Contemplant la rivière qui coule silencieusement, on admire les nénuphars roses et blancs en fleur. Un étrange silence nous fait parler à voix basse, saluer la personne qui passe d'un signe de tête. On n'oserait pousser un cri, éclater de rire. Les arbres eux-mêmes se tiennent immobiles, quelques-unes de leurs branches se mirent dans l'eau placide. Ambiance suffisamment trouble pour terminer la lecture du roman de Sarah Waters, L'Indésirable.
La première fois qu'il entre à Hundreds Hall, le narrateur a dix ans. Sa mère y travaille comme bonne d'enfants. Le colonel Ayres, son épouse et leur fille Suzan habitent le manoir. Tous les trois « formaient une famille ravissante. » Ce sont des gens importants dans la région. La demeure se dresse presque irréelle tant sa majestueuse architecture impressionne... Trente ans plus tard, le narrateur est devenu le docteur Faraday, ses parents sont morts, la Deuxième Guerre mondiale est terminée. Coventry se reconstruit. Appelé au manoir pour soigner un malaise de leur jeune domestique, le narrateur est stupéfait de son aspect délabré. N'y vivent plus modestement que Mrs Aydes, Roderick, son fils, Caroline, sa fille. Ruinés, ils n'ont d'autres ressources que les produits de leur ferme. Le colonel est décédé d'une rupture d'anévrisme, Suzan de diphtérie. Fasciné par cette décrépitude due à la guerre, le docteur Faraday imagine les fastes qui, autrefois, illuminaient la maison familiale, tissaient des liens étroits avec ses occupants. Au fur et à mesure que l'intrigue déroule ses fils d'or, plus tard de plomb, la demeure se fait personnage bienveillant puis hostile. Semblable à Mrs Aydes, Roderick et Caroline, le manoir dissimule de lourds secrets sous ses murs détrempés, ses planchers qui craquent, ses tissus effilochés, ses objets désuets. Les pierres, sculptées par morceaux entiers, se détachent. La mauvaise herbe envahit les marches fendues. Impressions fugaces dépeintes par le docteur Faraday qui, peu à peu, se transforment en un mal-être exténuant. « La maison est gloutonne, avide. » Elle se défend contre les intrus venus de l'extérieur. Rancunière, elle s'en prend aux trois résidents, inventant des ombres gluantes, créant des spectres effrayants. Le passé jaillit de toutes parts, telle une folie héréditaire, une hystérie collective que camoufle faussement la vie quotidienne. Sa mère et son frère hors d'atteinte, Caroline dissimule une inquiétude grandissante derrière un travail acharné, repoussant sans raison apparente l'amour que lui voue le docteur Faraday.
Il est impossible de décrire pleinement, et ce serait dommage, une histoire aussi obsédante, menée de main de maître par Sarah Waters. Seules les écrivaines anglaises parviennent à traverser avec autant de créativité et de talent la frontière tangible séparant la réalité du fantastique. On aime les descriptions presque balzaciennes, tout en dentelles, des lieux captés par le docteur Faraday. Le regard minutieux de l'auteure se partage entre les faits historiques et la dégradation sociale d'un siècle en pleine évolution. Sarah Waters nous imprègne de l'atmosphère insouciante qui régnait jadis dans certaines familles bourgeoises, victimes imprévisibles de la Deuxième Guerre mondiale. Les événements tragiques qui secouent le manoir annihilent le souvenir de réjouissances, témoignant de mondains rapports de voisinage. Faire taire les rumeurs qui se manifestent chaque jour plus révélatrices autour de Hundreds Hall s'avère une raison suffisante à sauvegarder l'orgueil unissant ces êtres menacés d'extinction. Feu et eau, bruissements et frôlements se mêlent à la respiration haletante de la maison, à celle oppressée des protagonistes titubant dans des ornières empoisonnées... Le docteur Faraday relate en spectateur impuissant, parfois naïf, des calamités survenues trois ans plus tôt. Il ne comprend toujours pas les forces abjectes qui ont anéanti Hundreds Hall, comme si le manoir avait abrité des êtres nuisibles qui se seraient retournés contre la bâtisse jusqu'à ce que les ronces, le lierre et autres plantes dévoratrices l'asphyxient à leur tour.
Roman dense et captivant comme il ne s'en écrit plus de nos jours. Les acteurs surgis d'un monde révolu n'ont su s'adapter à l'ère moderne de l'après-guerre. Si Hundreds Hall les a protégés des nécessités contemporaines, le manoir a éveillé des consciences empreintes de regrets maléfiques, stigmatisées de présages pervers. Ce que Caroline a très bien saisi, confiant au docteur Faraday qu'elle n'avait plus sa place en Angleterre. Pierre et chair se sont heurtées mortellement, chacun éprouvant l'échec irréversible de ses douloureux mystères. L'indésirable, revenant enfantin, n'est-ce pas refuser de garder les yeux ouverts sur sa propre déchéance ? Renoncer à fuir tôt ou tard « quelque chose » d'inconnu qui, un jour ou l'autre, frappera de plein fouet ?
À lire, pour se rendre compte que le vieil homme en nous ne supporte pas d'être dérangé. Défier les lois de l'équilibre nous déporterait au delà de péripéties contingentes ; rassurés, nous y rencontrerions Lewis Carroll, Charles Dickens, Edgar Poe, précurseurs géniaux de ce conte fabuleux et terrifiant !
On note l'originalité de la présentation de l'ouvrage. Couverture rigide, feuillets non rognés, tons sépia. L'ensemble s'accorde harmonieusement avec la mélancolie se dégageant du récit.
L'Indésirable, Sarah Waters
Traduit de l'anglais (Royaume-Uni) par Alain Defossé
Éditions Alto, Québec, 2010, 584 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 23 août 2010
lundi 16 août 2010
Vroum... vroum... estival ! ***
On aime tellement marcher qu'une balade en voiture nous attire rarement. Pourtant, toutes vitres baissées, cheveux au vent, il est agréable de se laisser aller à une douce insouciance, le paysage défilant à vive allure. On se souvient de ces randonnées sur les routes marocaines, les odeurs de l'océan, des eucalyptus, se mêlant à l'âpreté de la poussière saharienne. L'été s'accommodant d'images spontanées, on les repousse pour nous pencher sur le numéro 102 de la revue XYZ. La revue de la nouvelle.
Tout d'abord, on souligne que le thème — le char — s'apparente parfaitement à la saison estivale. Même si la fluidité de certains textes nous paraît brouillée par l'angoisse ou soulevée de questionnements, on a pris un immense plaisir à lire ces neuf nouvelles, à les cerner sans peut-être y être parvenue tout à fait. Que se passe-t-il dans la tête d'un homme, quand Jean-Pierre Vidal le transforme en personnage imbu de lui-même, conduisant une voiture luxueuse qui séduit les jeunes filles au point de négliger amoureusement le conducteur ? Est-ce le messager en vélo qui trouvera une solution sans appel ? Nouvelle cruelle, adoucie d'un humour réaliste qui fait froid dans le dos. Plus tendre, presque désespérée, la nouvelle signée Diane-Monique Daviau, met en scène un fils qui se souvient des beaux yeux bleus de son père, de l'amour qu'il portait à son « char ». Sa dernière heure le figera « en position fœtale » dans l'insolite habitacle, tel un ventre d'acier, condamnant le vieil homme à une fin de vie pathétique. À quoi servent d'aussi beaux yeux s'ils ne captent plus la lumière ? Semblable aux deux nouvelles évoquées, la mort rôde autour du récit de Jean-Paul Beaumier. Une fin de journée hivernale, un traducteur tombe en panne dans un « coin perdu de la ville ». Il s'interroge âprement sur « l'effritement du quotidien » qu'il a partagé avec sa conjointe, Madeleine. Usure du temps qui pardonne peu aux humains quand il est modelé de sentiments inférieurs, de l'inertie du cœur qui ne bat plus que pour l'ordinaire des choses. La nuit, ne laissant rien au hasard, corrompra davantage le destin de cet homme esseulé, qui, au fond de lui, n'a rien su résoudre...
Ainsi de nouvelle en nouvelle, nous nous détournons du pire pour savourer la causticité de la narratrice campée par Suzanne Myre. Un dimanche, elle accompagne son « chum » chez un concessionnaire automobile. Il veut louer ou s'acheter un nouveau véhicule. La tournée dans ce « temple de la ferraille » nous vaut des pages hilarantes et grinçantes sur le décor factice de ces hauts lieux, « infection métallique et répugnante. » La blonde de service « d'un platine surréel », n'échappe pas aux critiques acérées de celle qui se dit une « veuve d'entrepreneur » parce qu'elle le voit rarement, trop pris qu'il est par ses différents chantiers. Elle, est une « cycliste jusqu'au bout des orteils », ce qui lui permet de réfléchir aux efforts qu'accomplissent ses semblables pour assurer le bien-être de la planète. Mais elle, que fait-elle au juste ? Deux nouvelles, signées Jean-Sébastien Lemieux et Nicolas Tremblay, nous promènent dans deux chars allégoriques. La première se rattache au pianiste Glenn Gould, la seconde au — fictif ? — poète québécois Jean Char. Si un large détour vers la musique s'impose à la mémoire du narrateur captivé par un bruit récurrent, un écolier puni de plagiat doit « écrire mille fois une phrase sans fautes » dans laquelle le maître regarde du côté du poète français René Char. Clin d'œil qui nous vaut l'entrée en scène du père de l'enfant, condamnant sans savoir le cancre « hagard et perdu dans ses pensées » : il sera happé par une Corvette roulant en trombe « comme Hubert Aquin aimait le faire [...] ». L'enfant de Nicolas Tremblay et le narrateur de Jean-Sébastien Lemieux donnent l'impression saisissante de s'être trompés d'itinéraire. Musique et mots s'amalgament, s'ingénient à se confondre, à se transformer en un phénomène inattendu. Brouillage de pistes si bien amorcées et dénouées brillamment par les deux nouvelliers.
Il nous est impossible de citer les neuf nouvelles enrichissant ce numéro 102. Toutefois, l'idée que les gens de lettres « haïssent» l'automobile, comme le mentionne Nicolas Tremblay dans sa présentation, nous semble saugrenue, erronée. Il suffit de lire les textes ingénieux qu'inspire ce véhicule aux auteurs sollicités pour nous rendre compte que le « char » fait partie de nos habitudes au même titre que le char-iot que l'on pousse dans les grandes surfaces !
Dans la section « Intertexte », on signale l'article captivant de Michel Lord sur l'histoire de la nouvelle française. Nous y apprenons que les textes brefs, sous différentes appellations, passionnent tout un chacun depuis la nuit des temps.
Ce dernier numéro invite le lecteur à profiter des dernières semaines de l'été. Nous le savourons au bord de l'eau, à une terrasse, au milieu de la foule ; nous le dégustons pour mieux nous imprégner du temps estival qui ne reviendra que dans un an et aussi pour apprécier des nouvelles singulières, inédites.
XYZ. La revue de la nouvelle
Numéro 102, dirigé par Nicolas Tremblay
XYZ éditeur, Montréal, 2010, 102 pages
Tout d'abord, on souligne que le thème — le char — s'apparente parfaitement à la saison estivale. Même si la fluidité de certains textes nous paraît brouillée par l'angoisse ou soulevée de questionnements, on a pris un immense plaisir à lire ces neuf nouvelles, à les cerner sans peut-être y être parvenue tout à fait. Que se passe-t-il dans la tête d'un homme, quand Jean-Pierre Vidal le transforme en personnage imbu de lui-même, conduisant une voiture luxueuse qui séduit les jeunes filles au point de négliger amoureusement le conducteur ? Est-ce le messager en vélo qui trouvera une solution sans appel ? Nouvelle cruelle, adoucie d'un humour réaliste qui fait froid dans le dos. Plus tendre, presque désespérée, la nouvelle signée Diane-Monique Daviau, met en scène un fils qui se souvient des beaux yeux bleus de son père, de l'amour qu'il portait à son « char ». Sa dernière heure le figera « en position fœtale » dans l'insolite habitacle, tel un ventre d'acier, condamnant le vieil homme à une fin de vie pathétique. À quoi servent d'aussi beaux yeux s'ils ne captent plus la lumière ? Semblable aux deux nouvelles évoquées, la mort rôde autour du récit de Jean-Paul Beaumier. Une fin de journée hivernale, un traducteur tombe en panne dans un « coin perdu de la ville ». Il s'interroge âprement sur « l'effritement du quotidien » qu'il a partagé avec sa conjointe, Madeleine. Usure du temps qui pardonne peu aux humains quand il est modelé de sentiments inférieurs, de l'inertie du cœur qui ne bat plus que pour l'ordinaire des choses. La nuit, ne laissant rien au hasard, corrompra davantage le destin de cet homme esseulé, qui, au fond de lui, n'a rien su résoudre...
Ainsi de nouvelle en nouvelle, nous nous détournons du pire pour savourer la causticité de la narratrice campée par Suzanne Myre. Un dimanche, elle accompagne son « chum » chez un concessionnaire automobile. Il veut louer ou s'acheter un nouveau véhicule. La tournée dans ce « temple de la ferraille » nous vaut des pages hilarantes et grinçantes sur le décor factice de ces hauts lieux, « infection métallique et répugnante. » La blonde de service « d'un platine surréel », n'échappe pas aux critiques acérées de celle qui se dit une « veuve d'entrepreneur » parce qu'elle le voit rarement, trop pris qu'il est par ses différents chantiers. Elle, est une « cycliste jusqu'au bout des orteils », ce qui lui permet de réfléchir aux efforts qu'accomplissent ses semblables pour assurer le bien-être de la planète. Mais elle, que fait-elle au juste ? Deux nouvelles, signées Jean-Sébastien Lemieux et Nicolas Tremblay, nous promènent dans deux chars allégoriques. La première se rattache au pianiste Glenn Gould, la seconde au — fictif ? — poète québécois Jean Char. Si un large détour vers la musique s'impose à la mémoire du narrateur captivé par un bruit récurrent, un écolier puni de plagiat doit « écrire mille fois une phrase sans fautes » dans laquelle le maître regarde du côté du poète français René Char. Clin d'œil qui nous vaut l'entrée en scène du père de l'enfant, condamnant sans savoir le cancre « hagard et perdu dans ses pensées » : il sera happé par une Corvette roulant en trombe « comme Hubert Aquin aimait le faire [...] ». L'enfant de Nicolas Tremblay et le narrateur de Jean-Sébastien Lemieux donnent l'impression saisissante de s'être trompés d'itinéraire. Musique et mots s'amalgament, s'ingénient à se confondre, à se transformer en un phénomène inattendu. Brouillage de pistes si bien amorcées et dénouées brillamment par les deux nouvelliers.
Il nous est impossible de citer les neuf nouvelles enrichissant ce numéro 102. Toutefois, l'idée que les gens de lettres « haïssent» l'automobile, comme le mentionne Nicolas Tremblay dans sa présentation, nous semble saugrenue, erronée. Il suffit de lire les textes ingénieux qu'inspire ce véhicule aux auteurs sollicités pour nous rendre compte que le « char » fait partie de nos habitudes au même titre que le char-iot que l'on pousse dans les grandes surfaces !
Dans la section « Intertexte », on signale l'article captivant de Michel Lord sur l'histoire de la nouvelle française. Nous y apprenons que les textes brefs, sous différentes appellations, passionnent tout un chacun depuis la nuit des temps.
Ce dernier numéro invite le lecteur à profiter des dernières semaines de l'été. Nous le savourons au bord de l'eau, à une terrasse, au milieu de la foule ; nous le dégustons pour mieux nous imprégner du temps estival qui ne reviendra que dans un an et aussi pour apprécier des nouvelles singulières, inédites.
XYZ. La revue de la nouvelle
Numéro 102, dirigé par Nicolas Tremblay
XYZ éditeur, Montréal, 2010, 102 pages
lundi 2 août 2010
Scènes de vie familiale *** 1/2
Dans une nouvelle intitulée « Déambulations », on a écrit ceci : Le mois d'août est tragique. Il donne tout, il reprend tout. On aurait pu ajouter que le mois d'août est aussi le mois des chats. Sur un muret campagnard ou sur le toit d'un édifice urbain, on les imagine se profiler sur le disque orangé de la pleine lune. Moment idéal pour lire les nouvelles de Margaret Laurence, Un oiseau dans la maison.
Vanessa Macleod oscille entre dix et douze ans, quand elle se fait l'« écouteuse professionnelle » des événements qui la bouleverseront elle et sa famille. Elle vit avec ses parents, entourée de ses grands-parents maternels et paternels, de sa tante Edna, sœur de sa mère. Début du siècle dernier à Manawaka, banlieue de Winnipeg, Manitoba. Le décor est dressé : la maison de ses parents et la « Maison de brique » où vieillissent la douce grand-mère Agnès, et le terrifiant grand-père Timothy Connor, son époux. Dès la première chronique, la Grande Dépression sévit. Le père de Vanessa, Ewen, est médecin, sa mère, Beth, infirmière, attend un deuxième enfant. Chaque dimanche soir, tous les trois partagent le repas familial chez les parents de Beth, chacun devant supporter les rivalités opposant les Macleod aux Connor et inversement. Ce soir-là, l'ambiance est tendue : Ewen, retenu auprès de « M. Pearl. Il est en train de mourir d'une pneumonie. [...] » ne sera pas présent, ce qui agace profondément grand-père Timothy, impitoyablement enraciné dans les principes rigoristes de l'époque. Arrive à l'improviste, l'oncle Dan, « le frère de grand-père ». Homme sympathique mais raté, joyeux ivrogne célibataire, il élève des chevaux et les revend sans grand succès. Il quémande de l'argent à Timothy qui, excédé, accuse son frère des pires maux de la terre et le met à la porte...
Ainsi d'une chronique à une autre, Vanessa observe les adultes auxquels elle ne comprend pas grand-chose. Son intelligent esprit critique a vite découvert « qu'il était absurde d'essayer de se cacher : la meilleure cachette était de se tenir tranquillement assise sous les yeux de tous. » Ce qu'elle fera pendant les huit récits qu'elle relatera. Pouvons-nous dire que Vanessa est une petite fille privilégiée d'avoir vécu durant cette période trouble, tellement enrichissante ? Elle a le loisir de se promener dans la campagne ombragée d'arbres, le long des rivières, de partager une nuit étrange au bord d'un lac avec l'un de ses cousins. Elle goûte un air de liberté que n'ont pas connu les femmes de sa famille. Les personnages, car ce sont des personnages parfois irréels, combien retors dans leurs agissements, qu'elle côtoie lui apprennent à grandir, à mesurer la part du vrai et du faux. Même si d'insidieux non-dits encombrent le parcours existentiel de Vanessa, elle devine que les êtres humains, devenus adultes, ne sont pas toujours maîtres de leur destinée. Pas mieux qu'elle le sera plus tard de la sienne quand, adolescente, des secrets de la Maison de brique nichés dans des endroits inusités, lui révèleront que la vie n'est ni lisse ni douce, telle une soie... La mort inévitable qui menace ses grands-parents demeure pour elle un mystère, sorte de fatalité contre laquelle elle ne peut rien, ne l'atteignant pas particulièrement.
La nouvelle éponyme qui a trait à la mort de son père des suites d'une pneumonie, est l'une des plus émouvantes du recueil. Pour la première fois, Vanessa prend conscience de ce que représente la perte d'un être cher. Elle mentionne qu'elle a douze ans lorsque son père décède. Lui « frisait la quarantaine [...] ». Elle traverse une crise de révolte contre ses proches et surtout contre Noreen, jeune femme un peu sorcière, qui leur sert de bonne. Vanessa essaie de briser la conspiration du silence, la soumission inexplicable des uns et des autres, sans vraiment y parvenir. Seuls les contes fictifs inspirés de la Bible, qu'elle écrit dans un cahier d'écolière, l'aident à se maintenir à flot face à l'incompréhension des siens. Un après-midi, elle avait questionné son père sur la mort de son frère pendant la Grande Guerre. Sa réponse restant sibylline, il faudra des années avant que l'énigme soit élucidée. Une lettre et une photo dissimulées au fond d'un tiroir. Une autre nouvelle, Les chevaux de la nuit, nous a particulièrement touchée. Chris, adolescent, cousin de Vanessa, résidera trois ans chez eux pour poursuivre ses études. Il porte en lui des rêves étourdissants qui finiront par le terrasser... Ainsi, le temps, qui compromet chacun, divulguera bien des cachotteries, la mort ne manquant pas d'être au rendez-vous des plus âgés. Quand Vanessa reviendra une dernière fois à la Maison de brique, elle aura une quarantaine d'années, âge de son père quand il était mort. Nous avons l'impression que toutes les petites dérives ont été pardonnées, les humbles fautes emportées sous la pierre tombale.
À travers ces huit textes, nous percevons l'immense écrivaine que deviendra Margaret Laurence. Vanessa ne se mire-t-elle pas dans un miroir démultiplié où se déroulent les souvenirs de jeunesse d'une fillette qui n'est autre que l'auteure de ces histoires ? On laisse au lecteur le plaisir de découvrir une écrivaine majeure, mentor intellectuelle d'Alice Munro, de Margaret Atwood, pour ne nommer qu'elles. À lire aussi pour saisir combien les êtres d'alors, pour des raisons sociales et religieuses, restreignaient leurs aspirations à un semblant de vie qu'il fallait accepter au risque de sombrer dans la folie, tel Chris, si peu conventionnel pour se contenter des rebuts de l'existence...
Un oiseau dans la maison, Margaret Laurence
Traduit de l'anglais (Canada) par Christine Klein-Lataud
Éditions Alto / Éditions Nota bene, Québec, 2010, 287 pages
Vanessa Macleod oscille entre dix et douze ans, quand elle se fait l'« écouteuse professionnelle » des événements qui la bouleverseront elle et sa famille. Elle vit avec ses parents, entourée de ses grands-parents maternels et paternels, de sa tante Edna, sœur de sa mère. Début du siècle dernier à Manawaka, banlieue de Winnipeg, Manitoba. Le décor est dressé : la maison de ses parents et la « Maison de brique » où vieillissent la douce grand-mère Agnès, et le terrifiant grand-père Timothy Connor, son époux. Dès la première chronique, la Grande Dépression sévit. Le père de Vanessa, Ewen, est médecin, sa mère, Beth, infirmière, attend un deuxième enfant. Chaque dimanche soir, tous les trois partagent le repas familial chez les parents de Beth, chacun devant supporter les rivalités opposant les Macleod aux Connor et inversement. Ce soir-là, l'ambiance est tendue : Ewen, retenu auprès de « M. Pearl. Il est en train de mourir d'une pneumonie. [...] » ne sera pas présent, ce qui agace profondément grand-père Timothy, impitoyablement enraciné dans les principes rigoristes de l'époque. Arrive à l'improviste, l'oncle Dan, « le frère de grand-père ». Homme sympathique mais raté, joyeux ivrogne célibataire, il élève des chevaux et les revend sans grand succès. Il quémande de l'argent à Timothy qui, excédé, accuse son frère des pires maux de la terre et le met à la porte...
Ainsi d'une chronique à une autre, Vanessa observe les adultes auxquels elle ne comprend pas grand-chose. Son intelligent esprit critique a vite découvert « qu'il était absurde d'essayer de se cacher : la meilleure cachette était de se tenir tranquillement assise sous les yeux de tous. » Ce qu'elle fera pendant les huit récits qu'elle relatera. Pouvons-nous dire que Vanessa est une petite fille privilégiée d'avoir vécu durant cette période trouble, tellement enrichissante ? Elle a le loisir de se promener dans la campagne ombragée d'arbres, le long des rivières, de partager une nuit étrange au bord d'un lac avec l'un de ses cousins. Elle goûte un air de liberté que n'ont pas connu les femmes de sa famille. Les personnages, car ce sont des personnages parfois irréels, combien retors dans leurs agissements, qu'elle côtoie lui apprennent à grandir, à mesurer la part du vrai et du faux. Même si d'insidieux non-dits encombrent le parcours existentiel de Vanessa, elle devine que les êtres humains, devenus adultes, ne sont pas toujours maîtres de leur destinée. Pas mieux qu'elle le sera plus tard de la sienne quand, adolescente, des secrets de la Maison de brique nichés dans des endroits inusités, lui révèleront que la vie n'est ni lisse ni douce, telle une soie... La mort inévitable qui menace ses grands-parents demeure pour elle un mystère, sorte de fatalité contre laquelle elle ne peut rien, ne l'atteignant pas particulièrement.
La nouvelle éponyme qui a trait à la mort de son père des suites d'une pneumonie, est l'une des plus émouvantes du recueil. Pour la première fois, Vanessa prend conscience de ce que représente la perte d'un être cher. Elle mentionne qu'elle a douze ans lorsque son père décède. Lui « frisait la quarantaine [...] ». Elle traverse une crise de révolte contre ses proches et surtout contre Noreen, jeune femme un peu sorcière, qui leur sert de bonne. Vanessa essaie de briser la conspiration du silence, la soumission inexplicable des uns et des autres, sans vraiment y parvenir. Seuls les contes fictifs inspirés de la Bible, qu'elle écrit dans un cahier d'écolière, l'aident à se maintenir à flot face à l'incompréhension des siens. Un après-midi, elle avait questionné son père sur la mort de son frère pendant la Grande Guerre. Sa réponse restant sibylline, il faudra des années avant que l'énigme soit élucidée. Une lettre et une photo dissimulées au fond d'un tiroir. Une autre nouvelle, Les chevaux de la nuit, nous a particulièrement touchée. Chris, adolescent, cousin de Vanessa, résidera trois ans chez eux pour poursuivre ses études. Il porte en lui des rêves étourdissants qui finiront par le terrasser... Ainsi, le temps, qui compromet chacun, divulguera bien des cachotteries, la mort ne manquant pas d'être au rendez-vous des plus âgés. Quand Vanessa reviendra une dernière fois à la Maison de brique, elle aura une quarantaine d'années, âge de son père quand il était mort. Nous avons l'impression que toutes les petites dérives ont été pardonnées, les humbles fautes emportées sous la pierre tombale.
À travers ces huit textes, nous percevons l'immense écrivaine que deviendra Margaret Laurence. Vanessa ne se mire-t-elle pas dans un miroir démultiplié où se déroulent les souvenirs de jeunesse d'une fillette qui n'est autre que l'auteure de ces histoires ? On laisse au lecteur le plaisir de découvrir une écrivaine majeure, mentor intellectuelle d'Alice Munro, de Margaret Atwood, pour ne nommer qu'elles. À lire aussi pour saisir combien les êtres d'alors, pour des raisons sociales et religieuses, restreignaient leurs aspirations à un semblant de vie qu'il fallait accepter au risque de sombrer dans la folie, tel Chris, si peu conventionnel pour se contenter des rebuts de l'existence...
Un oiseau dans la maison, Margaret Laurence
Traduit de l'anglais (Canada) par Christine Klein-Lataud
Éditions Alto / Éditions Nota bene, Québec, 2010, 287 pages
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