lundi 19 février 2018

Les éveils de la chair adolescente en émoi *** 1/2

D. nous dit qu'elle est étonnée de son récent comportement. Elle s'était endormie au creux du mensonge et non du rêve, comme elle l'avait cru quelques mois plus tôt. Il lui a fallu un choc émotionnel avant de se rendre compte que son lit n'était pas lissé de plumes mais tapissé d'orties. Elle s'était laissée vivre, les manigances, les mensonges avaient grossi, peaux de baudruches. Allégée, elle a tout brûlé, comme pour se laver les mains de touchers visqueux. On a lu le dernier roman d'Audrée Wilhelmy, Le corps des bêtes.

On ne connaissait pas cette auteure, on s'est réjouie de la découvrir, aimant que le temps se laisse apprivoiser, et nous surprenne. Ses livres ne sont pas d'un abord facile, on lui en est reconnaissante. L'histoire qu'elle dépeint dans ce troisième roman, soutenue par un talent hors des sentiers battus, emporte le lecteur partout et nulle part. Ce pourrait être une légende fondée sur des rumeurs, comme il en existe dans les villages, qu'ils soient pétris de terre ou dressés au bord d'un océan. Il s'agit ici d'une famille déconcertante, composée d'hommes, de femmes, d'enfants livrés à eux-mêmes, nichée au faîte d'un rocher où chacun déambule sans se faire entendre. Les personnages secondaires rôdent, comme dans un décor de théâtre.

Il y a Osip, gardien du phare, la mer souvent est houleuse. Seuls, les bateaux étrangers l'intéressent, mais aussi, Noé, la compagne de son frère aîné. Une « étrangère » ramenée de la forêt par Sevastian-Benedickt. Elle ne parle pas mais chante. Elle se comporte étrangement, sous le regard médusé d'Osip qui ne cesse de la lorgner, de la désirer, certain qu'un jour, elle deviendra sa maîtresse. Des enfants naîtront de ces amours sauvages. Des garçons et une fille, Mie, qui attend, avec la complicité des bêtes auxquelles elle s'identifie, que l'adolescence la submerge, reluquant les agissements de sa mère qui vit en autarcie, peint au fusain sur les murs de fantastiques dessins, sculpte des scènes animalières. Se livre, indifférente, aux assauts sexuels des deux frères. Mie découvrira peu à peu les exigences de la chair, de la peau, suscitées par l'érotique mimétisme que sa mère développe mystérieusement en sa fille. Au point que celle-ci viendra à désirer Osip, lui demandant de lui apprendre « le sexe des humains », ce qu'il refusera, trop imprégné de la chair sensuelle de Noé.


Cela se passe à cent lieues de toute civilisation. Le clan a quitté Seiche pour occuper « le territoire rugueux de Sitjaq », comme s'il fallait se cacher pour mieux savourer ce qui unit le père, la mère, leurs cinq fils. Ne subsistant qu'en saumurant des poissons de haute mer. On n'a pas eu la curiosité de situer géographiquement Seiche et Sitjaq, continuant à flâner dans un paysage où les bêtes, piégées par le compagnon de Noé, qui nourrit la famille, devenaient elles-mêmes personnages. Ce qu'a très bien compris Mie qui ne cesse de s'amalgamer à elles, grandissant et vieillissant dans le sillage de la chair, de la peau. La mère aussi, se questionne Mie, ne symbolise-t-elle pas un aspect de cette nature animale ? La désertion rébarbative de Noé envers ses enfants, son abandon à son compagnon et à son amant intriguent l'adolescente au-delà de toute communication possible. L'automne s'installe, le frère aîné s'absentant plusieurs jours dans la montagne, Noé suggérant un départ inattendu, Osip se défait de son interdiction de toucher Mie qui l'attend, allongée sur son lit, ayant emprunté le corps d'une reine abeille.

C'est sur ce devenir aléatoire que se termine cette fiction improbable, portée par une écriture poétique, concise et sensuelle, dénuée de toute morale, évoquant magistralement la pudeur paradoxale de ces hommes et ces femmes, constamment appâtés par les sens effervescents des bêtes, fidèles aux ébats des quatre saisons qui dirigent le clan, ostensiblement silencieux et méfiant. On a aimé le regard sans complaisance de l'écrivaine posé sur les humains, représentés par Mie, incarnation elle-même des bêtes de qui elle a appris de primitives sensations, avant d'en appeler au désir d'un homme, troublé par l'insistance frustrée de la jeune fille à peine pubère. Tout se prête à l'accomplissement des sens, à l'endormissement de l'hiver quand Mie, annonçant aux murs que Noé est partie, entendra une porte s'ouvrir. Est-ce la vérité, Noé ayant dû abandonner un projet de départ, se réfugiant dorénavant dans un monde intérieur, le réel, représenté par le fouillis de la cabane qu'elle habite, ne lui suffisant pas.

On dirait que les protagonistes de ce roman captivant, initiatique, basé sur le silence, fondé sur les regards, hors d'atteinte morale, subit les influences naturelles des bêtes. Transmuant les actes amoureux et sociaux, que chacun accomplit, en une décence discrète. Chacun libérant ses pulsions, éliminant les tabous qui ne manquent pas d'attiser cette fiction, ne les dénonçant jamais, l'écrivaine faisant confiance à la clairvoyance du lecteur. L'instinct animal se fond dans le comportement de Mie et de sa mère, l'une se donnant indifféremment aux deux frères, l'autre ne tenant pas compte des liens de sang qui les unissent, aspirant, telle une jeune femelle, à satisfaire les manques de son corps vierge, se livrant sans restriction au désir de l'homme qui comblera les premiers émois de sa chair impatiente.

 
Le corps des bêtes, Audrée Wilhelmy
Leméac Éditeur, Montréal, 2017, 160 pages