que Gladys, Suzan est une enfant du school train. Séquence magnifique que les descriptions de ce mode de vie, elles ont comblé la passionnée qu'on est des anciens trains et locomotives à vapeur. On y apprend que des cours étaient donnés le soir, aux adultes de tout acabit. La vie dans le school train était faite de joie et de labeur. On laisse au lecteur ignorant ces faits, le plaisir de découvrir ce que soi-même on a ressenti d'heureux en lisant, par la voix de Suzan Sheldon, ces souvenirs nostalgiques. Amplifiés peut-être par la curiosité toujours à l'affût du narrateur. Des témoins de longue date abondent, comme le mari de Brenda, autre amie de Gladys, Franz Smarz. Homme de confiance de Gladys Comeau. C'est Brenda, qui la première a donné l'alerte quand, en face de leur maison, elle a constaté que les rideaux de la chambre de Gladys n'avaient pas été ouverts. Chez son amie, où elle se précipite, il n'y a que Lisana, aujourd'hui âgée de cinquante-quatre ans. Sa mère en a soixante-dix quand elle ira de train en train. Brenda constate avec stupeur que Lisana a une « brillance dure et violente » en elle « qui la rend méconnaissable. » Arpentant chaque pièce, Brenda devra constater la disparition inexpliquée de son amie. Elle en informe son mari qui transmet le message par radio au chef de train de Northlander, Sydney Adams. « Message qui sera relayé de train en train sur plus de trois mille kilomètres sans qu'on puisse arrêter le temps. » Le mystère s'épaissit, Gladys brouillant les pistes derrière elle. La mission des chefs de train se révèlait indispensable à la bonne marche du trafic ferroviaire.
Après d'innombrables péripéties autant passionnantes les unes que les autres, après avoir affronté des êtres remplis de commisération envers elle-même et leurs semblables, Gladys, dont la santé se détériore, fera la connaissance de Janelle, artiste refoulée, dans le Budd Car, où elle vient de monter. Serveuse dans un bistrot, Janelle en est partie pour reprendre un autre emploi de serveuse à près de mille kilomètres de là, à Clova, où se profile un amour virtuel. Elle est une femme plutôt quelconque, décrit le narrateur, fin de la trentaine, elle bouge beaucoup. Scrutée minutieusement par Gladys, « immobile sur son siège, c'était assez fascinant, cette immobilité. » Janelle sera choisie par cette dernière pour prendre en main le destin de Lisana, ce qu'elle ignore, Gladys sachant qu'elle mourrait dans un train. Malgré quelques répugnances de Janelle, elle ne pourra résister au sourire charmeur de Gladys, éprouvant de la compassion pour l'état délabré de la vieille femme. La cavale emportera les deux voyageuses à Montréal, chez la sœur de Janelle, infirmière, qui diagnostique les symptômes d'un cancer agressif dévorant Gladys, quasiment mourante. Cependant, elles repartiront de Montréal jusqu'à Senneterre, petite ville québécoise où réside le narrateur qui, à chaque intervention d'un personnage inusité, pion indispensable au récit, nous transmet inlassablement ses propos émotionnels, discourt sur les derniers moments de Gladys, agonisante. Sur sa relation avortée avec Janelle.
Il est impossible de relater cette chronique sans fin, mais nous pouvons avancer qu'elle nous a fascinée. Pourquoi Gladys Comeau a-t-elle entrepris cette errance insensée, tel un pacte diabolique entre elle et sa fille ? Sa naissance dans un sauna finlandais nous transbahute dans un univers surprenant de femmes sages, aux instincts prémonitoires. Chassé-croisé d'individus ne projetant jamais une image négative de leur rôle d'enquêteur amateur, se posant eux aussi moult questions sur l'engagement de Gladys à poursuivre une chimère. Nostalgie du passé ou désir d'un mutisme sacrificiel rythmé du " touk-e-touk " des roues des wagons à la jonctions des rails ? Apparaissent aussi, un Ukrainien aux accusations pathétiques, narrées par Bernie Jaworsky, ami du narrateur, à qui sera confié le récit de Gladys Comeau. Un écrivain parisien, Léonard Mostin, qui a voyagé jusque dans le Nord canadien. Il avait été intrigué par une « guerre d'écriteaux à Swastika », datant de l'époque nazie. Patrice, amateur de livres rares, qui tient librairie sur un site Internet. Si le périple de Gladys Comeau symbolise l'épine dorsale du roman, tourne autour de cette femme aux agissements erratiques, une vie révolue, une fable ressuscitant des temps immémoriaux, pourtant peu éloignés, qui font de cette fiction un témoignage inestimable de l'épopée des trains à vapeur.
C'est avec un réel bonheur qu'on a lu cette histoire éloquente, la reprenant sans cesse, nous en gorgeant à satiété. L'écrivaine, Jocelyne Saucier, nous fait grâce d'anecdotes superfétatoires, comme pour nous affirmer, sans fioritures, qu'il fut un temps où les trains prenaient en charge femmes et hommes aux attraits irrésistibles, pour qui la réalité était composée de vérités contrebalancées de mensonges. Lisana, rescapée de ses obsessions suicidaires, retranchée dans son propre vide, surveillée de loin par Janelle, marche sans répit dans les rues de Toronto, en quête « d'absolument rien ». Ce qui lui convient parfaitement, on sait l'amnésie qui consume la mémoire quand le temps à fait son œuvre de dévastation. Parfois, un nom prononcé distraitement ravive une introjection livrée insidieusement à l'oubli. Libérée de sa fascination de la mort, mourir dans un train s'avère pour Lisana un rendez-vous munificent avec sa mère...
À train perdu, Jocelyne Saucier
Éditions XYZ, Montréal, 2020, 260 pages