Notre GPS mémoriel s'avère un rousseauiste qui se promène au hasard de nos publications. Il a toujours hâte d'aller voir ceux et celles qui nous lisent, virevoltent d'une ville à une autre pour ne pas être reconnus. Nous aussi on voyage, des données, tel un ticket de train, nous sont remises en main, on n'a qu'à suivre le chemin des écoliers en compagnie de notre vagabond, qu'on n'échangerait pas contre un doux chien fidèle. On a lu Naufrage, roman signé Biz, membre du groupe rap Loco Locass.
Dans la production littéraire hivernale, les pères sont à l'honneur ou livrés au déshonneur, c'est selon. Une fillette a été violée par son géniteur, une jeune femme ne se remet pas de la mort du sien. Un homme, qui a oublié son fils de treize mois dans sa voiture, mesure l'étendue de son horrible distraction. C'est de ce court roman intense duquel on parle aujourd'hui.
Frédérick, trente-neuf ans, travaille dans un ministère. À la suite de coupures gouvernementales, une réduction du personnel s'impose. Frédérick ne sera pas remercié mais rétrogradé dans le département des Archives, à classer des dossiers, ou mieux, à ne rien faire, attendant que sonne l'heure de la retraite. Ses collègues ne sont pas particulièrement attrayants mais il n'a d'autre choix que de s'en accommoder. Cette situation, qu'il perçoit telle une injustice sociale, l'humilie amèrement. Son havre de paix se personnifie par la présence de Marieke, son épouse néerlandaise, de son fils Nestor, enfant longuement désiré, venu en ce monde alors que le couple ne l'attendait plus. Tous les trois sont heureux, ils s'aiment, se désirent. Seule ombre dans ce tableau idyllique, les humeurs taciturnes de Frédérick qui s'inquiète de son avenir, estime qu'il n'est pas considéré à sa juste valeur. Cultivé, épris d'anciennes civilisations, il se sent inutile à gagner sa vie au centre d'une inertie intellectuelle dont aucune planche de salut ne se présente. Comme beaucoup d'hommes, Frédérick est valorisé par son action sociale ; il aimerait secouer l'inertie dans ce département poussiéreux, faire mentir les propos ricaneurs de journalistes qui dénigrent la paresse des bureaucrates, l'incurie gouvernementale. Frédérick rêve au jour prochain où il dénoncera la lâcheté d'hommes, qui se résignent à n'être que des pantins habilement manipulés et non des humains dignes de ce qu'ils représentent dans une société conformiste. Il est prêt à se rendre visible, à déranger l'ordre établi par des hommes soumis à leurs habitudes routinières, ne se rendant pas compte — ou ne désirant pas — que les années passent, axées sur une médiocrité étourdissante.
Ce jour-là, chaudement printanier, il doit amener son fils à la garderie, Marieke a une réunion importante, son congé de maternité se termine. Époux et père conciliant, il confiera Nestor à Tania, l'éducatrice de la garderie, non sans avoir été troublé une fois encore par la beauté srilankaise de la jeune femme. Puis, il filera au ministère, jouera les justiciers, plus exactement les don Quichotte, ce qui donnera un sens compensatoire à son existence. Mais les choses ne se dérouleront pas comme Frédérick les avait prévues, son penchant naturel aux distractions lui fera accomplir un acte terrifiant qu'il ne pourra jamais justifier. Ni à Marieke, ni à Gilles, son meilleur ami, ni à son avocat.
Il n'est pas nécessaire d'élaborer davantage sur les causes accidentelles de ce geste irréparable. Seul, Gilles soutient Frédérick. Les bien-pensants le condamnent. Marieke, sur tous les fronts, le repousse, s'enfonce dans une paranoïa inatteignable. Frédérick s'est mis à boire, s'isole dans le sous-sol de la maison, tel un hère dévoyé livré à ses pires démons. Pouvons-nous parler de remords, cette justification semble inadéquate aux maux que ressent dans sa chair ce père au bord de la folie ? Finalement, c'est Marieke qui le sortira de son trou, tant physique que mental. Une semaine à Cuba mettra fin à leur couple.
Il fallait beaucoup de courage pour affronter le spectre de l'enfant mort dans une voiture, garée en plein soleil. La question se pose : comment un parent peut-il oublier son enfant, qu'il soit dans une voiture ou au bord d'une autoroute ? On a l'impression désagréable d'avoir lu de nombreuses fois ce fait divers désolant. Que se passe-t-il dans la tête de personnes responsables pour en arriver à ce point de non-retour ? Quelle fourberie démoniaque manigance la mémoire ancrée dans un état second, qui est celui d'une défaillance inhumaine ? État dépressif ou rancunier comme l'est le personnage de Biz, ou désintéressement soudain de l'être issu de sa propre chair ? Le temps élastique est-il réceptif aux agissements névrosés de certains parents ? Qui peut répondre à cet accablant verdict, personne. Surtout pas soi-même.
Récit narré dans un style soutenu, parfois sarcastique, convenant au thème épineux qu'aborde l'écrivain. La finale ouvre une boucle réconciliatrice sur une nouvelle vie, tant pis si elle tient du rêve, il y a cent manières de survivre à une amputation. Cependant, on émet un doute sur l'avenir de Tania, l'éducatrice de Nestor. Séduisante et sensuelle, fallait-il l'enfermer dans une condition sociale aussi peu enviable ? Les pleurs qu'elle verse avec Frédérick nous semblent superlatifs, en désaccord avec le rôle minoré qu'elle tient dans cette histoire. Ceci est un détail qui ne minimise en rien l'originalité tragique du livre, qui devrait recevoir l'accueil compassé et réfléchi d'un large public.
Naufrage, Biz
Leméac Éditeur, Montréal, 2016, 136 pages