Récemment, la professeure de littérature d'un cégep et le directeur littéraire d'une revue française nous ont demandé l'autorisation d'utiliser deux de nos critiques. L'une devait être photocopiée pour une trentaine d'étudiants, l'autre, reproduite dans une page culturelle. Comment refuser ce service professionnel à deux personnes autant respectueuses du travail d'autrui ? On combat toute personne susceptible de se servir de nos textes, non accréditée d'une entente probatoire. On a lu le récit de Jean Forest, La passion de Karlo.
Il s'appelait Karl-Philippe Forest, dit Karlo, il s'est suicidé à l'âge de vingt-trois ans, en septembre 2011. Trois de nos amis ayant traversé cette terrifiante épreuve, comment faire pour ne pas en parler ? On ne peut essayer de comprendre, les parents des victimes n'étant pas parvenus à élucider leur propre tragédie. Surtout pas le " pourquoi " de la funeste et silencieuse décision de leur fils. Que de souffrance accumulée pour en arriver à ce point de non-retour. Pour assimiler le décompte des jours et des heures, jusqu'à l'adieu muet plutôt qu'avoué. De la tendresse « transfigurée » dans le cas de Karl-Philippe, envers sa mère, son père et ses deux sœurs, lui, en apparence, insensible aux autres et à lui-même.
Parents de deux adolescentes, Jean Forest, professeur de langue et de littérature françaises à l'Université de Sherbrooke, et sa conjointe, tous deux aux alentours de la quarantaine, décident d'avoir un troisième enfant. Un garçon les comblera. Enfant facile à vivre, intelligent, rieur. Étudiant universitaire brillant, voyageant avec son père en Europe, rien ne laissait présager que deux décennies plus tard, enfermé dans l'une des voitures familiales, dans un chemin boisé, il se tuerait à bout portant avec la Mauser de son père. Si au fil des années Karlo est devenu taciturne, solitaire, s'intéressant peu à son avenir, dédaignant les filles de son âge, comment imaginer que son cerveau organisait avec autant d'habileté lucide un mensonge infaillible qui finirait par le rattraper ? Pendant quatre ans, Karlo a fait semblant d'étudier à l'université, d'être pendant huit mois stagiaire à Vancouver, alors qu'il vit isolé dans une chambre minuscule proche de la maison parentale. Prisonnier de son " habitacle de mélancolie. " Ses parents, ses sœurs, son meilleur ami, ne se sont pas rendu compte de la supercherie. Il continue à aller et venir, avec un sang-froid étonnant, réussissant à duper tout un chacun. Le monde à ses côtés continue de s'affairer, mais lui, déjà, est passé sur " l'autre rive ".
C'est après son décès que son père, menant sa propre enquête, découvrira à quel point Karlo n'était pas le garçon insouciant qui se prêtait, détaché, aux réjouissances familiales et amicales. La vie ne s'est-elle pas inscrite en porte-à-faux autour de ce jeune homme si peu doué pour en assumer les difficultés mais aussi les joies, jeune homme qui, aux étonnements de son père, saisissait mal les occasions d'être heureux. Indifférence ? Ce n'est pas certain, la souffrance intérieure ne se confiant à personne, il faut bien qu'un masque quelconque la dissimule aux yeux compatissants des autres. Comment la révéler, la nommer ? Parler est parfois si étouffant quand le silence s'avère si reposant. Il n'y a plus qu'à accomplir le geste fatal une nuit où personne ne s'y attend. À défaut de savoir " pourquoi ", nous pouvons aussi nous interroger sur le " comment " en arriver à cet extrême basculement dans le néant. Comme l'écrit justement Jean Forest, les solitaires ne se suicident tout de même pas si couramment...
Garçon modèle, imperméable aux plaisirs frivoles... Son cerveau qui, tel un disque dur vierge, enregistre des données fidèlement mais sans passion... On retient les paroles paternelles pour désigner ce jeune homme qui, au bout de sa fable mortifère, ne pouvait revenir en arrière, ne le souhaitant surtout pas. Quel soulagement douloureux a dû éprouver Jean Forest à coucher sur papier la courte existence d'un fils à la fois docile et récalcitrant, pour qui le monde terrestre ne valait pas la peine de s'enferrer plus avant dans un lourd mensonge qu'il n'aurait peut-être plus eu la force de soutenir. Ce qui, probablement, n'aurait rien changé à sa décision d'en finir avec l'encombrement désespérant d'êtres et de choses devenus inexistants.
La passion de Karlo, Jean Forest
Éditions Triptyque, Montréal, 2015, 191 pages