lundi 16 février 2015

L'indifférence à bout portant *** 1/2

Récemment, la professeure de littérature d'un cégep et le directeur littéraire d'une revue française nous ont demandé l'autorisation d'utiliser deux de nos critiques. L'une devait être photocopiée pour une trentaine d'étudiants, l'autre, reproduite dans une page culturelle. Comment refuser ce service professionnel à deux personnes autant respectueuses du travail d'autrui ? On combat toute personne susceptible de se servir de nos textes, non accréditée d'une entente probatoire. On a lu le récit de Jean Forest, La passion de Karlo.

Il s'appelait Karl-Philippe Forest, dit Karlo, il s'est suicidé à l'âge de vingt-trois ans, en septembre 2011. Trois de nos amis ayant traversé cette terrifiante épreuve, comment faire pour ne pas en parler ? On ne peut essayer de comprendre, les parents des victimes n'étant pas parvenus à élucider leur propre tragédie. Surtout pas le " pourquoi " de la funeste et silencieuse décision de leur fils. Que de souffrance accumulée pour en arriver à ce point de non-retour. Pour assimiler le décompte des jours et des heures, jusqu'à l'adieu muet plutôt qu'avoué. De la tendresse « transfigurée » dans le cas de Karl-Philippe, envers sa mère, son père et ses deux sœurs, lui, en apparence, insensible aux autres et à lui-même.

Parents de deux adolescentes, Jean Forest, professeur de langue et de littérature françaises à l'Université de Sherbrooke, et sa conjointe, tous deux aux alentours de la quarantaine, décident d'avoir un troisième enfant. Un garçon les comblera. Enfant facile à vivre, intelligent, rieur. Étudiant universitaire brillant, voyageant avec son père en Europe, rien ne laissait présager que deux décennies plus tard, enfermé dans l'une des voitures familiales, dans un chemin boisé, il se tuerait à bout portant avec la Mauser de son père. Si au fil des années Karlo est devenu taciturne, solitaire, s'intéressant peu à son avenir, dédaignant les filles de son âge, comment imaginer que son cerveau organisait avec autant d'habileté lucide un mensonge infaillible qui finirait par le rattraper ? Pendant quatre ans, Karlo a fait semblant d'étudier à l'université, d'être pendant huit mois stagiaire à Vancouver, alors qu'il vit isolé dans une chambre minuscule proche de la maison parentale. Prisonnier de son " habitacle de mélancolie. " Ses parents, ses sœurs, son meilleur ami, ne se sont pas rendu compte de la supercherie. Il continue à aller et venir, avec un sang-froid étonnant, réussissant à duper tout un chacun. Le monde à ses côtés continue de s'affairer, mais lui, déjà, est passé sur " l'autre rive ".

C'est après son décès que son père, menant sa propre enquête, découvrira à quel point Karlo n'était pas le garçon insouciant qui se prêtait, détaché, aux réjouissances familiales et amicales. La vie ne s'est-elle pas inscrite en porte-à-faux autour de ce jeune homme si peu doué pour en assumer les difficultés mais aussi les joies, jeune homme qui, aux étonnements de son père, saisissait mal les occasions d'être heureux. Indifférence ? Ce n'est pas certain, la souffrance intérieure ne se confiant à personne, il faut bien qu'un masque quelconque la dissimule aux yeux compatissants des autres. Comment la révéler, la nommer ? Parler est parfois si étouffant quand le silence s'avère si reposant. Il n'y a plus qu'à accomplir le geste fatal une nuit où personne ne s'y attend. À défaut de savoir " pourquoi ", nous pouvons aussi nous interroger sur le " comment " en arriver à cet extrême basculement dans le néant. Comme l'écrit justement Jean Forest, les solitaires ne se suicident tout de même pas si couramment...

Garçon modèle, imperméable aux plaisirs frivoles... Son cerveau qui, tel un disque dur vierge, enregistre des données fidèlement mais sans passion... On retient les paroles paternelles pour désigner ce jeune homme qui, au bout de sa fable mortifère, ne pouvait revenir en arrière, ne le souhaitant surtout pas. Quel soulagement douloureux a dû éprouver Jean Forest à coucher sur papier la courte existence d'un fils à la fois docile et récalcitrant, pour qui le monde terrestre ne valait pas la peine de s'enferrer plus avant dans un lourd mensonge qu'il n'aurait peut-être plus eu la force de soutenir. Ce qui, probablement, n'aurait rien changé à sa décision d'en finir avec l'encombrement désespérant d'êtres et de choses devenus inexistants.


La passion de Karlo, Jean Forest
Éditions Triptyque, Montréal, 2015, 191 pages






lundi 9 février 2015

Mélancoliques époques révolues ***

Chacun part. Chacun rentre. Ça n'arrête pas de gesticuler, de perdre et retrouver son souffle, de repartir de plus belle. Quel lent voyage sans bagages on entreprend en restant sur place. On sourit en écrivant ces lignes, l'une de nos amies s'est envolée pour un long périple avec son compagnon. Reviendront-ils indemnes ou démantelés ? L'histoire d'un couple hors de ses repères familiers, autre traversée déconcertante. On a lu le recueil de nouvelles de Claude R. Blouin, Les cueilleuses de bleuets.

Vingt récits traitant de divers sujets composent l'ensemble du livre. Au hasard de notre lecture, on s'est attardée sur des textes qui nous ont touchée plus particulièrement. La nouvelle éponyme, qui ouvre le livre à notre curiosité de lectrice, nous immerge dans une ambiance intimiste, ressentie à travers plusieurs histoires. Un adolescent de quatorze ans observe du sommet d'un mont cinq femmes qui cueillent des bleuets. Le regard innocent, inévitablement, se fait sensuel, l'adolescent ne fait qu'entendre des éclats de rire, entrevoir des gestes, « la sueur sur les épaules, entre les seins. » Ce moment de grâce, il sait qu'il ne pourra le renouveler. L'érablière nous a remis en mémoire le film du réalisateur britannique Joseph Losey, Le messager, qu'on avait tant aimé. À dix ans, un enfant s'éprend de sa jeune tante âgée de seize ans. C'est l'été, Roseline habite la maison adjacente à celle des parents du garçon. De ses repaires improvisés, il la regarde aller dans l'érablière rejoindre un homme dont il ignore l'identité. Pour son malheur — nous sommes dans les années quarante —, elle attendra un enfant de cet amant volage. Les années s'écouleront, mouvementées entre paix et guerre, Roseline aura été le grand amour de cet homme parvenu à l'âge de soixante ans, qui, nostalgique, se souvient. La neige nous fait monter dans un train en compagnie d'un narrateur, « vendeur de pub ». Taciturne, il lit mais il est distrait par un homme qui tient un violon entre ses mains. Il reconnaît le meilleur interprète du concerto de violon de Mendelssohn. Conversant avec son voisin, le vieux musicien lui raconte l'histoire du violon qu'il détient de son père. Le chanceux, Aimé, après six semaines à l'hôpital, rentre chez lui. Il profite que sa femme soit sortie faire des courses pour réapprendre à marcher, à vivre. Les moindres objets sont perçus telles des bizarreries inhabituelles. Un oignon rouge l'émeut au point de lui faire délaisser son déambulateur. On mentionne l'une des rares nouvelles, Le solitaire, où intervient une jeune narratrice attentive au parcours d'un étudiant universitaire avec qui elle est amie. Après qu'il aura abandonné ses études pour se consacrer à l'orfèvrerie, elle s'éprendra de lui.

On ne peut s'attarder sur tous les récits élaborant une heureuse liaison entre eux. Leur teneur souvent mélancolique cerne la solitude, des impressions fugitives. Les années qui leur servent de décor plombent les gestes, la parole. Des femmes, des hommes narrent davantage plus qu'ils ne vivent un présent qui n'existe plus que dans leur imaginaire. Nous pouvons nous demander ce que le temps a retenu de l'usure de la mémoire, ou l'inverse, comme nous questionne le long dernier récit, Seigneurie de la rivière Noire. Ce cavalier déchu appartient à un temps innommé, se remémorant des visages de femmes d'où remontent des événements de combat, de feu, de passion, de larmes, jusqu'à la perte de soi. Ce récit, écrit dans un langage propre aux personnages qui l'animent, occupe une place à part, inclassable. Novella d'un siècle différent, comme il en existe de très émouvantes et surannées, publiées en de coquets opuscules.

Si l'ensemble du recueil contient des textes spécifiques au " petit genre ", on a éprouvé un certain agacement en les abordant une première fois. La réticence est venue du manque de fluidité de l'écriture, la nouvelle demandant plus d'abandon expressif dans sa manière de narrer, de décrire une situation qui, ici, telle que proposée, alourdit le propos. Préciosité d'un écrivain qui, ayant à son actif une impressionnante production littéraire, devra faire preuve de plus de simplicité lorsqu'il analysera les agissements tourmentés des humains.

Les peintres cités en pré-textes nous ont peu convaincue. Certains lecteurs, ignorant la signature picturale de quelques-uns, liront ces nouvelles en les préservant dans un contexte imagé qu'ils se créeront sans avoir recours à des œuvres dont le siècle — le nôtre — a figé dans des musées, si peu représentatifs de la vie moderne. Pourquoi emprisonner dans un carcan austère des protagonistes déjà entravés dans leur époque heureusement révolue ? L'être humain quel qu'il soit, sujet à des situations insolites, ne se suffit-il pas à lui-même ?


Les cueilleuses de bleuets, Claude R. Blouin
Éditions Mots en toile, 2014, Montréal, 171 pages


lundi 2 février 2015

Une échappée vers l'insolite *** 1/2

Parfois, l'inspiration manque pour alimenter nos introductions. On invente des amours foudroyantes, des séparations déchirantes. On regarde par la fenêtre le temps qui nous nargue. Froid polaire, canicule moite. Plus loin, les quidams, baromètres terrestres. Finalement, on traverse des passerelles où quelques-unes de nos expériences se prélassent, admettent leur peu d'importance. On a lu le deuxième roman de Mylène Durand, La chaleur avant midi.

Délaissons la froidure de février, prenons quelques jours de congé au Costa-Rica. Descendons dans  l'hôtel balnéaire où travaille Clarisse comme femme de ménage. Enfoui dans la nature, proche de la jungle, ce lieu aux abords paradisiaques nous réserve quelques désagréments difficiles à cerner. La chaleur, on le sait, chancit les moindres détails, les noie dans les vagues du Pacifique, omniprésent dans cette histoire de désaveu, que ranime l'arrivée inattendue d'une jeune fille malade, Éloïse. Qui est-elle ? Nul ne le sait. Les questions fusent, les réponses n'existent que dans la tête de Clarisse, Québécoise exilée des années plus tôt au Costa-Rica, abandonnant son mari, sa fillette. Terrifiant secret qu'elle ne partage avec personne, qu'avec Éloïse, croit-elle. L'inconnue ne ressemble-t-elle pas à sa fille ? Même peau si pâle, même cheveux sombres. Même regard interrogateur. Près de Clarisse, la vie chemine entre ses compagnes, elles aussi femmes de ménage, entre les propriétaires de l'hôtel, Carmen et Manuel, leurs cinq enfants, les touristes qui vont et viennent. Entre son amant, Joaquin, qui a deviné que bien des chagrins assaillent Clarisse depuis l'arrivée d'Éloïse. Rétablie, la jeune femme harcèlera Clarisse de ses caprices, de sous-entendus que cette dernière aura du mal à assumer. Ensemble, elles visiteront les sites que l'hôtel a mis au programme des attractions touristiques. Éruption des volcans, attirance dangereuse vers leur cratère en colère. Sur les plages où Clarisse aime se réfugier, Éloïse n'en finit pas de bouleverser celle-ci, sans ne jamais rien révéler. Est-elle venue lui demander des comptes ? Elle instille des paraboles douteuses, pénètre dans le cœur de la femme de ménage, insinuant des propos déconcertants. Elle trouble les hommes, méduse les enfants, son comportement agace, l'atmosphère habituellement détendue s'alourdit, les orages redoublent de violence. Clarisse ne sait plus différencier les rebuffades excessives de la nature, qui se confondent avec la présence accaparante de la jeune touriste. Chacun souhaite qu'elle parte bientôt. Après sa disparition, la vieille Yolanda, mi-sorcière, attise l'angoisse, affirmant à l'un des enfants de Manuel et Carmen qu'Éloïse est encore parmi eux.

Sur ce questionnement partagé entre le doute et la certitude, l'oscillation demeure, l'auteure rappelant au lecteur que rien, jamais, n'est acquis. Que l'oubli de soi, pour parvenir à oublier les autres, est avant tout nécessaire. Même un être humain qui depuis des années se tait. La venue inopinée d'une jeune fille malade suffit à déconstruire ce château de cartes, Clarisse se doit d'endosser la personnalité de celle qu'elle a été ailleurs : une épouse déçue, une mère frustrée.

Roman envoûtant où la chaleur matinale influence les humeurs des habitants de l'hôtel, des touristes,  ceux-ci ignorant le drame qui fige les sourires convenus, les paroles qu'oblige la bienséance. Dans la chambre 6, une convalescente s'approprie goutte à goutte, telle une goule avide, le passé d'une femme mais, aussi, immobilise le présent dans un malaise qu'elle semble ne pas vouloir alléger malgré les menaces répétées de la nature. Malgré les réticences de chacun et chacune à la protéger contre elle-même, abandonnée à son tour à ses jeux dangereux. Si ce lieu paradisiaque se libère d'une crispation dont Éloïse est responsable, plus rien ne se vivra comme avant, le rêve avorté éveillant les consciences à ce qu'elles sont en réalité.

Que s'est-il passé dans ces existences parasitées par un corps étranger ? Presque rien, un peu de fatigue causée par la densité de la chaleur. Le ton balzacien qu'instaure la description de la nature environnante nous a fait penser à une longue plainte étouffée entendue au loin, à la douleur d'un secret soudainement éventé, nous ne savons trop de quelle manière indiscrète. Étrange récit soumis à un rythme concis où s'entremêlent réalisme et surnaturel, attestant que les relations humaines s'avèrent fragiles, incertaines.

À lire, pour apprécier une écrivaine qui tient à faire savoir au lecteur que les traditions, même mussées dans une prison dorée, comme l'est une station balnéaire, se révèlent infaillibles, bien que dangereusement déstabilisées à l'arrivée d'une inconnue, elle-même instable et tourmentée.


La chaleur avant midi, Mylène Durand
Éditions de la Pleine Lune, Lachine, 2014, 236 pages