lundi 21 octobre 2019

Se laisser tondre la laine sur le dos *** 1/2

Étonnamment, un écrivain nous a demandé si le fait de ne pas être native du Québec, nous dérangeait pour juger des livres de ses pairs. On a répondu que, bien au contraire, notre regard extérieur apportait une dimension différente aux commentaires des critiques journalistiques. Et puis, on ne juge pas, notre grain de sel allant au-delà de cette approche restrictive. On n'aime pas la superficialité de la parole ou de l'écrit. On a lu le livre de Jean-Pierre Trépanier, Le soleil a mangé tous les arbres. 

Des romans nous surprennent au point de nous essouffler avec plaisir. C'est rare cet essoufflement littéraire mais quand cela arrive, on ne se contient plus de bouquiner, curieuse et avide, jusqu'à la dernière page, quitte à revenir en arrière pour mieux comprendre ce qui s'est réellement passé. On a éprouvé cet intense piaffement en lisant le quatrième ouvrage de cet écrivain qui, emporté par une écriture aussi dynamique que son récit, nous a causé un grand moment de liesse. Ce n'est pas tant l'histoire qui nous a emportée mais l'art de broder une intrigue autour de personnages qui vont et viennent avec une assurance désarmante envers eux-mêmes.

Bien des événements ont malmené Vincent Loveck quand il reçoit par erreur un message électronique d'une dénommée Judith Bruant. Il le lui retourne croyant mettre ainsi un terme à la maladresse de son expéditrice. Celle-ci lui répond vitement, instaurant une correspondance entre eux. Elle se dévoile peu, bien souvent par métaphores, alors que lui, mis en confiance par l'originalité épistolaire de l'inconnue, lui fera part sans restriction aucune de ses récents tracas. Il est gardien dans un centre de détenus. Un soir, par mégarde, il aperçoit trois « types » qui s'acharnent sur un homme étendu à terre. Il intervient, leur ordonnant de cesser leur massacre. Or, les trois types en question sont des confrères de travail. Les trois complices, redoutant ses accusations en haut lieu, le menaceront, l'un d'eux lui fera du chantage émotif. Il apprendra que le détenu tabassé est un dangereux psychopathe. Pris dans un engrenage duquel il ne saura se défaire, Vincent Loveck est constamment tiraillé entre ses doutes et son intégrité. Mais un autre personnage a été témoin du matraquage. C'est Lorraine, sa supérieure, qui lui révèlera cet important détail. Il s'agit de Ugo Renzetti, un détenu qui se trouvait dans la salle commune, d'où il pouvait contempler le spectacle. Détenu rusé et calculateur, condamné à une peine très lourde, Renzetti a été écarté de la mafia dont il est associé, pour des raisons que la police ignore. Une fois de plus, parce qu'il s'avère incorrigiblement crédule, Vincent Loveck sera chargé par sa supérieure, en accord avec le directeur et le chef de la sécurité, de sympathiser avec Renzetti, de l'amener à se confier. Loveck devra manœuvrer adroitement. Après un premier refus, il est flatté d'être promu agent secret, de devoir gagner la confiance d'un membre du crime organisé, ne réalisant pas que l'étau se resserre autour de lui, continuant à relater ses déboires à sa correspondante, jeune femme handicapée d'un jambe et d'un bras, lui apprend-elle.

L'histoire, reliée entre le psychopathe et Ugo Renzetti, aboutira lentement à un épilogue amer. La femme très séduisante de ce dernier, rentrera en scène au moment opportun, jouera un rôle que même le narrateur ne soupçonnait pas. On ne peut élaborer sur divers protagonistes plus ou moins douteux qui traversent le petit monde épris de vérité de Vincent Loveck, trop malléable pour tenir tête à des êtres corrompus, asservis à un système uniquement économique. C'est le juge Bournival à la retraite qui l'instruira des travers démoniaques dans lesquels il a été mêlé. Le conseillant pour le meilleur de son état d'esprit, de se tenir loin de ces influences néfastes avant d'en devenir la victime involontaire. L'argent de tous les crimes doit être blanchi, ce qui représente des sommes colossales, tellement de gens sont impliqués dans ces transactions véreuses. Citation lucide et accablante du juge Bournival qui résume à quel point la justice existe peu, seuls des codes transigent qui doivent être respectés. La vérité que cherche son visiteur n'est qu'un concept, le désir légitime d'un esprit chevaleresque qu'écrasent sans état d'âme ces acteurs rapaces, maniant des sommes colossales. Rien que des chiffres pour eux.

Récit complexe et généreux, l'écrivain faisant certainement part au lecteur captivé, de ses connaissances acquises dans un pénitencier, ayant prêté une oreille appliquée à d'étonnantes révélations. Inspirant la teneur de son roman qui, bien que tragique, nous a parfois distraite du monde confortable où ne se passe que l'ordinaire d'une existence inscrite dans la monotonie des choses qui se font tranquillement, se défont rarement. Des femmes, des hommes attirés vers l'insolite de la vie, on évite de mentionner vers sa dangerosité pour ne pas trancher dans le vif d'un sujet dont nous ignorons les déraisonnables desseins, les fatales conséquences. On s'est contentée de lire une fiction qui nous a fait réfléchir, une fois encore, sur la complexité de l'être humain. De ses choix, de ses attirances, de ses comportements envers ses semblables, qui recherchent l'or dans ce grand quelque chose dont ils ont été sevrés dès l'enfance.


Le soleil a mangé tous les arbres, Jean-Pierre Trépanier
Les éditions Sémaphore, Montréal, 2019, 288 pages

lundi 7 octobre 2019

Naître de la présence nidifiée des femmes ****

On a profité du repos estival pour se replonger dans nos classiques contemporains. On a relu le roman de Jane Austen, Orgueil et préjugés, qui nous avait fait rêver durant nos années insouciantes, c'est-à-dire de jeunesse. Anna Karenine, signé Léon Tolstoï faisait partie du lot. C'est la littérature russe et anglaise qui nous avait particulièrement touchée parmi nos souvenirs romanesques. Toutefois, l'œuvre de Marcel Proust, aujourd'hui, l'emporte à nos heures insomniaques. On commente le roman de Audrée Wilhelmy, Blanc Résine. 

C'est un monde de femmes, à la fois sage et excessif, que nous présente l'écrivaine qui, au cours de son œuvre originale, souvent initiatique, se démarque avec audace de la fiction actuelle. Elle nous fait réfléchir sur ce que nous sommes et représentons dans la lignée cosmogonique et terrienne des femmes qui refusent de tracer un parcours banal. On veut dire que les personnages de Audrée Wilhelmy ont choisi de se libérer du carcan réducteur qui leur a été attribué depuis que les hommes ont bâti des demeures aux angles aigus. Le nid n'est-il pas synonyme de rondeur, la case de peuplades primitives ne s'avère-t-elle pas le symbole de femmes génitrices, le couvent les abritant du bruit effréné d'une civilisation discutable ? L'histoire nous donne raison quand, dans ce même couvent bâti de mains de femmes fourmillantes, « aux confins de la forêt boréale », vingt-quatre sœurs accoucheront d'une fillette rebelle, enfant de la taïga environnante, livrée à elle-même, assurée de ne pas être victime de rapports conventionnels. Sa mère, symbolisée par l'entourage féminin qui prend soin de la petite fille, la laisse se repérer parmi les gazouillements de figures apaisantes, parfois silencieuses, ces femmes exécutant les travaux journaliers que sollicite pareille ruche bourdonnante. Nous apprenons beaucoup de ces religieuses qui n'ont pas hésité à pourfendre de leurs armes personnelles des êtres les ayant blessées antérieurement. Sainte-Sainte-Anne se dresse proche de la mine Kohle Co. où parmi les mineurs, le père d'un adolescent albinos, d'une quinzaine d'années, se jure que son fils ne flétrira pas sa jeunesse dans les souterrains charbonneux de ce lieu mortifère. La mère est morte en couches. Malgré lui, le garçon deviendra un étrange médecin. Guidés l'un vers l'autre un jour d'enfance où la jeune fille s'instruit de la teneur des plantes, des arbres, des cascades, de la rumeur vibratoire des animaux forestiers, Daa et Laure Hekiel signeront un tapageur destin qui, tel un virus accroché au corps, se manifestera des années plus tard quand le praticien rentrera de la Cité, soigner les mineurs prisonniers d'un enclos peuplé d'estropiés irrécupérables. Lui se heurtera à une femme libre, amoureuse de la taïga, montrant un détachement apparent envers des hommes et des femmes qui survivent, évitant de mettre au jour des rêves qui ne les concernent plus. Trois enfants naitront de leur bancale union, trois enfants pour qui le père avoue des ambitions que réfute la mère. De cette insoumission, dix ans plus tard, se dénouera un drame qui se tramait depuis que Daa et son compagnon alimentaient leur vision future d'un univers incommunicable. Finalement, l'un et l'autre se sont cramponnés lourdement au boulet d'une existence qu'ils désiraient idéale, leur entente tacite impossible à concilier.

Le récit enrichi d'une poétique et onirique narration, l'écrivaine nous ramène à ce que nous devenons, griffés de nos origines, que ce soit dans un milieu citadin ou rural. Personne n'échappe au contact des diversions morales qui nous servent de défouloir, telle une épée de Damoclès prête à s'abattre sur la tête de deux êtres, homme et femme, contraints à arpenter des chemins tracés d'un accablant passé, foulés aveuglément jusqu'à ce que les pas butent contre des éléments irréconciliables. La métaphore en est la jambe gravement blessée de Daa, qui ne retrouvera jamais sa souplesse, sa vivacité, pour parcourir sa taïga bien-aimée.

Audrée Wilhelmy relate davantage de cette épopée lyrique, et si bellement, que le peu qu'on mentionne n'a de légèreté que la plume. La nature pèse de tout son poids saisonnier sur ce roman magnifique, dédié à quelques femmes qui occupent l'existence de l'écrivaine. Réminiscences inscrites dans la pensée insoumise de Daa, dans l'itinéraire informel de Laure Hekiel, rébarbatif à toute forme d'incivilité quand il est possible d'améliorer le sort d'une poignée de travailleurs usés, n'ayant pour but final qu'une mort contre laquelle ils ne se défendent plus. Le récit, composé des voix de Daa et de Laure Hekiel, la première incantatoire, la deuxième pragmatique, s'insère à l'intérieur d'une bulle translucide où sont décrites les exigences d'une femme novatrice, prolongeant ses dérives jusque dans le confort d'un singulier ésotérisme. D'un homme handicapé, pour ne pas dire ébloui de sa blancheur intense, constamment rejeté par une société qui ne voit en lui que l'homme marginal qui porte malheur. Déclassés ces deux-là — Blanc et Résine — dans l'abandon des paroles, dans l'abondance des gestes, ils ne se sont jamais aventurés sur des routes habituellement fréquentables. Excessivement sensuelle la relation entre ces deux êtres, le regard de Daa sur le corps des femmes, donc sur elle-même, quand elle se veut source congruente entre le paysage nordique et le sentiment incomplet qui la lie au père de ses enfants, dont l'une perpétuera la lignée que nous avons découverte dans les livres précédents de l'écrivaine.

À lire à courtes doses, modérément, comme tous les alcools qui pillent le palais avant d'en savourer l'ampleur bienfaisante sur la langue. Enivrante et cohérente fiction où la rondeur des formes, l'exaltation des couleurs, les odeurs animales et végétales, s'appuient sur un magistral savoir que nous ne rencontrons que très rarement dans une présente littérature qui se consume d'états d'esprit anecdotiques.

Blanc Résine, Audrée Wilhelmy
Leméac Éditeur, Montréal, 2019, 350 pages