On témoigne des années qui passent inexorablement, en apprenant chaque semaine, sinon chaque jour, le décès d'une personne anonyme ou publique, avec qui on a marché coude à coude. Hors leur mission personnelle, on ignorait leur statut précaire d'être humain. Doucement mais sûrement, ces êtres qui ne sont plus que par leur esprit séparé du corps, sont devenus des compagnons célestes. On commente les récits de Christian Lemieux-Fournier, Partir.
Il y a des livres qui, au premier abord, ne paient pas de mine. On les aborde avec hésitation, on les rejetterait presque. Nous méfiant d'un état d'esprit parfois fatigué, on met ces ouvrages de côté, on passe à autre chose. Puis, on y revient, nous demandant comment et pourquoi notre première lecture a trahi notre appréciation. Cela s'est avéré pour les récits de cet écrivain qui nous était inconnu.
De brèves situations réflexives alimentent les quelques pages de ce livre. Il y est question de naître, de la nécessité de vivre, puis de mourir. D'une manière ou d'une autre, il faut s'ajuster au monde des humains, apprivoiser ce monde qui nous lance parmi les arias de nos semblables, ces arias devenant aussi les nôtres. La mère, anesthésiée, ne sait rien de ce nouveau-né qui ne demande qu'à ouvrir les yeux, accéder à la normalité des choses humaines. Repousser loin de lui les dragons, les loups, les monstres, l'empêchent de capter le premier regard qui se pose sur sa petite personne, celui de sa mère. L'enfant a grandi entre frères et sœurs. Noël apporte ses trésors, la mère, le père, mais la mère surtout, confectionnent les cadeaux de toutes les couleurs, papiers kaléidoscopiques qui seront déchirés en quelques minutes. Anecdotes décrivant, parmi de nombreuses, les difficultés à s'exprimer à l'école, le garçon zézaie. Moqueries de ses camarades, les enfants sont cruels, parfois impitoyables. L'institutrice, surprise et attentionnée. Le diner, avant de repartir vers l'école. Lieu d'autrefois, l'école étant toujours d'autrefois quand nous l'imaginons, un brin de nostalgie enjolivée des moments délicieux de nos jeunes années, comme s'il était nécessaire d'embellir le présent, parfois endolori. Les yeux ouverts, les paupières gonflées de larmes amères, mais instants combien soyeux à la mémoire. La soupe familiale a un goût de première chanson enfantine, les paroles ne s'accordent qu'avec le cœur ficelé à l'univers enfantin. L'écrivain, ou le narrateur, mentionne ardemment sa passion de bouger, de courir après un ballon. « Toute l'enfance qui roule et rebondit. » Les sœurs de l'enfant habitent un monde différent du sien. Chicaneries entre petites filles, secrets futiles. Complicité moqueuse de la mère quand l'une d'elles se guérit d'un mal de tête avec des cachets de mescaline.
Une attention particulière du narrateur envers la mère qui s'ajuste devant un miroir. Ses six enfants, « bien habillés et bien propres » l'attendent dans la cuisine, elle va chercher son diplôme d'infirmière auxiliaire. Dans ces récits, où l'humour fait foi d'une parfaite union avec la tendresse, la résurgence de séquences familiales ou sociales, le père intervient, confiné dans son rôle d'homme pourvoyeur pragmatique. Bûcheron dans sa jeunesse, comme dans l'ancien temps, confirme l'écrivain d'un œil attendri, le père a décidé de couper un arbre, sous le regard sceptique de la famille réunie. Est-ce un dimanche à la campagne ? Nous ne le savons pas, il y a un lac plus loin. Une balançoire où la mère se réfugie pour lire. Le temps, réservoir inaltérable de souvenances, s'amalgame ici à l'attente, au désir de partir plus loin, la route devient lisse et prometteuse sous les semelles. La joie se mêle à la stridence de la cigale, au soleil qui brille de tous ses feux magiques. L'adolescence s'impose, le sac se fait léger, les journées ressemblent, heureuses, « aux pages d'un livre que l'on feuillette. » Le garçon, à sa manière, fête ses seize ans.
La révolte ébauchée de l'adolescent rimbaldien, magnétisé devant l'océan Atlantique. Plus tard, la mère en partance vers un rivage encore inconnu. La maladie, la mort, inévitables, s'apprêtent à assombrir l'enthousiasme vital du jeune homme. La mère, dans la salle des soins intensifs. Métaphore inavouée du temps qui éploie la magnificence du récit sur l'agonie de la mère, puis sur sa mort qui ne se résoud plus qu'à une morne plaine, sur l'écran. « Plus qu'une plate ligne horizontale continue. »
La suite de ces souvenances aborde les méandres de la solitude. Ceux du narrateur, victime d'une amnésie partielle. La mort brutale de sa sœur Josée. « Le bébé de la famille. » Évocation de la mort de Mireille, la sœur ainée. Réminiscences percutantes et douloureuses, la vie chemine vers Compostelle. Vagabondage dans un décor à peine souligné, les compagnons du narrateur y tiennent une large place, modelée de leurs bizarreries. L'un des récits qui nous a le plus touchée. On y rencontre l'être humain assujetti à ses failles, soit à lui-même. Marié, père de deux enfants, la solitude fait réfléchir le narrateur, l'homme qu'il est devenu. Il se remémore un saut en parachute avec sa fille, un voyage en montgolfière avec son fils. Plaisir aéré, ressenti entre ciel et terre. Un dernier trait évocateur de son père, travailleur acharné. Celui-ci veut « couler du ciment pour les fondations de la galerie d'en arrière. » De même que ce père a abattu un arbre, de même le coulage du ciment ne se fera pas sans un humour discret de la part du fils. Cela se termine sur les courts-circuits de la mémoire qui, une fois remise sur ses rails, suggère au narrrateur-écrivain de prendre la vie du bon côté. D'affermir l'existence, si fragile, de fantaisies brodées de ses ratés, « la vérité trouvant toujours à s'installer et à occuper la place qui lui est due. »
Récits qui donnent envie de vivre, hymne généreux aux heures les plus sereines, les plus sombres aussi. Dire qu'on a failli passer à côté de ces moments façonnés par un écrivain qui, en toute simplicité, nous assure que l'existence, aussi rébarbative soit-elle, mérite qu'on la raconte, qu'on la narre, avec ses splendeurs, ses grandes et petites espérances.
Partir, Christian Lemieux-Fournier
Les Éditions Sémaphore, Montréal, 2020, 80 pages