lundi 8 juin 2009

Déclassés et parias ***


Immigration, multiculturalisme, transhumance. Des termes que nous voudrions empruntés à l'air du temps mais qui, hélas, dénotent un profond malaise plutôt qu'une réjouissance. Qui sommes-nous quand, venu d'un continent ou d'un pays différent du nôtre, l'étranger nous soumet à d'inévitables questions identitaires ? Lire le recueil de nouvelles Deux cercles, signé Ryad Assani-Razaki, originaire du Bénin, nous rassure sans pour autant répondre à nos incertitudes. L'auteur constate que nous ne sommes qu'aux balbutiements de la tolérance.

Ce sont des histoires basées sur la différence, laquelle crée une incompréhension parfois méprisante, parfois cruelle, entre gens civilisés. Il suffit qu'un Asiatique, ne parlant pas la langue du pays d'adoption, se présente dans un fast-food, essaie de passer une commande pour que la gentillesse professionnelle de la serveuse bascule dans une agressivité spontanée. À force de gestes expressifs, il se tirera d'une situation insupportable et humiliante. Le sujet délicat de la nouvelle éponyme, nous permet d'accéder à la sagacité d'une jeune femme expliquant à un ancien amoureux, rentré en Afrique après dix ans passés en Occident, pourquoi les traditions si contraignantes l'empêchent de poursuivre une fréquentation que tous les deux ne sauraient mener à bien. Curieusement, la jeune femme a mieux saisi que son partenaire, combien l'influence européenne s'avère superficielle ; les racines, avec ce qu'elles comportent parfois de nuisible, s'ancrent davantage dans notre éducation que dans notre intellect. Une émouvante nouvelle, Nura, met en scène une mère prostituée et sa fille qui subissent le rejet de leur communauté. À l'affût de la moindre incartade, chacun juge la mère et sa fille. Un homme pourrait les sauver mais « la suite ne fait pas partie de l'Histoire. Il ne s'agit que de ses conséquences, et rien ne sert de courir après les conséquences, car elles se multiplient à l'infini [...] » Autant dire que le jugement des ignorants attisera une vengeance terriblement douloureuse aux deux femmes. Une autre nouvelle, La maison, met en évidence l'homosexualité d'un jeune homme ; sa mère garde le silence afin d'enrayer le pire, pourtant, malgré elle, se déchaînera sa propre haine incontrôlable... Termites relate l'affligeant dépaysement de Mina, étrangère au pays de son mari, Akim. Peu à peu, à travers d'intenses émotions, lui seront révélées ses trahisons et la présence d'une inévitable maîtresse, Ingrid. Son image, obsédante, se dessine dans sa tête jusqu'à l'imaginer dans les bras d'Akim. Cette nouvelle amère ajoute à celle intitulée La valise en carton. Anna, Madrilène, a choisi de quitter l'Espagne et sa famille pour suivre Yacouba sur son continent. Ils auront une fille qui ne réglera en rien les problèmes de la mixité du couple que forment ses parents. Des années consacrées à se faire une place sur la terre africaine, sans jamais y parvenir. Tout accuse Anna, ne fait-elle pas partie des « oppresseurs » ? Issima, sœur de Yacouba, partagée entre sa tendresse et son arrogance envers Anna, lui ouvrira les yeux sur le rôle qu'elle tient dans leur famille. Elle l'accuse de « jouer à l'Africain. » Anna se résoudra à reprendre un train, emportant sa vie effritée contenue dans « la valise en carton qu'[elle et Yacouba] avaient achetée ensemble sur un coup de tête dans un des quartiers populaires de Madrid. »

Des souvenirs épineux assaillent les hommes et les femmes jonchant les nouvelles. Les uns et les unes essaient de scruter la cause de leur mal ; la souffrance qu'ils éprouvent, qu'elle soit ressentie par les bourreaux ou les victimes, leur évite trop de lucidité, trop de remise en question. Comment se pencher sur soi quand le sol que foulent nos pieds craquelle faute d'une eau tombée du ciel ? Le miracle n'aura pas lieu dans ces existences minées par une sécheresse moralisatrice, exaltée d'une antique croyance qui clame que nous détenons une vérité irréfutable ; elle nous est personnelle, donc infrangible, tel un mur érigé entre deux races, entre deux religions, " entre " n'étant plus qu'un prétexte à séparer quiconque ne tient à le combler de l'amour de l'autre.

Des nouvelles comme Interstices, Entre deux, Le vol de sa vie, délibérées et touffues, côtoient davantage l'essai philosophique ; leur ampleur stylistique nous semble moins appropriée au genre concis et précis qu'est la nouvelle. Ryad Assani-Razaki ne nous épargne aucune difficulté d'être, ne nous illusionne nullement sur notre condition de déclassés, de parias que nous sommes dès qu'une couleur de peau, une dialectique sonnant faux à l'oreille, des coutumes fondées sur la tradition, nous incitent à nous retrancher dans une bulle sécuritaire et contestable.

La voix de Ryad Assani-Razaki est plus que prometteuse dans le monde rangé de l'édition québécoise. Voix africaine occidentale, nous renseignant sur l'efficacité d'écrire pour dénoncer nos méfiances suspectes, discréditées envers l'étranger. Ce recueil de nouvelles, éloigné des modes divertissantes, nous donne une juste mesure de l'inquiétude du jeune auteur. À lire pour tenter d'élucider nos malhabiles et meilleures intentions envers les expatriés.


Deux cercles, Ryad Assani-Razaki
VLB éditeur, Montréal, 2009, 240 pages