Pour les personnes âgées ne pouvant se déplacer, ou solitaires, enfermées dans leur appartement, n'ayant aucune famille, aucun amis, les réseaux sociaux sont une aubaine miraculeuse. Ils apportent l'illusion de l'amitié puis, quand une rencontre plus intime s'y prête, l'illusion de l'amour. Nous le savons, l'illusion amicale ou amoureuse s'avère une forme de bonheur. On a lu le roman de Louise Dupré, Théo à jamais.
Cet âge dit ingrat qu'est l'adolescence, passage oscillant entre l'enfance et l'état d'adulte. Ce n'est pas sans peine que nous l'abordons, autant seul qu'à l'instant de notre naissance. L'adolescence est une seconde mise au monde, mal définie par l'entourage familial ou amical. Parfois, elle s'accomplit plutôt bien, d'autres fois, elle s'avère compliquée, voire dramatique. Personne n'y peut rien, ni amour, ni compréhension, comme nous en informe Louise Dupré dans son récit émouvant, éprouvant, mettant en scène Théo, dix-huit ans. Il a été aimé par ses parents, par sa sœur. Il a vécu une enfance privilégiée, et soudain, sans préambule, une révolte inconcevable l'a frappé de plein fouet.
Deux ans ont passé quand Béatrice, belle-mère de Théo, mariée à Karl, devenu veuf après l'accident de voiture de sa femme, mère biologique d'Elsa et de Théo, écrit ce qu'elle a ressenti après que Théo a voulu tuer son père lors d'une conférence dans une université, à Miami. Béatrice est monteuse de films et c'est au cours de son travail sur un documentaire traitant d'adolescents dissidents que le souvenir bouleversant de Théo va la surprendre. La rattraper. Ni elle ni Karl, ni Elsa, ne se sont jamais remis de cette tragédie, occultant les raisons haineuses qui ont poussé Théo à vouloir attenter à la vie de son père. Un agent de police qui se trouvait dans l'amphithéâtre a tiré sur le jeune homme, craignant qu'il retourne son arme contre la foule des étudiants. Théo est mort de ses blessures, emportant sa désespérance. Depuis, Béatrice se pose moult questions. A-t-elle été trop insouciante envers les humeurs atrabilaires de Théo, même si des indices percutants troublaient la sérénité de la famille ? Elle imaginera la possibilité d'une folie passagère contrariant l'équilibre du jeune homme. Questionnement inassouvi, elle interrogera des camarades de Théo, qui le connaissaient peu, l'adolescent s'étant replié sur lui-même, sur ses tracas mortifères. Béatrice devra se contenter d'une douteuse vérité, ne parvenant pas à saisir la répulsion que Théo éprouvait envers son père, celui-ci trop laxiste avec son fils, qui manifestait des colères insultantes à son égard.
Récit témoignage plus que roman, Louise Dupré, par la voix tourmentée de sa protagoniste Béatrice, fera une triste constatation : de plus en plus de jeunes désenchantés, sans aucun romantisme, croyant n'avoir plus rien à perdre, se sont engagés dans des voies dangereuses, comme celle du monde irrécupérable des djihadistes. Autour d'elle se profilent des femmes et des hommes blessés par un passé incontrôlable, tel l'oncle de Karl, rescapé des camps de concentration, qui survit dans son village de Bavière. Karl, fataliste, se fie au temps qui adoucit les pires offenses, la mort de Théo faisant partie de mystères jamais résolus. Monika, sœur de Karl, qui elle aussi a vécu l'époque terrifiante du nazisme. Helen Gardner, l'agente qui recueillera Béatrice à l'aéroport de Miami. Des femmes et des hommes, comme son ami Jean-Marcel pour qui elle travaille, réalisateur aux Productions Cosmos. Elsa, si jeune, se remettra-t-elle de la mort de son frère, choc psychologique qu'elle essaie de camoufler derrière un rempart de joie simulée. Béatrice ne peut comparer sa jeunesse québécoise à celle de Karl, de Monika, de leur famille, proies innocentes du régime d'épuration ordonné par Hitler. Le point de vue de Béatrice n'est que ressassement coupable dont elle s'affuble à travers la tragédie de Théo, analysant le comportement de ce fils qui soudainement lui a échappé, remettant en cause ce qu'elle n'a jamais été, une jeune fille meurtrie par une injustice politico-sociétale. Raison valable, comme une bouée de secours, de faire intervenir le souvenir de son grand-père, mort après l'internement de son fils, Béatrice avait cinq ans. Guérit-on de ses anciennes blessures ? questionne l'écrivaine. C'est peu probable, les traces sur la chair de l'âme, sur la peau du corps, s'avèrent indélébiles. Béatrice utilisera les mots nécessaires pour essayer de décortiquer le comportement de Théo, relatant avec tendresse les phases insupportables de sa crémation à Miami, de ses obsèques à Montréal. Situation malaisée trop actuelle, retraçant la fuite de garçons et de filles vers un destin trompeur, confinant les parents et les proches dans une inexplicable responsabilité contre laquelle ils demeurent impuissants. Dépassés par des événements démentiels, impossibles à nommer. Que justifie cette fiction dépeinte courageusement par Louise Dupré ? Une triste réalité représentée par un manque de héros socio-politiques auxquels les adolescents se frottent, s'initient, miroitant un idéal discutable, un idéal provisoire, le transcendant vers un rêve humainement accessible.
Chacune et chacun est faillible, exploite des moyens de survie, nous assure l'écrivaine et poète Louise Dupré. Madeleine, mère accablée par les agissements criminels de sa fille, dénoue son agressivité en exposant sa souffrance. Monika, si solide, voyage au bout du monde, pour combler sa détresse. Helen Gardner, victime d'un burn-out, usée par les adolescents en crise tous les jours au travail. De leur côté, Karl, chercheur pharmaceutique, Elsa, étudiante amoureuse, compensent le manque du fils et du frère par un bonheur quotidien si simple, au-delà d'interrogations qui ne résolvent rien. Béatrice retrouve une forme de réconfort en elle-même, proposant à Helen de venir passer quelque temps chez elle.
Nous devons considérer ce livre comme un réveil en soi et de soi, prendre conscience qu'il est parfois impossible de sonder l'esprit abimé de certains êtres encore mal sevrés de l'enfance, la sœur de Béatrice vivant à Vancouver, ne cessant de mettre en évidence les qualités intellectuelles de son jeune fils Martin, promis à un avenir tracé d'avance. Qu'en sait-elle ? Il suffirait que se déclenche une rébellion dans le cerveau du garçon, qu'une rencontre néfaste le déstabilise pour le transformer en un tueur implacable. Ce n'est plus Louise Dupré qui s'interroge mais une éventuelle lectrice, un potentiel lecteur, secoués, dérangés, par les innombrables suppositions d'une auteure généreuse, dénonçant les iniquités victimisant de jeunes individus livrés au vide existentiel de l'époque magmatique qui est la nôtre...
Théo à jamais, Louise Dupré
Éditions Héliotrope, Montréal, 2020, 236 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 24 février 2020
lundi 17 février 2020
Ode aux grandes et petites joies *** 1/2
D. susurre à notre oreille attentive qu'à son âge, quatre-vingt-deux ans, l'acuité de son regard lui permet de lire entre les lignes de certains livres, commentaires de Facebook compris. Elle nous fait sourire, on voit dans l'insistance de ses propos une manière étonnante de se raccrocher au monde, même si cette foule d'individus, parfois, nous fatigue. On commente le roman de Mélissa Grégoire, Une joie sans remède.
Contrairement à notre démarche habituelle, soit décrypter le récit, noter l'appréciation, on dévoile de suite les impressions qu'on a portées sur ce roman qui, par son intelligence discrète, par sa force d'écriture, son savoir, nous a ravie, émue. L'histoire est simple, hélas, tant de fois répétée. Une jeune femme de trente-trois ans, Marie, professeure de littérature dans un collège, est en état dépressif. Elle s'observe dans son propre miroir, consigne en vrac les éclats dispersés portant les noms d'êtres aimés. Ses grands-parents, ses parents, son conjoint. Ses étudiants à qui elle enseigne des textes d'écrivains un peu surannés, oubliés, tel Georges Bernanos. Le récit nous emporte vers la dérive de Marie, sans aucune mièvrerie, qui se questionne sur ses manques affectifs, effectue une descente vertigineuse vers des blessures mal cicatrisées. Ne pouvant se libérer seule de ses entraves qui l'étouffent et l'amoindrissent, elle devra cesser de travailler. Consulter. D'abord, un médecin généraliste, un dermatologue. Enfin, un psychanalyste.
Quand Marie entre en scène, guidée par la main bienveillante et réfléchie de l'écrivaine Mélissa Grégoire, une de ses deux grands-mères agonise. Celle-ci a été institutrice, s'est mariée, a mis des enfants au monde. Parfois, Marie nous a semblé refléter la personnalité en apparence effacée de la vieille femme, chargeant ses épaules alourdies de son existence contraignante. Faisant brièvement le bilan de sa vie, la grand-mère n'a distribué que bonté et amour autour des siens. Dépendante de ses sentiments qui feront d'elle une femme frustrée, rarement amère. Sentiments insatisfaits, subodorés dans l'humilité des métaphores qu'elle utilise pour rassurer sa petite-fille. Après sa mort, Marie héritera, entre autres babioles, de son cahier intime. Il y a la mère de qui Marie est proche, elle a élevé ses deux filles comme elle a pu, le père travaillant de nuit dans une usine. Les femmes que Marie coudoie sont des êtres abimés par de douloureuses expériences, mais que la joie intérieure ne quitte jamais, ni ne trahit. Joie innée embellissant le parcours de ces femmes. C'est peut-être ce qu'il reste quand notre monde personnel a déposé les armes afin de nous apaiser. Telle Nancy, que la solitude accable. Telle Catherine, brillante et forte, qui a tenté de s'ôter la vie. Puis, la fantasque Irène qui clora le récit, assise auprès de Marie, sa vieille amie refusant de continuer à disséquer l'histoire tragique de son existence. Ne dira-t-elle pas à Marie que les histoires humaines sont pleines de trous...
Avant d'en arriver à cette féminine conclusion, la narratrice se ressaisira grâce à l'écoute de son psychanalyste avec qui elle entretiendra une relation fusionnelle. Marie se laissera aller aux souvenances déboulées de l'enfance, de l'adolescence, précisant l'âge et les lieux de quelques traumatismes nostalgiques. Les femmes, toujours, ont la part belle et souffrante dans la jeunesse de Marie, des écrivaines renommées parsemant leur réflexions entre les pages. On cite Etty Hillesum, Siri Hustvedt... Les hommes tiennent un rôle non secondaire, celui de pourvoyeur familial. Eux aussi ont des regrets qu'ils taisent, réprimant dans leur silence forcené une colère volcanique. Comme l'oncle Almanzor qui « n'était plus que l'ombre de lui-même ». Séquence émouvante de la repentance évoquée par Marie, petite fille. Son père est soumis lui aussi à de grandes peines, à de profonds regrets. Homme lucide, conscient d'avoir manqué des bouts de ses années vitales. La joie qui ensoleille les femmes tourbillonnant autour de Marie, n'atteint pas ces hommes encaqués dans leur misère morale. Il n'y a que son conjoint, Antoine, tellement compréhensif, qu'une sorte de grâce habite, qui répondra au désir de sa compagne : la laisser seule, le temps qu'elle guérisse. Qu'elle trouve une réponse à son propre interrogatoire. Les images affluent pendant qu'elle veille sur sa grand-mère mourante, que s'exposent les anciennes peurs de sa mère. La violence de son ex, brièvement surgie, la déconcerte. Sa rencontre avec Antoine, divorcé, père et grand-père. Sa nécessité à elle de vouloir un enfant, ce qu'il refuse silencieusement. C'est un puzzle qu'elle devra débroussailler avant que les pièces humaines s'ajustent à leur place initiale. Que Marie renoue avec ses semblables, les entrainant vers une réconciliation avec elle-même. Mais là où domine la joie, rien n'est impossible. Éclats de joie, éclats de peine, s'intégreront les uns aux autres, transcendant la beauté de l'écriture d'une écrivaine qui croit, avec raison, à la force de la littérature, surtout à la pensée libératrice qu'elle procure en l'enseignant à des plus jeunes qu'elle. Si la joie c'est d'exister, comme le précise Mélissa Grégoire, chacune et chacun, malgré sa fragilité, remontera de son " trou ", lieu de naissance obscur, avant d'atteindre la salvatrice lumière.
Une joie sans remède, Mélissa Grégoire
Leméac Éditeur, Montréal, 2020, 218 pages
Contrairement à notre démarche habituelle, soit décrypter le récit, noter l'appréciation, on dévoile de suite les impressions qu'on a portées sur ce roman qui, par son intelligence discrète, par sa force d'écriture, son savoir, nous a ravie, émue. L'histoire est simple, hélas, tant de fois répétée. Une jeune femme de trente-trois ans, Marie, professeure de littérature dans un collège, est en état dépressif. Elle s'observe dans son propre miroir, consigne en vrac les éclats dispersés portant les noms d'êtres aimés. Ses grands-parents, ses parents, son conjoint. Ses étudiants à qui elle enseigne des textes d'écrivains un peu surannés, oubliés, tel Georges Bernanos. Le récit nous emporte vers la dérive de Marie, sans aucune mièvrerie, qui se questionne sur ses manques affectifs, effectue une descente vertigineuse vers des blessures mal cicatrisées. Ne pouvant se libérer seule de ses entraves qui l'étouffent et l'amoindrissent, elle devra cesser de travailler. Consulter. D'abord, un médecin généraliste, un dermatologue. Enfin, un psychanalyste.
Quand Marie entre en scène, guidée par la main bienveillante et réfléchie de l'écrivaine Mélissa Grégoire, une de ses deux grands-mères agonise. Celle-ci a été institutrice, s'est mariée, a mis des enfants au monde. Parfois, Marie nous a semblé refléter la personnalité en apparence effacée de la vieille femme, chargeant ses épaules alourdies de son existence contraignante. Faisant brièvement le bilan de sa vie, la grand-mère n'a distribué que bonté et amour autour des siens. Dépendante de ses sentiments qui feront d'elle une femme frustrée, rarement amère. Sentiments insatisfaits, subodorés dans l'humilité des métaphores qu'elle utilise pour rassurer sa petite-fille. Après sa mort, Marie héritera, entre autres babioles, de son cahier intime. Il y a la mère de qui Marie est proche, elle a élevé ses deux filles comme elle a pu, le père travaillant de nuit dans une usine. Les femmes que Marie coudoie sont des êtres abimés par de douloureuses expériences, mais que la joie intérieure ne quitte jamais, ni ne trahit. Joie innée embellissant le parcours de ces femmes. C'est peut-être ce qu'il reste quand notre monde personnel a déposé les armes afin de nous apaiser. Telle Nancy, que la solitude accable. Telle Catherine, brillante et forte, qui a tenté de s'ôter la vie. Puis, la fantasque Irène qui clora le récit, assise auprès de Marie, sa vieille amie refusant de continuer à disséquer l'histoire tragique de son existence. Ne dira-t-elle pas à Marie que les histoires humaines sont pleines de trous...
Avant d'en arriver à cette féminine conclusion, la narratrice se ressaisira grâce à l'écoute de son psychanalyste avec qui elle entretiendra une relation fusionnelle. Marie se laissera aller aux souvenances déboulées de l'enfance, de l'adolescence, précisant l'âge et les lieux de quelques traumatismes nostalgiques. Les femmes, toujours, ont la part belle et souffrante dans la jeunesse de Marie, des écrivaines renommées parsemant leur réflexions entre les pages. On cite Etty Hillesum, Siri Hustvedt... Les hommes tiennent un rôle non secondaire, celui de pourvoyeur familial. Eux aussi ont des regrets qu'ils taisent, réprimant dans leur silence forcené une colère volcanique. Comme l'oncle Almanzor qui « n'était plus que l'ombre de lui-même ». Séquence émouvante de la repentance évoquée par Marie, petite fille. Son père est soumis lui aussi à de grandes peines, à de profonds regrets. Homme lucide, conscient d'avoir manqué des bouts de ses années vitales. La joie qui ensoleille les femmes tourbillonnant autour de Marie, n'atteint pas ces hommes encaqués dans leur misère morale. Il n'y a que son conjoint, Antoine, tellement compréhensif, qu'une sorte de grâce habite, qui répondra au désir de sa compagne : la laisser seule, le temps qu'elle guérisse. Qu'elle trouve une réponse à son propre interrogatoire. Les images affluent pendant qu'elle veille sur sa grand-mère mourante, que s'exposent les anciennes peurs de sa mère. La violence de son ex, brièvement surgie, la déconcerte. Sa rencontre avec Antoine, divorcé, père et grand-père. Sa nécessité à elle de vouloir un enfant, ce qu'il refuse silencieusement. C'est un puzzle qu'elle devra débroussailler avant que les pièces humaines s'ajustent à leur place initiale. Que Marie renoue avec ses semblables, les entrainant vers une réconciliation avec elle-même. Mais là où domine la joie, rien n'est impossible. Éclats de joie, éclats de peine, s'intégreront les uns aux autres, transcendant la beauté de l'écriture d'une écrivaine qui croit, avec raison, à la force de la littérature, surtout à la pensée libératrice qu'elle procure en l'enseignant à des plus jeunes qu'elle. Si la joie c'est d'exister, comme le précise Mélissa Grégoire, chacune et chacun, malgré sa fragilité, remontera de son " trou ", lieu de naissance obscur, avant d'atteindre la salvatrice lumière.
Une joie sans remède, Mélissa Grégoire
Leméac Éditeur, Montréal, 2020, 218 pages
lundi 10 février 2020
Les rebuffades légitimes de nos crispations *** 1/2
Cinquante ans plus tôt s'envolait Apollo 11 vers la planète Lune. On a éprouvé un léger vertige en évoquant ces cinq décennies pendant lesquelles on a traversé plusieurs phases existentielles. Avant tout, on a grandi puis, on a changé de pays, connu et adopté une culture différente. Puis, on s'est rendu compte, en fustigeant des êtres humains récalcitrants, qu'on est bien là où on est. On défend ce pays comme étant le nôtre. On parle des récits de Jean-Jacques Pelletier, Intérieurs.
Regroupés en un ensemble cohérent, ces trois récits aux relents fantastiques traitent de l'irrationnel de notre corps, de ce qui déroute notre esprit, l'un et l'autre parfois fatigués de se taire alors qu'il serait plus sage de se rebiffer contre les désagréments qui nous minent. Nous tenons en réserve tant de déboires, tant de déceptions morales, qu'un jour, sans que nous nous y attendions, le corps se manifeste, utilisant son propre langage. Ce qui arrive au narrateur de la première histoire, la plus longue, la plus consistante, lorsque des bouches apparaissent dans son dos et son cou, sur son torse. Mais avant, comme pour l'obliger à ne prononcer que l'essentiel de ses récriminations, un matin, il se réveille, sa dentition prisonnière d'un carcan de métal. Il ne peut desserrer les mâchoires, il bafouille, essaie de paraitre normal, dans la mesure où nous savons ce que représentent les limites de la normalité. Il a beau chercher ce qu'il a fait la veille, il ne trouve rien de répréhensible qui aurait pu justifier un tel réveil incongru. La fête d'un ami, le restaurant, le retour à la maison. Sa compagne est absente momentanément, ce dont il a l'habitude. Comment faire face à son interrogatoire quand elle rentrera ? Elle voudra tout savoir dans les moindres détails. Habitant Québec, il ne lui reste qu'à inventer un prétexte pour se rendre à Montréal. Dans la ville, il se promène, décide de visiter un spécialiste. Dans sa chambre d'hôtel, le narrateur est persuadé d'être devenu un monstre. De retour à Québec, sa compagne admet plutôt bien son handicap. Ils devraient prendre une semaine de vacances, suggère-t-elle, ce qu'il souhaite mais refuse. Pendant la nuit, les choses se gâtent encore davantage. Il ressent une vive douleur à l'omoplate. Première bouche. Va s'ensuivre une période de cauchemars, l'apparition de deux autre bouches, indépendantes de lui. Échangeant des propos qu'il ne peut faire taire, qui le terrifient. Entre elles, les bouches tissent un dialogue déconcertant, l'obligeant à mettre en pratique d'anciens cours de relaxation. On ne peut mentionner les affres par lesquelles dérive le narrateur, décrire l'angoisse qui le taraude, ce serait livrer les intentions de l'écrivain qui donne à ce récit iconoclaste une approche déconcertante, persuadé qu'une certaine monstruosité nous habite, nous manipule, sans que nous y prenions garde. Fiction qui aurait pu se parer d'une froideur exquise mais qui, à l'inverse, laisse une grande place aux émotions submergeant le narrateur. Jusqu'au dénouement, qu'il est inutile de vouloir comprendre. Le but de l'écrivain n'étant pas de rétablir la conformité de nos déraisonnements.
Les deux autres récits résument ce qu'aurait pu traverser l'homme aux bouches dévastatrices. Dino essuie un flot de questions de la part de sa femme quand elle repère des traces de morsure sur le corps de son mari. Ce dernier n'a aucune explication décente à lui fournir. Depuis plusieurs jours, des morsures griffent sa peau, elles se multiplient. Avec regret, sa femme fait ses valises, ne pouvant plus supporter les mensonges de son conjoint. Le médecin qu'il consulte ne peut l'aider, lui conseille un confrère chez qui il se rendra quand les morsures deviendront trop douloureuses. Dino se soumettra à une série de tests, à un questionnement sous hypnose. Son cas, rare, fracassera le silence des spécialistes du monde entier, jusqu'à l'absurde, jusqu'aux projets les plus sordides. Même des personnalités religieuses s'en mêleront, souhaitant détenir en Dino, martyrisé par les morsures inexplicables, un authentique stigmatisé. Il se révèle tel un damné quand les blessures ont raison de sa vie, le précipite dans un état végétatif, appâté par la mort. Qui, elle aussi, deviendra aberrante. Plusieurs interprétations se prêtent à la moralité. On songe à des pays qu'une guerre nucléaire pourrait anéantir, comme le terrifiant largage des deux bombes sur le peuple japonais. Des tonnes de déchets surgissent des océans, se compactent, n'est-ce pas normal dans un monde menacé de toutes parts et dont les responsables n'endiguent rien, ne sollicitant que grognements, ne servant que leurs pérennes intérêts.
Le troisième récit, très bref, reflète ce que nous venons de suggérer. Victor a un appétit insatiable qu'aucune nourriture ne peut altérer. À toute heure du jour et de la nuit, il lui faut manger. Rien ne le fait grossir malgré la quantité d'aliments qu'il ingurgite. À son travail, il se réfugie dans les toilettes pour se nourrir, jusqu'au jour où le directeur du centre de recherche sur l'énergie nucléaire où Victor travaille, le convoque, lui avoue qu'il est surveillé, il n'est pas question de le renvoyer mais de l'aider. Son appétit étant disproportionné, il sera soumis à une batterie de tests pour comprendre le processus dont il semble être victime. Les tests s'avérant inutiles et inefficaces, cette fois il sera renvoyé. Ne pouvant plus couvrir sa facture d'épicerie, Victor aura une idée étrange qui fonctionnera au-delà de ses espérances... Aucun humain ne pouvant supporter un tel régime alimentaire, Victor retournera consulter les chercheurs de sa compagnie. Mais aucune anomalie ne sera découverte, sauf qu'il grossit exagérément. C'est un point noir repéré sur les clichés pris au scanner qui donnera une idée à l'un des chercheurs. Victor n'est plus qu'une boule d'énergie incandescente dont il faut se débarrasser...
Ces deux dernières histoires sont d'un pessimisme bouleversant. Le monde se montre impitoyable, bien qu'à un niveau moindre, il soit encore à la portée de nos désespérances physiques et mentales. Jean-Jacques Pelletier signe avec brio une série d'événements dépeints sous forme de fables, nous préparant à affronter une déshumanisation d'une société piégée dans un minéral sidérant, l'éloignant de sa vocation première, soit distribuer la bonté qui, de temps à autre, filtre l'esprit des humains. Désenchantement et désœuvrement semblent être devenus les deux mamelles d'un monde qui se désintègre, quelques écrivains ayant suffisamment de lucidité ironique pour nous signaler la gangrène qui nous empoisonne. L'appétit vorace de Victor, les bouches dévoreuses de chair de Dino, métaphoriques alarmes qui tintent lugubrement à nos oreilles...
Intérieurs, Jean-Jacques Pelletier
Bibliothèque québécoise ( BQ ), Montréal, 2018, 149 pages
Regroupés en un ensemble cohérent, ces trois récits aux relents fantastiques traitent de l'irrationnel de notre corps, de ce qui déroute notre esprit, l'un et l'autre parfois fatigués de se taire alors qu'il serait plus sage de se rebiffer contre les désagréments qui nous minent. Nous tenons en réserve tant de déboires, tant de déceptions morales, qu'un jour, sans que nous nous y attendions, le corps se manifeste, utilisant son propre langage. Ce qui arrive au narrateur de la première histoire, la plus longue, la plus consistante, lorsque des bouches apparaissent dans son dos et son cou, sur son torse. Mais avant, comme pour l'obliger à ne prononcer que l'essentiel de ses récriminations, un matin, il se réveille, sa dentition prisonnière d'un carcan de métal. Il ne peut desserrer les mâchoires, il bafouille, essaie de paraitre normal, dans la mesure où nous savons ce que représentent les limites de la normalité. Il a beau chercher ce qu'il a fait la veille, il ne trouve rien de répréhensible qui aurait pu justifier un tel réveil incongru. La fête d'un ami, le restaurant, le retour à la maison. Sa compagne est absente momentanément, ce dont il a l'habitude. Comment faire face à son interrogatoire quand elle rentrera ? Elle voudra tout savoir dans les moindres détails. Habitant Québec, il ne lui reste qu'à inventer un prétexte pour se rendre à Montréal. Dans la ville, il se promène, décide de visiter un spécialiste. Dans sa chambre d'hôtel, le narrateur est persuadé d'être devenu un monstre. De retour à Québec, sa compagne admet plutôt bien son handicap. Ils devraient prendre une semaine de vacances, suggère-t-elle, ce qu'il souhaite mais refuse. Pendant la nuit, les choses se gâtent encore davantage. Il ressent une vive douleur à l'omoplate. Première bouche. Va s'ensuivre une période de cauchemars, l'apparition de deux autre bouches, indépendantes de lui. Échangeant des propos qu'il ne peut faire taire, qui le terrifient. Entre elles, les bouches tissent un dialogue déconcertant, l'obligeant à mettre en pratique d'anciens cours de relaxation. On ne peut mentionner les affres par lesquelles dérive le narrateur, décrire l'angoisse qui le taraude, ce serait livrer les intentions de l'écrivain qui donne à ce récit iconoclaste une approche déconcertante, persuadé qu'une certaine monstruosité nous habite, nous manipule, sans que nous y prenions garde. Fiction qui aurait pu se parer d'une froideur exquise mais qui, à l'inverse, laisse une grande place aux émotions submergeant le narrateur. Jusqu'au dénouement, qu'il est inutile de vouloir comprendre. Le but de l'écrivain n'étant pas de rétablir la conformité de nos déraisonnements.
Les deux autres récits résument ce qu'aurait pu traverser l'homme aux bouches dévastatrices. Dino essuie un flot de questions de la part de sa femme quand elle repère des traces de morsure sur le corps de son mari. Ce dernier n'a aucune explication décente à lui fournir. Depuis plusieurs jours, des morsures griffent sa peau, elles se multiplient. Avec regret, sa femme fait ses valises, ne pouvant plus supporter les mensonges de son conjoint. Le médecin qu'il consulte ne peut l'aider, lui conseille un confrère chez qui il se rendra quand les morsures deviendront trop douloureuses. Dino se soumettra à une série de tests, à un questionnement sous hypnose. Son cas, rare, fracassera le silence des spécialistes du monde entier, jusqu'à l'absurde, jusqu'aux projets les plus sordides. Même des personnalités religieuses s'en mêleront, souhaitant détenir en Dino, martyrisé par les morsures inexplicables, un authentique stigmatisé. Il se révèle tel un damné quand les blessures ont raison de sa vie, le précipite dans un état végétatif, appâté par la mort. Qui, elle aussi, deviendra aberrante. Plusieurs interprétations se prêtent à la moralité. On songe à des pays qu'une guerre nucléaire pourrait anéantir, comme le terrifiant largage des deux bombes sur le peuple japonais. Des tonnes de déchets surgissent des océans, se compactent, n'est-ce pas normal dans un monde menacé de toutes parts et dont les responsables n'endiguent rien, ne sollicitant que grognements, ne servant que leurs pérennes intérêts.
Le troisième récit, très bref, reflète ce que nous venons de suggérer. Victor a un appétit insatiable qu'aucune nourriture ne peut altérer. À toute heure du jour et de la nuit, il lui faut manger. Rien ne le fait grossir malgré la quantité d'aliments qu'il ingurgite. À son travail, il se réfugie dans les toilettes pour se nourrir, jusqu'au jour où le directeur du centre de recherche sur l'énergie nucléaire où Victor travaille, le convoque, lui avoue qu'il est surveillé, il n'est pas question de le renvoyer mais de l'aider. Son appétit étant disproportionné, il sera soumis à une batterie de tests pour comprendre le processus dont il semble être victime. Les tests s'avérant inutiles et inefficaces, cette fois il sera renvoyé. Ne pouvant plus couvrir sa facture d'épicerie, Victor aura une idée étrange qui fonctionnera au-delà de ses espérances... Aucun humain ne pouvant supporter un tel régime alimentaire, Victor retournera consulter les chercheurs de sa compagnie. Mais aucune anomalie ne sera découverte, sauf qu'il grossit exagérément. C'est un point noir repéré sur les clichés pris au scanner qui donnera une idée à l'un des chercheurs. Victor n'est plus qu'une boule d'énergie incandescente dont il faut se débarrasser...
Ces deux dernières histoires sont d'un pessimisme bouleversant. Le monde se montre impitoyable, bien qu'à un niveau moindre, il soit encore à la portée de nos désespérances physiques et mentales. Jean-Jacques Pelletier signe avec brio une série d'événements dépeints sous forme de fables, nous préparant à affronter une déshumanisation d'une société piégée dans un minéral sidérant, l'éloignant de sa vocation première, soit distribuer la bonté qui, de temps à autre, filtre l'esprit des humains. Désenchantement et désœuvrement semblent être devenus les deux mamelles d'un monde qui se désintègre, quelques écrivains ayant suffisamment de lucidité ironique pour nous signaler la gangrène qui nous empoisonne. L'appétit vorace de Victor, les bouches dévoreuses de chair de Dino, métaphoriques alarmes qui tintent lugubrement à nos oreilles...
Intérieurs, Jean-Jacques Pelletier
Bibliothèque québécoise ( BQ ), Montréal, 2018, 149 pages
lundi 3 février 2020
La fin du monde n'aura pas lieu *** 1/2
Le froid ralentit jusqu'à nos plus sereines pensées. On sort peu, on omet de rencontrer nos semblables, on se réfugie dans la beauté du monde. Représentée par des musées qui renferment les témoignages du passé, le temps n'étant jamais immobile. Salles de concerts où les gens devisent à voix basse. On aime ces refuges qui nous font oublier momentanément l'hiver installé à outrance. On commente le roman de Grégoire Courtois, Les agents.
On s'est attachée à l'œuvre de cet écrivain après avoir lu son roman troublant, Surépuipée, l'épopée d'une voiture, sensuelle, étrangement convoitée. Notre regard, sceptique sur certains de ces engins, s'est modifié, on leur accorde une vie parallèle à la nôtre. Ceci dit, pour parvenir aux entrailles du nouvel opus de Grégoire Courtois, car il s'agit bien d'entrailles, de viscères humains, qui provoqueront une catastrophe. L'aventure relatée par une voix masculine, qu'on a identifiée à la fin du récit, se mourra d'elle-même, se confiant dans le huis clos de la tour 35S, tour de verre datant d'un siècle indéterminé, très éloigné de notre civilisation contemporaine. Des millénaires séparent les protagonistes de ce que nous sommes. Peut-être est-ce une erreur magistrale de n'apercevoir que le relief touffu d'un futur alarmant ? On veut dire que ce futur parallèle à notre présent nous talonne. En bas des tours, des villes, que recouvre une épaisse couche de brume, des rues que les bureaucrates, les guildes, redoutent et attirent. Ils imaginent des gens y vivre, les comparant à des chats, bêtes plus que méprisables. Dans ces rues, les réfractaires aux lois du système y sont jetés, des suicidés s'y fracassent. Univers déshumanisé que celui des tours sans âge. Les individus occupant les box blindés sont de toutes parts surveillés. Les guildes se détestent, se menacent, désirant chacune établir un pouvoir territorial indestructible.
Cinq personnages de ce monde désespérant nous intéressent. Ils forment un groupe, plus marginal, plus lucide que d'autres guildes aliénées au système, elles aussi, résidant dans les tours adjacentes. Il y a Solveig qui, pour des raisons esthétiques, s'est épilé le corps, a rasé son crâne. Théodore qui, obéissant à un invisible calendrier, s'est coupé les dix orteils, les jugeant inutiles. Laszlo enregistre la moindre de ses pensées, la pertinence de ses gestes. Clara, artiste, s'autodétruit, scarifiant son corps, ouvrageant la chair de jeunes remplaçants. Et Hick, nouveau venu dans le groupe, excentrique, esprit analytique, leur révèlera, croit-il, la tragédie des rues. Leur travail consiste à surveiller la bonne marche des machines, qu'ils vénèrent, tous et toutes sachant qu'elles sont infaillibles. Elles engendrent, éduquent, logent, nourrissent, gardent ses « créatures domestiquées » jusqu'à ce que mort s'ensuive. Les tours sans cesse aux abords d'une guerre civile, renferment une population vulnérable, vindicative. C'est aux pauses et aux distributrices de nourriture que le danger s'intensifie, des guildes étant constamment aux aguets. Des communiqués officiels émis sur les écrans, les tiennent au courant des événements substantiels de l'entreprise, vie et mort de ceux et celles qui ne conviennent plus à cette société endoctrinée. Mais avant tout, ils travaillent pour éviter d'être « laids, inutiles ». Des suicidés se jettent dans le vide, agacés, les agents les voient tomber de leur baie vitrée. Puis, leur sera proposé le prêt Solidarité afin d'acquérir divers objets, dont un matériau révolutionnaire qui sécuriserait leur box contre toute attaque. Cependant, une condition se pose, aggravant la méfiance des uns envers les autres : les membres d'une même guilde doivent se situer dans un périmètre accessible et non disséminé. Cette condition âprement polémiquée, et une maladresse commise par Solveig à la cantine, déclencheront une guerre sans merci entre les occupants des box. Une terreur s'instaure, sans possibilité d'échapper à la haine environnante.
Ne pouvant dépeindre les ruses fatidiques, les avatars mortifères, parsemant des cadavres dans les couloirs et les box de la tour 35S, animée par cinq agents déjà identifiés, combattant farouchement pour protéger leur piètre existence, on a pris en considération une lueur d'espoir que distille Laszlo à Solveig, lui confiant la présence d'un reliquat du monde ancien, se nichant dans une tour désaffectée : une végétation sous laquelle se dissimulerait une porte enchevêtrée dans les racines et branches de plantes exotiques. Avant d'arriver à une immense terrasse où est censé atterrir Cily Vinière, héritière de la zone ouest de Chicago 3, venue visiter les installations, que Solveig et Laszlo pensent réquisitionner pour les libérer. Respirant un air naturel, Solveig prendra conscience qu'elle est une femme plus qu'une humaine formatée dans un institut qui l'a projetée, en temps venu, dans un monde aseptisé de tout sentiment humain. Cette sensation évoquée par Solveig ne durera pas, suffisamment cependant pour qu'elle se demande si les tours et leurs occupants ne sont pas un leurre. Si eux tous ne sont pas des fictions. Après que Solveig et ses compagnons auront été décimés, c'est Hick, dont les machines n'ont pu détecter ce que dissimule son cerveau, folie ou idiotie poussée à son paroxysme, qui prendra les commandes du box déserté. Toutefois, un doute subsiste, mettant à mal l'infaillibilité des machines, à la suite d'une interrogation écrite de Laszlo : " Sais-tu enfin qui tu es ? "
Après nous être arrêtée sur une interprétation probable de ce roman intense — tant de portes entrouvertes nous invitent à bifurquer —, c'est une mise en garde terrifiante que nous retenons, figurée habilement par Grégoire Courtois. Nous sommes obsédés par le travail, la consommation. Les performances. Des gens vivent, dorment dans leur bureau, manière d'agir des protagonistes des tours, qui ne possèdent plus que cet insolite habitat. Promiscuité sous-jacente — Solveig travaille nue —, solidarité précaire, constamment mise à l'épreuve, égratignée par un individualisme interdit par les machines : c'est le rassemblement qui opère favorablement. De quoi réfléchir sur nos comportements aveugles, inconscients. Ce que se permet de faire l'écrivain, Grégoire Courtois, son propos retentissant, message ultime délivrant l'essentiel des risques que nous encourons à force de nous éloigner de la nature, de la malmener, pas mieux que de savoir nous abriter de tout abus professionnel. Le roman, contre-utopie, soutient une tension accrue qui a réveillé en notre mémoire les lignes d'inconduite que George Orwell, avant Courtois, dénonçait dans son roman visionnaire, 1984. C'est tout dire...
Les agents, Grégoire Courtois
Éditions Le Quartanier, Montréal, 2019, 296 pages
On s'est attachée à l'œuvre de cet écrivain après avoir lu son roman troublant, Surépuipée, l'épopée d'une voiture, sensuelle, étrangement convoitée. Notre regard, sceptique sur certains de ces engins, s'est modifié, on leur accorde une vie parallèle à la nôtre. Ceci dit, pour parvenir aux entrailles du nouvel opus de Grégoire Courtois, car il s'agit bien d'entrailles, de viscères humains, qui provoqueront une catastrophe. L'aventure relatée par une voix masculine, qu'on a identifiée à la fin du récit, se mourra d'elle-même, se confiant dans le huis clos de la tour 35S, tour de verre datant d'un siècle indéterminé, très éloigné de notre civilisation contemporaine. Des millénaires séparent les protagonistes de ce que nous sommes. Peut-être est-ce une erreur magistrale de n'apercevoir que le relief touffu d'un futur alarmant ? On veut dire que ce futur parallèle à notre présent nous talonne. En bas des tours, des villes, que recouvre une épaisse couche de brume, des rues que les bureaucrates, les guildes, redoutent et attirent. Ils imaginent des gens y vivre, les comparant à des chats, bêtes plus que méprisables. Dans ces rues, les réfractaires aux lois du système y sont jetés, des suicidés s'y fracassent. Univers déshumanisé que celui des tours sans âge. Les individus occupant les box blindés sont de toutes parts surveillés. Les guildes se détestent, se menacent, désirant chacune établir un pouvoir territorial indestructible.
Cinq personnages de ce monde désespérant nous intéressent. Ils forment un groupe, plus marginal, plus lucide que d'autres guildes aliénées au système, elles aussi, résidant dans les tours adjacentes. Il y a Solveig qui, pour des raisons esthétiques, s'est épilé le corps, a rasé son crâne. Théodore qui, obéissant à un invisible calendrier, s'est coupé les dix orteils, les jugeant inutiles. Laszlo enregistre la moindre de ses pensées, la pertinence de ses gestes. Clara, artiste, s'autodétruit, scarifiant son corps, ouvrageant la chair de jeunes remplaçants. Et Hick, nouveau venu dans le groupe, excentrique, esprit analytique, leur révèlera, croit-il, la tragédie des rues. Leur travail consiste à surveiller la bonne marche des machines, qu'ils vénèrent, tous et toutes sachant qu'elles sont infaillibles. Elles engendrent, éduquent, logent, nourrissent, gardent ses « créatures domestiquées » jusqu'à ce que mort s'ensuive. Les tours sans cesse aux abords d'une guerre civile, renferment une population vulnérable, vindicative. C'est aux pauses et aux distributrices de nourriture que le danger s'intensifie, des guildes étant constamment aux aguets. Des communiqués officiels émis sur les écrans, les tiennent au courant des événements substantiels de l'entreprise, vie et mort de ceux et celles qui ne conviennent plus à cette société endoctrinée. Mais avant tout, ils travaillent pour éviter d'être « laids, inutiles ». Des suicidés se jettent dans le vide, agacés, les agents les voient tomber de leur baie vitrée. Puis, leur sera proposé le prêt Solidarité afin d'acquérir divers objets, dont un matériau révolutionnaire qui sécuriserait leur box contre toute attaque. Cependant, une condition se pose, aggravant la méfiance des uns envers les autres : les membres d'une même guilde doivent se situer dans un périmètre accessible et non disséminé. Cette condition âprement polémiquée, et une maladresse commise par Solveig à la cantine, déclencheront une guerre sans merci entre les occupants des box. Une terreur s'instaure, sans possibilité d'échapper à la haine environnante.
Ne pouvant dépeindre les ruses fatidiques, les avatars mortifères, parsemant des cadavres dans les couloirs et les box de la tour 35S, animée par cinq agents déjà identifiés, combattant farouchement pour protéger leur piètre existence, on a pris en considération une lueur d'espoir que distille Laszlo à Solveig, lui confiant la présence d'un reliquat du monde ancien, se nichant dans une tour désaffectée : une végétation sous laquelle se dissimulerait une porte enchevêtrée dans les racines et branches de plantes exotiques. Avant d'arriver à une immense terrasse où est censé atterrir Cily Vinière, héritière de la zone ouest de Chicago 3, venue visiter les installations, que Solveig et Laszlo pensent réquisitionner pour les libérer. Respirant un air naturel, Solveig prendra conscience qu'elle est une femme plus qu'une humaine formatée dans un institut qui l'a projetée, en temps venu, dans un monde aseptisé de tout sentiment humain. Cette sensation évoquée par Solveig ne durera pas, suffisamment cependant pour qu'elle se demande si les tours et leurs occupants ne sont pas un leurre. Si eux tous ne sont pas des fictions. Après que Solveig et ses compagnons auront été décimés, c'est Hick, dont les machines n'ont pu détecter ce que dissimule son cerveau, folie ou idiotie poussée à son paroxysme, qui prendra les commandes du box déserté. Toutefois, un doute subsiste, mettant à mal l'infaillibilité des machines, à la suite d'une interrogation écrite de Laszlo : " Sais-tu enfin qui tu es ? "
Après nous être arrêtée sur une interprétation probable de ce roman intense — tant de portes entrouvertes nous invitent à bifurquer —, c'est une mise en garde terrifiante que nous retenons, figurée habilement par Grégoire Courtois. Nous sommes obsédés par le travail, la consommation. Les performances. Des gens vivent, dorment dans leur bureau, manière d'agir des protagonistes des tours, qui ne possèdent plus que cet insolite habitat. Promiscuité sous-jacente — Solveig travaille nue —, solidarité précaire, constamment mise à l'épreuve, égratignée par un individualisme interdit par les machines : c'est le rassemblement qui opère favorablement. De quoi réfléchir sur nos comportements aveugles, inconscients. Ce que se permet de faire l'écrivain, Grégoire Courtois, son propos retentissant, message ultime délivrant l'essentiel des risques que nous encourons à force de nous éloigner de la nature, de la malmener, pas mieux que de savoir nous abriter de tout abus professionnel. Le roman, contre-utopie, soutient une tension accrue qui a réveillé en notre mémoire les lignes d'inconduite que George Orwell, avant Courtois, dénonçait dans son roman visionnaire, 1984. C'est tout dire...
Les agents, Grégoire Courtois
Éditions Le Quartanier, Montréal, 2019, 296 pages
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