Et si par quelque miracle fortuit, ne tenait qu'à un fil le temps qui nous reste à vivre, ce fil n'étant pas celui qui sauva Thésée, perdit le Minotaure, mais bien celui qui nous conduit irréversiblement vers notre ultime demeure. Le poids de la terre rompant ses fibres, les dernières, les plus fragiles. Ce que D. nous écrit à deux heures du matin, son compteur nocturne n'étant pas mieux ajusté que ses folles pensées. On a lu Secrets boréals, roman signé Anna Raymonde Gazaille.
On ne connaissait pas cette écrivaine. Pour être plus précise, aucun de ses livres ne nous était parvenu, haussant la pile toujours à l'affût de nouveautés, comme quoi le réseaux sociaux ont leurs bons mots à dire. Roman policier psychologique à la fois qu'on s'est empressée de lire, l'histoire de Brigit Lynch, à la merci d'un passé dont nous ne saurons rien jusqu'au dénouement, s'est révélée non plaisante mais nécessaire à remettre les idées en place lorsque l'imprévisible nous submerge. Quand on fait sa connaissance, elle cueille des chanterelles dans une clairière, qu'elle vendra à son ami Laurent, chef d'une des meilleures tables de la région. Région qui ne porte pas de nom défini mais qui se situe aux confins de la forêt boréale, dans un village où le gens se méfient de cette étrangère qui vit là depuis trois ans, ils ne savent rien d'elle sinon qu'elle vient de la ville. Elle a acheté une maison à un couple retraité, entourée de ses terres, près d'un grand lac profond, inquiétant. La forêt boréale n'a aucun secret pour elle, source apaisante d'une vie nouvelle. Pourtant, rien n'est simple pour Brigit Lynch qui, proche de la cinquantaine, ne cesse de remettre en question ses origines. Irlandaises et inuites. Ce jour-là, de retour dans sa maison, elle sera dérangée par le policier du village qui l'informe que Josiane, la fille de treize ans des Rondeau, a disparu. S'alliant aux préoccupations mentales de Brigit, l'histoire commence, baignant dans une angoisse interrogative qui porte sur des années traumatisantes. Durant une longue promenade réparatrice, elle découvrira le corps de l'adolescente, la tête reposant sur une grosse pierre, maculée de sang.
Ce drame dont les causes obscures ont attisé notre intérêt, nous renvoie à de brefs chapitres où une femme, Dana, fuit, avec un groupe d'enfants, les sévices meurtriers de terroristes qui enlèvent les fillettes, les utilisent comme monnaie d'échange avec des hommes pires qu'eux-mêmes. Phases guerrières au Moyen-Orient, dont nous ne percevons que la pointe de l'horreur, débitées aux informations du monde occidental, mais que notre oreille capte sans plus de considération excessive, la vie ordinaire nous installant dans son confortable oubli. L'écrivaine nous entraine dans l'existence de sa protagoniste, essayant de défier le temps passé, toujours en mouvement. Pour cette raison et bien d'autres qui découleront du récit, Brigit s'habille de fausses identités, soupçonnant un individu, témoin de son ancienne vie, de vouloir la tuer. Méfiance paranoïaque dont elle paie le prix, son attirance pour le policier Simon Kerouac, qui arrive de la ville pour mener l'enquête, se résumera à une aventure d'une nuit, alors que lui, se pose des questions sur cette femme qui le fascine. Puis, une deuxième fillette, Amérindienne, sera découverte, morte, au bord d'une route. Il faudra âprement remonter le cours de certaines existences pour trouver des mobiles à ces deux morts d'adolescentes qui ne demandaient qu'à grandir, s'inventer une vie qui, pour elles, valait la peine d'être de ce monde. C'est à coups d'ingéniosité que le policier Simon Kerouac et Brigit Lynch, suspecteront la famille Rondeau de bien des maux héréditaires, la haine leur servant de port d'attache. Des détails affligeants concernant Josiane seront élucidés quand Brigit aura retrouvé ses cahiers dans lesquels elle mentionnait ses malheurs familiaux, la sévérité de sa mère, sa rencontre avec Sikon, un homme mi-homme mi-bête, pour qui elle inventait des contes enfantins. C'est une vieille femme, Pauline, pensionnaire d'une maison de retraite, qui fera entrer sur scène la fille d'un membre de la famille Rondeau, Françoise, enfant sauvage indomptable, que son père idolâtrait. Elle ne se plaisait que dans les bois, vivant librement, détestant toutes contraintes familiales et sociales. Temps heureux qui ne durera que l'épisode de l'enfance, déjà abîmée par les troubles sournois de l'adolescence. À dix-sept ans, elle s'éprendra d'un jeune Atikamekw, qui poursuivait ses études, faisait d'innombrables projets, comme on en fait à dix-neuf ans. Mais le père de Françoise n'accepta jamais que sa fille fréquente un Indien. La jalousie paternelle montrera ses crocs sanguinolents, sentiment mesquin qui divisera mortellement le père et l'amoureux. De cette liaison désespérée entre la fille blanche et l'Indien naitra un garçon qui attendra son heure pour se montrer.
Il serait malhabile de dévoiler les aléas que subit Brigit, oscillant entre son passé nébuleux, ses origines probables, les indices qu'elle sème au fur et à mesure que se poursuit l'enquête sur la mort des deux fillettes. Sordide affaire qui la fera se souvenir de ses années sombres au sein de l'aide humanitaire. Un homme existe qui la cherche pour se venger d'elle. Un Noir qui se présente dans un restaurant familial du village. Entrevu par Simon Kerouac, étonné de la présence d'un Africain en plein cœur de l'hiver boréal. Entrevoir incite à oublier, à passer à autre chose de plus stimulant : retourner chez soi, en ville, Simon ayant compris que Brigit ne donnerait pas suite à leur nuit voluptueuse. Si le meurtre des deux jeunes filles implique les membres de la famille Rondeau, le passé africain de Brigit nourrit la violence de l'homme qui la poursuit depuis une dizaine d'années... Nous sera dévoilée la véritable identité de cette femme, le rôle qu'elle a joué au Moyen-Orient.
Roman au rythme époustouflant, les paysages se heurtant aux drames humains, comme pour en accentuer la saveur, en transcender l'essence. Éloigné des images convenues, ce Nord que dépeint majestueusement l'écrivaine Anna Raymonde Gazaille, se veut un immense territoire sauvage où ses habitants exposent leur vie, et même leur mort aux passions humaines. On entre dans ces lieux enneigés à l'automne, saison supportable, on en sort drainant les parfums subtils de leurs parures hivernales. Blessures des saisons, comme celle intra-utérine sur le front de Sikon, dessinée par Josiane dans ses cahiers intimes... Colère d'individus gangrenés par un mal héréditaire, lourds secrets empoisonnés de fiel, tuméfiés d'une haine alourdie par des silences mortifères, mais aussi bonté d'hommes et de femmes qui sauront faire la part des choses qui meurent, des choses qui demeurent immuables.
Secrets boréals, Anna Raymonde Gazaille
Leméac Éditeur, Montréal, 2021, 288 pages