On a écrit une nouvelle qui, pour le moment, reste dans nos tiroirs. On y dépeint l'éducation sentimentale d'un jeune homme en notre siècle moderne. On n'est ni Balzac ni Flaubert pour nous épancher davantage. Il y aura toujours une Blanche de Mortsauf, une Marie Arnoux pour remodeler le cœur froissé de jeunes gens mal aimés de leur mère. On a lu le recueil de nouvelles de Linda Amyot, Les heures africaines.
La saison littéraire automnale aura été marquée par la parution de nombreux recueils de nouvelles, et pas des moindres. On prolonge le plaisir de lecture avec quatorze histoires signées Linda Amyot, qui nous mène d'un continent, d'un pays à un autre. D'une île à une autre. Des femmes surtout prennent la parole, intérieure, comme il se doit. On connaît la capacité des femmes à intérioriser leurs sentiments, leurs sensations. La nouvelle éponyme se teinte d'une mélancolie amère. La narratrice se souvient d'une amie avec qui elle rêvait d'aller « là-bas. N'importe où ». Depuis, le temps les a séparées, l'une s'est arrêtée en cours de route, l'autre voyage dans les villes dont son amie lui parle dans ses lettres. Un jour, elle aussi s'arrêtera. À la Martinique, une femme flâne. Elle a loué une maison, Aimée est là pour la servir. Une Martiniquaise silencieuse mais combien observatrice. Peu à peu, les deux femmes parviennent à communiquer, amorçant de brèves questions apparemment insignifiantes. Une journée à la plage encouragera les confidences, souvent entrecoupées d'incidents inopinés, renforçant davantage la complicité de la narratrice avec sa servante. Du côté de Venise, un dimanche, un homme et une femme, après six années de vie commune, se séparent. C'est elle qui évoque le passé surgi du présent, distillant goutte à goutte la générosité amoureuse qui les avait unis. Un cimetière symbolique creuse l'écart entre ce qui a été et la fugacité de l'instant. Ne sachant comment combler une prochaine solitude, elle se mire dans les yeux d'un inconnu qu'elle a rencontré elle ne sait plus où.
Ce qui frappe dans ces nouvelles, ce sont les regards furtifs qui interpellent des êtres déçus, évoquant sans cesse l'image d'une femme ou d'un homme aimé. Des profils se dessinent, intenses, souvent insaisissables, prisonniers d'un passé jamais décrit mais suggéré. Rarement le bonheur de vivre, de s'aimer, n'intervient librement, toujours dépendant d'une ombre repliée au tréfonds de la mémoire. Un court texte dément cependant ce qu'on avance. L'eau de Nice donne la parole à un témoin, autre ombre effleurée plus tard, dépeignant l'élan amoureux d'un couple désirant se confondre à la mer. Un frissonnement dans la mémoire de la jeune femme nous fait douter. En avril, en Nouvelle-Angleterre, nous arpentons une plage froide en compagnie d'un couple sur le point de s'effilocher. Nous le suivons de loin, comme eux-mêmes le font en observant un phoque attardé sur la plage. Ultime distraction, minutes de répit avant de reprendre leur marche, puis de rentrer chacun chez soi. Le phoque a disparu. Symbolisme d'une image animale qui ne peut réconcilier deux êtres dépris l'un de l'autre. L'espace maritime abandonné, nous pénétrons dans l'enfermement d'une chambre jamaïcaine. Lui et elle attendent que passe un ouragan qui devrait frapper l'île durant la nuit. Pour calmer leur angoisse, ils parlent de tout et de rien. Lui se lamente, tellement sa peur le gruge. Elle, calme, attend patiemment. Elle se souvient de leurs disputes, des pleurs de leur petite fille effrayée par le ton cassant de leur voix. Au petit matin blême, avant de s'endormir, lui demande à sa compagne : « Quand crois-tu que ça s'est gâché ? » Un haussement d'épaules, un sourire triste scindent le lever du jour. Boléro, un texte scandé par la danse. Un couple enlacé sur la piste. Lui s'abandonne au rythme, elle, contemple un autre couple qui danse à ses côtés. L'homme est beau, il lui rappelle Javier. « Il lui ressemblait de façon saisissante. ». Le temps, quatorze ans, a eu raison de ce visage ; depuis, deux enfants sont nés, sont restés là-bas, en hiver. Eux essaient de colmater une profonde blessure.
De nouvelle en nouvelle, les souvenirs happent et réveillent ce que les personnages croyaient une fois pour toutes enclos dans leur mémoire, dans leur cœur. Il suffit d'un fébrile agacement, d'une menace faillible, pour raviver les expressions d'un visage, la tendresse d'un regard, la lourdeur d'un geste. Le silence établi, tel un accord implicite, renforce le trouble suscité par d'accessoires subterfuges. Linda Amyot a su tendre, entre le lecteur et ses protagonistes, des courtines suffisamment hermétiques pour que personne ne se heurte à des réminiscences décevantes, nostalgiques à souhait. Nous le savons, aucun amour, aucune passion ne renaissent de cendres disséminées dans différents lieux de divertissement. Dompter la mémoire contre de préjudiciables complots nous évitent de mordants désenchantements, ce que l'écrivaine a très bien exprimé à travers la voix bruissante d'hommes et de femmes que le temps n'a pas abîmés tout à fait.
À lire, pour mesurer la diversité de récits emperlés de nostalgie, de violence, noirceur et désespérance. Griffant des êtres stigmatisés par des aléas manœuvrant toute existence.
Les heures africaines, Linda Amyot
Leméac Éditeur, Montréal, 2013, 136 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 16 décembre 2013
lundi 9 décembre 2013
Une année de bonheur *** 1/2
Des personnes nous assomment de leurs citations axées sur le mal qu'on pourrait dire à leur endroit. Elles nous sont tellement indifférentes, que ce serait leur donner une importance que même leur médiocrité ne mérite pas. Surtout quand elles confondent désinvolture et liberté. On s'attarde sur le livre de J.R. Léveillé, Le soleil du lac qui se couche.
Un récit, divisé en cent soixante-quatre fragments, dépeint, du printemps tout neuf à la fin de l'hiver, la liaison amoureuse entre Angèle, métisse, vingt ans, étudiante en architecture, et Ueno Takami, poète japonais renommé, soixante-trois ans. L'aventure, relatée par Angèle des années plus tard, se passe à Winnipeg, Manitoba. La jeune femme et le vieil homme se remarquent dans une galerie d'art, « lors d'une exposition d'un artiste cri. » L'âge d'Ueno et sa renommée impressionnent la jeune fille, même si elle rit des remarques désinvoltes qu'il porte sur elle. Chacun de son côté, le poète et l'étudiante meublent le quotidien de leurs occupations habituelles. Angèle a une mère et une sœur aînée à qui elle est très attachée. Ueno vit seul dans une étrange cabane qu'il a construite selon un rite japonais et cri, sur un terrain boisé qui surplombe Setting Lake « le lac qui se couche », près de Wabowden. Une autre fois, Angèle et Ueno se reverront dans un parc, puis à l'imprimerie, chez Rinella, où le poète travaille à l'impression d'un de ses livres d'art. Aucun hasard, Angèle a provoqué ces rencontres parce qu'elle se sent bien, « que la vie n'était plus [ ... ] quelque chose de banal ». Prédestinés, certes, ils le sont, mais leur relation s'accommode surtout de fragments de la vie d'Angèle. Elle nous parle d'un ancien amant, Aron, avec qui elle a vécu, lui aussi artiste. Sculpteur à la Brancusi. Follement épris, ils se sont quittés parce que tout finit. Restés bons amis, elle l'aide à monter une installation, louangée par Ueno Takami. Angèle, passionnée, vit dans une dimension opposée à celle de sa mère et de sa sœur ; souvent un sommeil de surface l'emporte vers des rêves prémonitoires. Narrant sa vie de jeune femme moderne, elle dresse des frontières étanches pour mieux cerner ce qui arrivera entre elle et Ueno. De son côté, le poète attend la jeune femme, comme si le temps s'avérait amputé sans elle. Il y a une beauté dans l'incomplétude, une perfection dans la relation des êtres qui s'aiment. Armés d'une telle philosophie, aucun état impermanent ne saura les séparer. Angèle n'est-elle pas le soleil qui s'épanouit au-dessus du lac qui se couche ? Sans cesse, la beauté en tout intervient, soudant, dirons-nous, le creuset irréversible de leur âge. La joie émanant de la jeunesse d'Angèle rassure le vieil homme malade. N'est-il pas wabi-sabi ? Il fera d'elle la traductrice de ses poèmes.
C'est aussi la joie qui nous habite à la lecture de cet amour irrationnel entre deux êtres d'exception ; Angèle ne compare-t-elle pas son attachement à Ueno Takami au tintement d'une « cloche dans le ciel vide » ? Cependant, ne nous leurrons pas, J.R. Léveillé pointe du doigt et du regard un Manitoba blessé par les humains. Angèle, métisse, constamment porteuse de messages éclairés, « voit tout ce qu'on a fait au pays et au peuple. » Constats de lucidité quand elle rejoint, en car, son vieil amant. Ne dira-t-elle pas de son originale cabane qu'elle en « apprendra plus que durant ses études universitaires » ? Fascinée, elle demandera à Ueno de lui en raconter la légende. Pour estomper les ombres néfastes, Ueno apprendra à sa compagne des chansons traditionnelles interprétées sur des instruments authentiques, comme le koto, le shakuhachi. Il est émouvant de retrouver dans ce lieu sauvage, et si libre, Jean-Pierre Rampal qui joue de la flûte moderne. Les jours se déroulent, sereins, les nuits, blanches, érotiques.
Le tour de force de l'écrivain, c'est d'avoir su décrire, à l'intérieur d'un langage exclusivement féminin, sensible et palpable, les émotions d'Angèle, les sensations qu'elle éprouve, sans jamais se fourvoyer dans quelque nuance trompeuse qui nous aurait fait douter de la véracité du récit. Aucun fragment ne se profile angulaire, mais toujours sphérique comme l'est depuis la nuit des temps le monde perçu par les femmes. Rondeur du nid, rondeur du ventre d'Angèle qui portera l'enfant d'Ueno, au comble d'un sourire, « incrédule et acquiesçant. » Elle a su transcender l'absolu, établir la vie individuelle.
On mentionne que ce livre a été publié une première fois aux Éditions du Blé, en 2002. Récit dont la critique a peu parlé et repris, avec fougue, en 2013 par les Éditions La Peuplade. Une trentaine de livres signés J.R. Léveillé, enrichissent la littérature francophone de l'Ouest. Certains, récompensés par divers prix, dont le Grand Prix de distinction en arts du Manitoba.
Le soleil du lac qui se couche, J.R. Léveillé
Éditions La Peuplade, Chicoutimi, 2013, 138 pages
Un récit, divisé en cent soixante-quatre fragments, dépeint, du printemps tout neuf à la fin de l'hiver, la liaison amoureuse entre Angèle, métisse, vingt ans, étudiante en architecture, et Ueno Takami, poète japonais renommé, soixante-trois ans. L'aventure, relatée par Angèle des années plus tard, se passe à Winnipeg, Manitoba. La jeune femme et le vieil homme se remarquent dans une galerie d'art, « lors d'une exposition d'un artiste cri. » L'âge d'Ueno et sa renommée impressionnent la jeune fille, même si elle rit des remarques désinvoltes qu'il porte sur elle. Chacun de son côté, le poète et l'étudiante meublent le quotidien de leurs occupations habituelles. Angèle a une mère et une sœur aînée à qui elle est très attachée. Ueno vit seul dans une étrange cabane qu'il a construite selon un rite japonais et cri, sur un terrain boisé qui surplombe Setting Lake « le lac qui se couche », près de Wabowden. Une autre fois, Angèle et Ueno se reverront dans un parc, puis à l'imprimerie, chez Rinella, où le poète travaille à l'impression d'un de ses livres d'art. Aucun hasard, Angèle a provoqué ces rencontres parce qu'elle se sent bien, « que la vie n'était plus [ ... ] quelque chose de banal ». Prédestinés, certes, ils le sont, mais leur relation s'accommode surtout de fragments de la vie d'Angèle. Elle nous parle d'un ancien amant, Aron, avec qui elle a vécu, lui aussi artiste. Sculpteur à la Brancusi. Follement épris, ils se sont quittés parce que tout finit. Restés bons amis, elle l'aide à monter une installation, louangée par Ueno Takami. Angèle, passionnée, vit dans une dimension opposée à celle de sa mère et de sa sœur ; souvent un sommeil de surface l'emporte vers des rêves prémonitoires. Narrant sa vie de jeune femme moderne, elle dresse des frontières étanches pour mieux cerner ce qui arrivera entre elle et Ueno. De son côté, le poète attend la jeune femme, comme si le temps s'avérait amputé sans elle. Il y a une beauté dans l'incomplétude, une perfection dans la relation des êtres qui s'aiment. Armés d'une telle philosophie, aucun état impermanent ne saura les séparer. Angèle n'est-elle pas le soleil qui s'épanouit au-dessus du lac qui se couche ? Sans cesse, la beauté en tout intervient, soudant, dirons-nous, le creuset irréversible de leur âge. La joie émanant de la jeunesse d'Angèle rassure le vieil homme malade. N'est-il pas wabi-sabi ? Il fera d'elle la traductrice de ses poèmes.
C'est aussi la joie qui nous habite à la lecture de cet amour irrationnel entre deux êtres d'exception ; Angèle ne compare-t-elle pas son attachement à Ueno Takami au tintement d'une « cloche dans le ciel vide » ? Cependant, ne nous leurrons pas, J.R. Léveillé pointe du doigt et du regard un Manitoba blessé par les humains. Angèle, métisse, constamment porteuse de messages éclairés, « voit tout ce qu'on a fait au pays et au peuple. » Constats de lucidité quand elle rejoint, en car, son vieil amant. Ne dira-t-elle pas de son originale cabane qu'elle en « apprendra plus que durant ses études universitaires » ? Fascinée, elle demandera à Ueno de lui en raconter la légende. Pour estomper les ombres néfastes, Ueno apprendra à sa compagne des chansons traditionnelles interprétées sur des instruments authentiques, comme le koto, le shakuhachi. Il est émouvant de retrouver dans ce lieu sauvage, et si libre, Jean-Pierre Rampal qui joue de la flûte moderne. Les jours se déroulent, sereins, les nuits, blanches, érotiques.
Le tour de force de l'écrivain, c'est d'avoir su décrire, à l'intérieur d'un langage exclusivement féminin, sensible et palpable, les émotions d'Angèle, les sensations qu'elle éprouve, sans jamais se fourvoyer dans quelque nuance trompeuse qui nous aurait fait douter de la véracité du récit. Aucun fragment ne se profile angulaire, mais toujours sphérique comme l'est depuis la nuit des temps le monde perçu par les femmes. Rondeur du nid, rondeur du ventre d'Angèle qui portera l'enfant d'Ueno, au comble d'un sourire, « incrédule et acquiesçant. » Elle a su transcender l'absolu, établir la vie individuelle.
On mentionne que ce livre a été publié une première fois aux Éditions du Blé, en 2002. Récit dont la critique a peu parlé et repris, avec fougue, en 2013 par les Éditions La Peuplade. Une trentaine de livres signés J.R. Léveillé, enrichissent la littérature francophone de l'Ouest. Certains, récompensés par divers prix, dont le Grand Prix de distinction en arts du Manitoba.
Le soleil du lac qui se couche, J.R. Léveillé
Éditions La Peuplade, Chicoutimi, 2013, 138 pages
lundi 2 décembre 2013
Failles et faillites *** 1/2
Facebook encore. On fréquente des sites plus assidûment que d'autres,
ce que chacun pratique. On est souvent surprise des "J'aime" compulsifs
qui essaiment divers articles, ceux-ci n'ayant pas été encore lus. Que
faut-il penser de ce geste mécanique qui ôte toute saveur intellectuelle, sans parler de la notoriété de celui et celle
qui abusent de ce procédé machinal ? Faut-il montrer autant
d'obstination possessive pour valoriser sa présence ? On a lu le nouveau recueil de nouvelles d'Esther Croft, L'ombre d'un doute.
On ne présente plus la nouvellière Esther Croft qui, dans son dernier recueil, nous offre dix récits à la thématique universelle. Le doute. Pas celui risquant de se transformer en certitude mais, celui, insidieux, qui éveille nos perceptions assoupies, au risque de nous détruire. Il est commode de se laisser aller au débordement de sensations et vertiges, même si, lentement, ceux-ci nous étouffent. Faut-il se débattre ? Vaincre la peur exige du courage : il faut savoir se dépêtrer d'ombres gluantes. Comme ce futur père qui, dans un magasin de meubles pour enfants, doit vérifier la solidité d'un lit pour bébé. Sa compagne, sur le point d'accoucher, n'a pu se déplacer. Submergé par cet univers miniaturisé qu'il ne connaît pas, l'homme, angoissé, remet en question son désir de devenir père. Le sien « n'en a jamais été un sauf dans les registres ». Quant à Yannick, il est partagé entre trois « papas », dont l'un est un monstre. Les interrogations silencieuses d'un enfant subissant le quotidien désarticulé d'une famille recomposée. Il y a elle qui, n'ayant jamais eu envie de vivre, a décrété ce matin-là que « ce jour n'aurait pas vingt-quatre heures. » C'était sans compter sur la présence de son fils qui ne vit que pour elle. Si jeune, il a pris la place du père. Lassé de l'inaptitude au bonheur de sa compagne, ce dernier l'a quittée des années plus tôt. Aurélie, adolescente, se révolte contre ses parents, ils ont fait d'elle une jeune fille parfaite qui réussit tout ce qu'elle entreprend, au point que son image ne reflète plus qu'une pâle copie de ce qu'elle est devenue. Se promenant au port de la ville, Aurélie rompra les amarres d'années insipides. Un récit qu'on a particulièrement aimé, L'éloge du doute. Un professeur donne son dernier cours avant de prendre sa retraite. Comment va-t-il faire pour éviter la fadeur d'un discours enseigné pendant une trentaine d'années ? Les écrivains consacrés, rangés dans sa bibliothèque, ne lui sont d'aucune aide. Seule la dissertation de Sébastien, étudiant rebelle, le dissuadera de la teneur philosophique de son exposé, le doute n'est-il pas qu'une approximation ?
Le doute ronge, ébranle des hommes et des femmes endormis dans le confort d'eux-mêmes, pour qui tout semblait acquis. Marie-Maude s'isole dans le chalet parental, échappant aux accusations portées contre Félix, son conjoint. Entraîneur de hockey pour enfants, il est inculpé de pédophilie. Marie-Maude, déroulant les onze années heureuses avec Félix et leurs deux enfants, le défendra envers et contre tous, se promet-elle. Pourtant, dans sa tête se dessinent des figures aux contours sournois, des cauchemars font place à la certitude. Des enfants courent vers Marie-Maude pour qu'elle les protège contre le prédateur redoutable logé en Félix. Il y a aussi Bernadette qui, dans un texte touchant, s'implique pour la première fois de sa douloureuse et aveugle existence, dans la cause des enfants maltraités, abusés, « marchandés comme des soldats de plomb. » Le recours ultime à l'euthanasie prend son angoissante importance dans un récit bouleversant, Quelques heures encore. En phase terminale d'un cancer généralisé, Dario, le compagnon de Jasmina, lui a fait jurer de ne pas le laisser souffrir. Serment verbal qui, sous la menace implacable de la mort, devra s'accomplir. Désespérée, Jasmina se remémore leur existence insoutenable dans un pays en guerre, la décision d'en partir, leur intégration difficile dans le pays d'accueil, les déceptions communes. « C'était lui sa terre d'accueil et d'abondance. » Maintenant, toujours elle sera seule, étrangère dans ce pays étranger. » Nouvelle dérangeante, la finale est sublime, mettant en relief la solitude de certains immigrants, leur déroute face aux embûches qu'ils ne soupçonnent pas. Leur dépaysement, les concessions nécessaires pour acquérir un brin de confiance en soi.
Le livre se ferme sur la débâcle mémorielle d'une vieille femme qui, à l'hôpital, à la suite d'un grave accident de voiture, refuse de parler. Elle interprète ce qu'elle observe avec acuité, les infirmières, l'une de ses filles. Croit reconnaître un fils qu'elle a perdu en bas âge, son conjoint tué sur le coup lors de l'accident. Parvient-elle à distinguer le vrai du faux, nous ne savons pas très bien. La confusion règne autant dans sa tête que dans le désordre des personnages autour d'elle.
Démence et mort dénoncent leurs doutes, ne reste qu'à se fier à l'avant-vie, à l'enfance dupée qui invitent à la lecture du recueil. Des existences cernées par leurs failles, maintenues comme elles peuvent dans leurs faillites. Esther Croft dépeint magistralement, d'une écriture classique, efficace, des êtres qui, contrairement au professeur de philosophie provoqué par son étudiant, ont misé sur des certitudes malmenées par des impromptus désaccordés. Regarder ainsi une parcelle souffrante du monde demande beaucoup de courage, de talent. Une profonde générosité.
À lire, pour confronter des êtres leurrés par leur propre condition humaine, se montrant tels qu'ils auraient souhaité se reconnaître, leur existence aspirée par une réalité déformée, miroir éclaté, blessures elles aussi hypothétiques, mises en doute.
L'ombre d'un doute, Esther Croft
Lévesque éditeur, Montréal, 2013, 126 pages
On ne présente plus la nouvellière Esther Croft qui, dans son dernier recueil, nous offre dix récits à la thématique universelle. Le doute. Pas celui risquant de se transformer en certitude mais, celui, insidieux, qui éveille nos perceptions assoupies, au risque de nous détruire. Il est commode de se laisser aller au débordement de sensations et vertiges, même si, lentement, ceux-ci nous étouffent. Faut-il se débattre ? Vaincre la peur exige du courage : il faut savoir se dépêtrer d'ombres gluantes. Comme ce futur père qui, dans un magasin de meubles pour enfants, doit vérifier la solidité d'un lit pour bébé. Sa compagne, sur le point d'accoucher, n'a pu se déplacer. Submergé par cet univers miniaturisé qu'il ne connaît pas, l'homme, angoissé, remet en question son désir de devenir père. Le sien « n'en a jamais été un sauf dans les registres ». Quant à Yannick, il est partagé entre trois « papas », dont l'un est un monstre. Les interrogations silencieuses d'un enfant subissant le quotidien désarticulé d'une famille recomposée. Il y a elle qui, n'ayant jamais eu envie de vivre, a décrété ce matin-là que « ce jour n'aurait pas vingt-quatre heures. » C'était sans compter sur la présence de son fils qui ne vit que pour elle. Si jeune, il a pris la place du père. Lassé de l'inaptitude au bonheur de sa compagne, ce dernier l'a quittée des années plus tôt. Aurélie, adolescente, se révolte contre ses parents, ils ont fait d'elle une jeune fille parfaite qui réussit tout ce qu'elle entreprend, au point que son image ne reflète plus qu'une pâle copie de ce qu'elle est devenue. Se promenant au port de la ville, Aurélie rompra les amarres d'années insipides. Un récit qu'on a particulièrement aimé, L'éloge du doute. Un professeur donne son dernier cours avant de prendre sa retraite. Comment va-t-il faire pour éviter la fadeur d'un discours enseigné pendant une trentaine d'années ? Les écrivains consacrés, rangés dans sa bibliothèque, ne lui sont d'aucune aide. Seule la dissertation de Sébastien, étudiant rebelle, le dissuadera de la teneur philosophique de son exposé, le doute n'est-il pas qu'une approximation ?
Le doute ronge, ébranle des hommes et des femmes endormis dans le confort d'eux-mêmes, pour qui tout semblait acquis. Marie-Maude s'isole dans le chalet parental, échappant aux accusations portées contre Félix, son conjoint. Entraîneur de hockey pour enfants, il est inculpé de pédophilie. Marie-Maude, déroulant les onze années heureuses avec Félix et leurs deux enfants, le défendra envers et contre tous, se promet-elle. Pourtant, dans sa tête se dessinent des figures aux contours sournois, des cauchemars font place à la certitude. Des enfants courent vers Marie-Maude pour qu'elle les protège contre le prédateur redoutable logé en Félix. Il y a aussi Bernadette qui, dans un texte touchant, s'implique pour la première fois de sa douloureuse et aveugle existence, dans la cause des enfants maltraités, abusés, « marchandés comme des soldats de plomb. » Le recours ultime à l'euthanasie prend son angoissante importance dans un récit bouleversant, Quelques heures encore. En phase terminale d'un cancer généralisé, Dario, le compagnon de Jasmina, lui a fait jurer de ne pas le laisser souffrir. Serment verbal qui, sous la menace implacable de la mort, devra s'accomplir. Désespérée, Jasmina se remémore leur existence insoutenable dans un pays en guerre, la décision d'en partir, leur intégration difficile dans le pays d'accueil, les déceptions communes. « C'était lui sa terre d'accueil et d'abondance. » Maintenant, toujours elle sera seule, étrangère dans ce pays étranger. » Nouvelle dérangeante, la finale est sublime, mettant en relief la solitude de certains immigrants, leur déroute face aux embûches qu'ils ne soupçonnent pas. Leur dépaysement, les concessions nécessaires pour acquérir un brin de confiance en soi.
Le livre se ferme sur la débâcle mémorielle d'une vieille femme qui, à l'hôpital, à la suite d'un grave accident de voiture, refuse de parler. Elle interprète ce qu'elle observe avec acuité, les infirmières, l'une de ses filles. Croit reconnaître un fils qu'elle a perdu en bas âge, son conjoint tué sur le coup lors de l'accident. Parvient-elle à distinguer le vrai du faux, nous ne savons pas très bien. La confusion règne autant dans sa tête que dans le désordre des personnages autour d'elle.
Démence et mort dénoncent leurs doutes, ne reste qu'à se fier à l'avant-vie, à l'enfance dupée qui invitent à la lecture du recueil. Des existences cernées par leurs failles, maintenues comme elles peuvent dans leurs faillites. Esther Croft dépeint magistralement, d'une écriture classique, efficace, des êtres qui, contrairement au professeur de philosophie provoqué par son étudiant, ont misé sur des certitudes malmenées par des impromptus désaccordés. Regarder ainsi une parcelle souffrante du monde demande beaucoup de courage, de talent. Une profonde générosité.
À lire, pour confronter des êtres leurrés par leur propre condition humaine, se montrant tels qu'ils auraient souhaité se reconnaître, leur existence aspirée par une réalité déformée, miroir éclaté, blessures elles aussi hypothétiques, mises en doute.
L'ombre d'un doute, Esther Croft
Lévesque éditeur, Montréal, 2013, 126 pages
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