mardi 6 septembre 2011

Deux hommes, deux immortels ***

Septembre est le mois qu'on préfère. Il n'est plus tout à fait l'été ni encore l'automne. Mois qui se suffit à lui-même. Qu'a-t-on fait en des dates ultérieures de ce temps flamboyant ? Des marches, des rencontres, des escapades. On a aussi grandi, mûri. Vieilli. On s'est tournée vers les autres, on a détesté le nombrilisme. Il y aura quatre ans la saison prochaine qu'on a pris la décision de créer un blogue pour y parler de livres québécois et de quelques traductions. On se penche sur Le juste milieu, roman signé Annabel Lyon.

L'histoire s'ouvre sur Aristote, trois siècles avant l'avènement du Christ. Le philosophe, accompagné de son épouse Pythias, de son neveu Callisthène, et de sa suite, se rend à Pella, capitale de la Macédoine. Il y retrouve son ami d'enfance, le roi Philippe, qui lui demandera d'être le précepteur de son fils cadet, le futur Alexandre le Grand. Le fils aîné de Philippe, Arrhidée, est déficient mental. Philosophe et médecin, Aristote tentera d'améliorer son sort en lui prodiguant des soins appropriés à l'époque. Ce sont les chevaux qui capteront l'attention mentale du garçon. Puis, Aristote rencontrera Alexandre, treize ans, rétif, en conflit constant avec le souverain. Déjà, il rêve de conquérir le monde, la timidité politique de son père et ses maladresses diplomatiques l'exaspérant au plus haut point. Aristote sera le maître qui répondra du mieux possible à ses questionnements insatisfaits, exigeants, ne perdant jamais de vue qu'Alexandre est le prince héritier. À travers des dialogues incisifs, truffés de symbolisme, l'homme et l'adolescent chemineront intellectuellement ensemble. Aristote lui apprendra à distinguer le juste milieu de toute chose, soit d'abolir les excès, d'éviter les insuffisances. Leçon qu'Alexandre, téméraire et passionné, mettra peu souvent en pratique.

Féru de théâtre, de médecine, de sciences, Aristote se remémorera son père, médecin, sa mère, sage-femme, parents qu'il perdit à onze ans. Sa voix narrative nous informera qu'il est né à Stagire, une colonie grecque. Disciple de Platon pendant plus de vingt ans, il prendra une distance critique face à son maître et fondera sa propre école, le célèbre Lycée, plus tard financé par Alexandre le Grand. Quand il revoit Philippe, vingt-cinq années se sont écoulées. Il est marié à Pythias, de qui il aura une fille. Après la mort de son épouse, il s'accommodera d'une compagne, Herpyllis, elle aussi native de Stagire, qui lui donnera un fils. Ce retour dans le passé se greffe à des moments poignants, à des guerres impitoyables, des conflits de cour, des vengeances sanglantes. Des rencontres assidues avec Alexandre qui dissimule de profonds désirs ambitieux, de plus en plus exacerbés par la haine qu'il éprouve pour un père dissolu, ombrageux de la maturité de son fils, de l'influence que son illustre précepteur exerce sur le jeune homme. Cependant, l'enseignement d'Aristote envers Alexandre ne durera que deux ou trois ans, l'adolescent orgueilleux, indépendant, acceptant mal de se laisser guider par un homme de qui, obscurément, il est épris comme d'un père. Leurs échanges se nourrissent de thèmes qu'Alexandre ne peut confier à son entourage : la médecine, la géographie, et plus intime, son affection méprisante pour sa mère, ses amours avec des garçons de son âge. Confident attentionné, Aristote essaie d'apprivoiser son élève en piquant sa curiosité sur des sujets naturalistes : l'étude des guêpes, la dissection de cadavres, alors proscrite. De ces leçons partagées parfois avec ses compagnons, Alexandre en sort grandi, confiant à son maître le nom des pays qu'il vaincra. L'Asie Mineure, la Syrie, l'Égypte... À la suite de l'assassinat de son père, Alexandre suppliera Aristote de l'escorter avec son armée. Ne lui avoue-t-il pas qu'il est son enfant. L'un des plus émouvants échanges entre le philosophe et le guerrier qui, tous deux, bouleverseront le monde.

Roman qui nous en apprend beaucoup sur les mœurs de l'époque macédonienne alors à son apogée. On se rend compte que peu de choses ont changé : la conquête par la force meurtrière des guerres, les populations civiles décimées, réduites à l'esclavage. Les femmes vendues à l'encan. C'est l'ère des superstitions païennes, des dieux de pierre, des oracles, de l'analphabétisme réducteur, des intrigues se réglant à l'arme blanche. Du patriotisme agressif. Les Athéniens considéraient Aristote, malgré son rang privilégié — il s'habille de linge fin, se pare de bijoux — tel un étranger, sa mère et sa ville natale étant grecques. 

On a lu ce roman avec un immense plaisir, mais on a été dérangée par l'approximation de situations dépeintes en surface. On sait que l'anecdote forge une existence. Même si de nombreux dialogues, empreints d'une grande habileté, créent un lien affectif entre les deux hommes, les propos du récit s'ouvrent sur différentes considérations ne concernant en rien le prince héritier. Perçus par la voix d'Aristote, les événements se propagent dans le temps et l'espace sans qu'Alexandre en soit témoin. Historiquement, il n'est pas certain que le philosophe ait accompagné Alexandre dans ses dangereux périples. Si le roman se termine sur ce tableau, mirant ainsi le voyage du premier chapitre, on aurait aimé connaître ce qu'a ressenti le vieil homme quand Alexandre sera tué, jeune, à la bataille de Crannon. Aristote mourra à soixante-trois ans d'une maladie d'estomac, à Chalcis, île d'Eubée, ville de sa mère. On se plait à imaginer ce que Marguerite Yourcenar, auteure magistrale des Mémoires d'Hadrien aurait magnifié autour de cet homme atteint sa vie durant de « bile noire », mélancolie anxieuse...

On souligne la justesse de la traduction de David Fauquemberg.


Le juste milieu, Annabel Lyon
traduit de l'anglais (Canada) par David Fauquemberg
Éditions Alto, Québec, 2011, 450 pages