Silencieux, vous vous réfugiez dans nos livres d'art pendant qu'on écrit. Vous ébauchez un sourire timide en nous interrogeant sur le centre du monde que pour vous on représente. On vous répond qu'autour de cet axe spatio-temporel, tant de questions se posent, insolubles, que le centre n'existe plus. Satisfait, le néant et ses artefacts vous rassurent sur notre présence auprès de vous. On parle du premier recueil de nouvelles, L'Horloger, signé Félix Villeneuve.
Quel est le sens de la vie, l'enjeu du Temps, semblent s'informer les individus qui animent ces huit histoires, dissimulés qu'ils sont dans une part d'eux-mêmes, la plus souffrante. Celle qui n'est plus qu'un souvenir terrifiant. Des voies empruntées, tels des chemins encombrés de pierres coupantes ou de tessons, suffisent-elles à nous armer de forces insoupçonnées pour repousser le Mal, personnifié ici par Le Sombre, qui, de son épieu grossier, essaie de nous atteindre et de nous tuer ? La misère est grande dans la vie d'Esperanza, adolescente d'une quinzaine d'années. Partagée entre la haine et l'amour qu'elle ressent pour sa mère, elle tente de la venger d'un homme qui l'a sauvagement brutalisée, a dévasté leur appartement. Une apparition constante inquiète et réconforte Esperanza, un être enraciné au même endroit, parfois seul, parfois flanqué d'un cheval gris, immobile. Ainsi, la première nouvelle, La princesse de béton, apportant un ton visionnaire à l'ensemble du livre, nous entraîne dans un univers où, sous des formes différentes, à des époques parfois révolues, un chevalier errant, banni de son trône, interrompt son périple durant quelques jours, allégeant l'existence d'hommes solitaires, de femmes âgées ou veuves, qui n'aspirent plus à rien, sinon à mourir. Cet être immatériel ou visible, recouvert de métal scintillant, accomplit des miracles ; il secourt Madèle, vieille femme misérable, qui rêve d'avoir un enfant. Une fille. La nuit de la pleine lune se fera complice. Le Chevalier Millénaire, récit qui nous a enchantée tant est profond son symbolisme, présent et passé se tressant autour de la bonté d'un être désintéressé, la fortifiant de son étrange et rassurante présence. Mais il faut partir, toujours s'en aller vers un monde énigmatique que nous, humains, nous ne savons imaginer. La sorcière inspire elle aussi une touchante nouvelle. Maria danse dans un cabaret pour oublier qu'elle ne doit s'attacher à aucun homme, elle ne lui donnerait qu'une fille. Pourtant, elle ne pourra empêcher Martin de l'aimer au point de vouloir braver l'interdit, ce que refusera Maria. Un être qui porte une armure à l'ancienne, et une épée, la surveille. Le héros s'aventure de plain-pied dans le conte fantastique. Un jeune homme n'a aucune conscience de ce qui lui arrive, il est désigné pour sauver le fils d'un prince « vêtu de pièces d'armure brillantes. »
D'un récit à un autre, le lecteur oscille entre l'esprit et l'âme de personnages éphémères, qui se font justiciers de leurs propres avatars. Ils doivent déceler en eux la part de réalité qui les assaille ou le morceau de rêve qui parfois s'effile douloureusement. Le fantasme n'est pas loin, nous savons qu'il se mesure à l'intensité de nos scènes oniriques. L'Horloger, nouvelle éponyme, s'avère le texte le mieux élaboré, décrivant densément la démarche de cet horloger fasciné par le Temps, par ses soubresauts, ses ondes. Une Veuve, à qui il s'est attaché, lui a prédit, adolescent, qu'il accomplirait des merveilles. Les années s'envolent, rien n'arrive de prodigieux. Une guerre, point incendiaire et final, lui apportera-t-elle la réponse qu'il souhaite depuis que ses cheveux ont blanchi ? On ose espérer qu'un enfant orphelin aura le courage et la ténacité d'acheminer le monde terrestre vers un cycle réparateur. Détruire pour mieux reconstruire, non pour conquérir, propos que soulignent les non-dits transcendant ces récits, les hommes nuisibles étant munis d'un épieu, les hommes magnanimes d'une épée flamboyante.
Un symbolisme édifiant n'en finit pas d'éclabousser nos dires, figuration qui se propage hors de nous, emportés que nous sommes dans un éternel combat universel. La lutte entre le Bien et le Mal, celle de toutes les joutes, physiques et morales. C'est aussi l'histoire du Temps, provisoire ou éternel, selon le rôle que nous lui décernons. Le Temps n'est-il pas d'une flexibilité déconcertante chaque fois qu'il s'attribue nos pires ou meilleures intentions ?
Un premier recueil étonnant à lire. Le lecteur y découvrira une musicalité sereine de l'écriture, un clin d'œil philosophique, d'heureuses trouvailles poétiques. Et pourquoi pas, un ancien charme se référant à quelques textes moyenâgeux. Ce qui, de notre part, est un compliment.
L'Horloger, Félix Villeneuve
Éditions XYZ, Montréal, 2014, 150 pages