lundi 25 janvier 2016

Des portes s'ouvrent, se ferment et claquent *** 1/2

Pour se donner de l'importance ou nourrir ses frustrations, squatter un lieu virtuel est une idée qui en vaut une autre. Telle la paix, dirait un de nos amis, est le meilleur des remèdes aux maux perpétrés par les pires trublions, ne croyant pas trop à ce qu'il avance. Nous non plus d'ailleurs. Pas mieux qu'une présence indésirable, s'acharnant à se montrer par voie détournée, s'avère le moyen propice à se faire estimer, admirer ou respecter. Parlons du roman de Fanny Britt, Les maisons.

L'écrivaine n'est plus à présenter. Dramaturge, essayiste, auteure de livres jeunesse, elle aborde le roman, genre inexploré encore, confie-t-elle dans une entrevue. On a eu la curiosité de la suivre après que les médias ont encensé son intrusion dans la vie de Tessa, trente-sept ans, agente immobilière. Un mari, Jim, intensément amoureux, tromboniste dans un orchestre, trois jeunes garçons aimants. Le hic dans cette vie conformiste, c'est que Tessa n'a pu réaliser un rêve de jeunesse : devenir chanteuse lyrique. Quelques années plus tôt, elle s'est éprise de Francis, qui, cinq mois après leur aventure, l'a quittée pour retrouver sa « blonde », rentrée d'un stage à Vancouver. Entre le rêve d'opéra avorté et l'amour pour un homme qu'elle n'a pu oublier, c'est beaucoup de regrets qu'elle confie à son amie Sophie, désinvolte et sereine. Mais un jour sa profession l'amène à vendre la maison de Francis marié à Évelyne, très belle femme dont il s'est lassé. Celle-ci se laisse aller aux confidences, ignorant que son agente a été la maîtresse de son mari. Une histoire comme notre société en déroule constamment, la parole donnée n'ayant plus guère de valeur. Des couples fatigués par la trépidation quotidienne. Accumulation de griefs contre soi-même, ce qu'éprouvera Tessa se démenant du mieux qu'elle peut entre sa famille, son travail et le désir irrépressible de revoir son ex-amant. La retrouvant dans sa maison à vendre, il lui fixera un rendez-vous basé sur une nostalgie mensongère alors que Tessa envisage de quitter mari et enfants pour vivre une relation passionnelle avec lui.

Pendant qu'elle se cantonne dans la fausseté d'une émotion illusoire, déboulent des événements qui ont marqué sa jeunesse : la mort de son frère dans un accident de montagne, les frasques sentimentales de son père, la séparation de ses parents. Autant de points de repères qui la maintiennent dans une rétrospection sur elle-même, encombrant sournoisement sa vie présente, heureuse, Tessa convenant de l'indéfectible amour dont l'entourent Jim et ses trois enfants. Est-elle une bonne épouse, une bonne mère ? Questions desquelles la réponse demeure obscurément court-circuitée par un sentiment trompeur qui la ravage : le regret d'une profession ratée, l'insatisfaction d'un amour inaccompli. Ce qui vaut au lecteur une réflexion analytique sur ses intentions de devenir chanteuse d'opéra, sur la manière juvénile dont elle a séduit Francis. Exutoire qui ne parvient pas à soulager Tessa, la lucidité amère de la femme qu'elle est devenue ne cessant de la narguer, de lui faire prendre conscience de son peu de talent, de sa plongée insensée dans la vie d'un homme qui ne l'aime pas. Curieusement, les deux révélations se juxtaposent jusqu'au jour où elle répondra à l'invitation de Francis dans un bistrot. Dissection perspicace de sa dernière journée d'épouse et de mère, comme si déjà elle abandonnait derrière elle la sécurité affective qui lui a été apportée, nécessaire à son équilibre.

On n'a pu s'empêcher d'aimer Tessa, d'écouter ses récriminations de femme torturée par ses incertitudes, par son honnêteté envers ses proches, envers elle-même, par tout ce qui la détermine, jusqu'à la jolie robe et les ballerines dorées qu'elle s'est achetées pour plaire à Francis. Quelle amoureuse n'a pas agi de cette manière enfantine et naïve pour ouvrir la porte à un conte chimérique ? À la conquête d'un prince peu charmant ? À travers la propension de Tessa à la nostalgie, Fanny Britt offre au lecteur, davantage à la lectrice, des pages consacrées au couple, à la maternité, à la femme approchant la quarantaine. À la peur de vieillir, de se sentir ridicule dans un maillot de bain confectionné pour le corps inachevé d'adolescentes insouciantes, ce détachement s'avérant étranger aux préoccupations vitales de Tessa.

Roman qui nous interroge, nous touche en ce qui a trait à la féminité, à ses vertus, aux exigences qu'elle impose. Si on s'attarde moindrement sur la structure du récit, il est indéniable que l'écrivaine a un sens aigu de la répartie quand elle compose des dialogues qui entrecoupent, avec humour, la démarche narrative ponctuée des remises en question de Tessa. Parfois, tissant son passé comme elle l'entend, jamais véridique, ce qui est impossible. Il arrive que Tessa s'essouffle avant de continuer son aller dans les méandres de peines qu'elle aggrave d'une culpabilité injustifiée, ce que tente de lui expliquer Sophie, l'amie inespérée qui, elle aussi, trouve sa place parmi les péchés, véniels, dont s'accuse Tessa.

Un livre à savourer parmi les plus séduisants de la cuvée automnale de l'année 2015. Surprendre ce qui se trame derrière les portes closes de maisons ensommeillées dès que la nuit ravit les hommes, les femmes et les enfants qui, au matin, leurs rêves dissipés, s'agitent de plus belle.


Les maisons, Fanny Britt
Éditions Le Cheval d'août, Montréal, 2015, 230 pages