Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 18 octobre 2010
Une brimade suicidaire ****
On a eu raison de faire confiance aux lendemains ensoleillés d'octobre. On a arpenté la ville, fait du lèche-vitrines. On est entrée dans une librairie où la propriétaire nous transmet sa passion des livres, nous recommandant chaque fois qu'elle nous voit quelque récente parution. On a pris note de ses suggestions puis, de retour chez soi, on a terminé la lecture du dernier roman d'Aki Shimazaki, Tonbo.
Délicatement, on a tourné les pages de ce minimaliste et intense récit. À pas feutrés, l'auteure nous emporte au pays des cerisiers et des pruniers. Un narrateur, Nobu, relate sa version des événements funestes qui se sont déroulés dans sa famille, quinze ans plus tôt : victime d'une terrible injustice, son père s'est pendu « à la fin de la saison des fleurs de cerisiers. ». Huit ans après avoir été contraint de démissionner d'une grande maison de commerce, située en banlieue de Tokyo, Nobu a fondé un juku, établissement de cours privés, spécialisé dans la préparation des examens. Sa jeunesse a été meurtrie par la disparition de son père. Professeur de biologie respecté, celui-ci a été accusé d'avoir provoqué la mort d'un élève rebelle. Pour échapper aux sarcasmes du voisinage, à la vengeance d'un journaliste véreux, la mère de Nobu et son frère ont dû déménager. Depuis, elle vit seule à Kobe. Nobu ne s'est jamais remis de cette mort inexpliquée. Le regard posé sur l'eau de la rivière, sur un insecte, ravive le souvenir aimé de cet « homme tranquille [...] Ses passe-temps étaient la lecture, la pêche et l'observation des insectes. » Homme à la santé fragile, de peu d'ambitions, il attendait paisiblement sa retraite. Son rêve : ouvrir un juku pour lycéens. Comment ce père introverti a-t-il pu gifler un élève au point de le tuer ? Un jour, Nobu reçoit un appel téléphonique de l'un de ses anciens étudiants, Jirô Kanô. Ce dernier veut le rencontrer, lui expliquer ce qui s'est réellement passé. Troublé, Nobu accepte de le recevoir à son bureau ; lui seront alors révélées les causes véritables du suicide de son père.
Entre-temps, Haruko, infirmière, épouse de Nobu, éduque leurs deux enfants ; elle adore chanter et souhaite organiser une chorale avec ses collègues de l'hôpital. Il y a monsieur Miwa, ancien propriétaire du bâtiment qu'occupe le juku de Nobu. Un pêcheur assis sur une roche, « il attend nonchalamment de sentir des coups sur sa ligne. » Madame Wada, employée de bureau dans le juku, « est chargée de la réception et de diverses tâches. » Akitsu, une élève du père de Nobu, qui était venue à ses funérailles. Sans oublier l'ami d'enfance de Kobe, la ville natale du narrateur. Autant de personnages décrits en filigrane, comme si Nobu, aveuglé par son immense affliction, les avait enfermés dans les plis serrés d'un éventail. Les objets, les insectes priment sur les êtres, adoucissent son chagrin ; courbé sous le poids du monde, connoté par l'écrivain autrichien Peter Handke, il ne parvient pas à surmonter son deuil, à faire la paix avec lui-même.
Au fur et à mesure que le mystère se dissout, Nobu contemple, proches de lui, des acteurs dont il ignorait à peu près tout, figés qu'ils étaient dans une bulle impénétrable. Quand Jirô Kanô lui aura confié sa part de responsabilité dans ce drame, Nobu saisira à quel point le jeune homme respectait son père ; sa fuite toujours vers le nord comme une « libellule blessée cherchant à effacer de sa mémoire tous les noms des endroits qui la tracassaient [...] » recoupait sa déroute intérieure. Il aura fallu des années avant que Jirô Kanô ne cesse de ruminer un passé stérile, croulant sous un remords atrophié par des péripéties qu'il nommera lui-même innen — fatalité.
Les libellules — tonbo — si chères au père de Nobu, sont constamment présentes, telle une métaphore naturaliste. Elles arrivent de l'Asie du Sud-Ouest, viennent mourir dans le Japon du Nord, n'enjolivant pas que les refrains des chansons populaires que chantonnait jadis le père de Nobu et que chantent aujourd'hui Haruko et ses enfants. À voix presque basse, d'un ton mesuré, Aki Shimazaki narre une histoire universelle, celle de l'emprise du bourreau sur sa proie. Les hommes de ses romans sont marqués d'une douloureuse frilosité, saisis de balbutiements moraux ; ils s'essaient à de timides envolées vers un avenir incertain, souvent prisonniers d'un flot de silence. Les femmes enrichissent leurs désirs personnels d'une certitude affective qui leur est propre et nécessaire pour survivre aux pires tragédies. C'est ce qu'apprendra Nobu après que Jirô Kanô lui eut dessilé les yeux, étonné qu'une partie du monde qui l'entoure soit encore vivable, empreint d'une générosité qu'il ne soupçonnait pas, sa souffrance ayant réduit son existence à un univers restreint, opaque.
Sous la plume appliquée, exigeante d'Aki Shimazaki, la foi qu'elle porte dans les êtres se proportionne au rôle tellement humain qu'elle leur fait jouer. Elle les brosse, se mouvant dans un jardin ordonné, s'attardant avec simplicité sur les moindres détails, habillant ce lieu intime et fertile de scènes bucoliques où Nobu se ressource. Maintenant que le monde s'est reconstruit, les libellules virevoltent autour d'un vieil homme rendu à son expression surnaturelle. Le style fluide d'Aki Shimazaki, dépouillé de scories, qui n'est pas sans évoquer le style mélancolique de l'écrivain Haruki Murakami, force l'admiration du lecteur. Les non-dits, telles des chrysalides, se sont transformés en de frémissantes révélations. Tout est raconté du bout des lèvres, peint avec le bout des doigts. C'est cela, l'art d'écrire à la japonaise !
Tonbo, Aki Shimazaki
Leméac / Actes Sud, Montréal / Arles, 2010, 136 pages
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