Il nous dit, nostalgique, qu'il a vécu un amour passionnel qui tenait du songe. Il ne parvient plus à lui donner corps, ni même esprit. On le regarde, on attend la suite qui, elle, appartient au silence impalpable. Se taire confirme que toute raison de survivre se nourrit d'un sentiment niché au creux de l'âme. On commente le roman de Simon Leduc, L'évasion d'Arthur ou La commune d'Hochelaga.
Étrange roman inclassable. Échevelé. Donnant la parole à des personnages handicapés sur bien des points. Le quartier, Hochelaga, lui-même combat pour se trouver une place décente parmi les pelures outrageantes de l'hiver. Justifiant ainsi les séquences farfelues que l'écrivain dépeint, mitigeant leurs effets grandiloquents d'une certaine réalité dont vont se servir les protagonistes, pour mieux appuyer leur relief sur les saletés sucrées-salées de la neige, sur la glace douteuse du fleuve. L'histoire ? Elle est celle d'un enfant de dix ans, Arthur, se démenant comme il peut entre une mère inconfortable dans sa peau de travailleuse de rue, ayant opté pour un travail sécuritaire, croyant ainsi se stabiliser. Nous nous demandons si cela est vrai, alors qu'elle court toujours derrière son fils, fugueur, pas tout à fait normal. Entre Pierre, père irresponsable, glaneur et patenteux, subalterne dans un hôpital. Le couple est séparé depuis un an, se partage la garde d'Arthur qui leur échappe à tout moment pour rejoindre garçons et filles plus âgés que lui. L'école n'a aucun intérêt même si l'écrivain lui rend hommage à travers quelques figures de professeurs bien intentionnés. Après avoir été tabassé par les JT, trois voyous, défavorisés de la société, que dirige le jeune Styve, Arthur se réfugiera dans une école désaffectée. Les os endoloris, il sera confronté à Choukri, adolescent de quatorze ans, qu'il surnommera Barbe bleue, mêlant rêve et réalité, accordant corps aux choses ineffables, comme de jouer au golf sur le fleuve Saint-Laurent, gelé par la froidure extrême de l'hiver. C'est un mois de mars qui n'en finit plus de se répandre au-delà des jours consignés au calendrier, mois submergé de sa propre marginalité, terriblement impliqué dans la démarche trébuchante des protagonistes. Dans cette école bâtie un peu croche, le père d'Arthur organise des ateliers littéraires, que Choukri fréquente, réfractaire à tous les protocoles institutionnels, participant intelligent que Pierre admire. S'attirent dans ce décor hors des sentiers battus toutes sortes d'individus asociaux qui veulent bâtir une commune à leurs risques et périls, comme il se doit quand nous ne suivons pas le droit chemin. De loin, la police veille, représentée ici par la sergente Lemire et son collègue Richer. Nous devinons que sous le masque impavide de cette femme se dissimule un drame sentimental, qui sera développé au fur et à mesure qu'elle et son collègue échangeront des propos banals, souvent allusifs, ayant trait au travail de policier.
Arthur, l'air de rien, courant vers les uns et les autres, s'avère le pilier branlant de cette histoire qui n'en est pas tout à fait une — n'est-il pas surnommé le kid ? —, l'écrivain de cet étonnant premier roman, avouant que lui-même a été un musicien rebelle, un observateur vigilant, les pieds oscillant des deux côtés de la société. Bienséance et inconvenance. Arthur, atteint de TDAH, se gorge de pilules qui lui donneront une idée quelque peu déconcertante pour un enfant de cet âge. La commune a besoin d'argent, il faut la renflouer. Par un curieux hasard que concocte parfois la vie, il retrouvera Styve, cerveau des JT, mieux intentionné à son égard, qui lui proposera un étrange marché, noir, qu'Arthur ne pourra refuser. Trafic de médicaments dans la cour de l'école, se propageant au-delà des murs, débouchant sur une édifiante catastrophe. Un tunnel doit être creusé pour échapper aux gardiens de l'ordre, ce qui remettra en cause le rôle de la sergente Lemire, témoignant de cette aventure révolutionnaire, puisqu'il s'agit, dans cette situation rocambolesque, d'un événement grandiose. Nous avons l'impression qu'il est plus rassurant, pour contrer l'instabilité camouflée en soi, d'aborder un rivage secourable quand il en est encore temps. Il est fatigant de toujours marcher dans le moule étroit du conformisme. Et puis, il faut parfois venger ses morts, l'inutilité de se sacrifier pour autrui. Tout ceci est sourdement entendu en la sergente Lemire mais aussi en la conscience de tous les acteurs, fabriquant eux-mêmes le récit. Arthur se fait une fois de plus enfant volatil quand Anne et Pierre s'affrontent dans la rue, au début du printemps, croyant avoir retrouvé leur enfant, rescapé du fleuve, pour ne pas dire, rescapé de plusieurs situations mortifères.
Cette histoire abracadabrante, subtilement résumée, se décante quand l'écrivain intervient, la faisant éclater, sans ne jamais juger un comportement de guingois, des pensées aux abords ostentatoires. C'est tragique et truculent, mordant et jouissif. N'est-ce pas ne pas avoir suffisamment grandi que d'envisager monter une commune dans un quartier de Montréal où se déroulent des péripéties invraisemblables ? Absurde et loufoque, grave et jubilatoire, tel un spectacle de Samuel Beckett. L'aventure se termine sur des suppositions, déclenchant des périples contournés, se révélant presque véridiques dans la tête d'un écrivain à l'imaginaire touffu, étagé, désorganisé, au point d'écrire plusieurs romans en un seul. De tels êtres existent, affirme Simon Leduc, ils sont malades de posséder un monde rien qu'à eux, malhonnêtes de trop de refoulements, libres comme Max dans la chanson de Hervé Cristiani... Parce qu'il n'a que dix ans, Arthur n'est-il pas celui qui, plus tard, réconciliera moult univers aujourd'hui incompatibles ? Porteur de toutes les plantules issues d'une nouvelle condition humaine, la fin savoureuse du roman lui prêtant une touche rédemptrice.
On ne parlera pas du langage populaire utilisé par l'écrivain, qui intensifie la force de l'action, étale la teinte vert-de-grisée, on la perçoit ainsi, de la délinquance généralisée, tant sur des êtres juvéniles que sur des êtres encore en l'état larvaire. C'est un grand livre duquel on ne peut tout analyser, qui nous a laissée perplexe, nous a fait sourire, ravivant des déraisons endormies à la fin de l'adolescence, la société se chargeant de nous manipuler pour mieux nous séduire. À lire lors de vacances estivales, s'il est possible de rancarder pendant trois centaines de pages un engin électronique, réfractaire à l'empathie, à un humour décapant, à la joie naïve de s'émouvoir des rêves inaccomplis d'un gamin innocent, prénommé Arthur.
L'évasion d'Arthur ou La commune d'Hochelaga, Simon Leduc
Le Quartanier Éditeur, Montréal, 2019, 341 pages