Affichage des articles dont le libellé est roman policier. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est roman policier. Afficher tous les articles

lundi 24 janvier 2022

Une ville portuaire concentrée dans sa bulle *** 1/2


Que de deuils en cette fin d'année. Des humains que nous connaissions de loin, d'autres qui sont passés brièvement dans notre existence la démarquant de quelques gestes, de quelques paroles. Et que dire des hommes, femmes et enfants, qui tombent dans l'anonymat de guerres fomentées d'un idéal douteux, reléguant toute humanité dans un sac sans fond où s'entredévorent des serpents haineux ? On parle du roman de Marie-Françoise Taggart, Elizabethville.

En tout, même dans certaines villes, petites ou grandes, se dessine le revers de leur médaille, qui se manifeste sous des aspects innocents pour mieux appâter le chaland. Il suffirait de gratter la première couche de sédiments, nous y trouverions des moisissures dévorant des lieux portuaires jusqu'à l'os. Faut-il passer outre ou mettre au jour les causes de ce pourrissement ? Comportement oscillatoire qui s'est longtemps pratiqué dans la capitale d'Elizabethville, au nord de l'île du New Shetland, où vit une population paisible, encaquée dans une paix de l'esprit qu'il ne faut surtout pas chambarder. Vie rangée, esprits étroits, regards déployés sur les autres, certains prenant le risque de piétiner les plates-bandes du voisinage, représenté par quelques protagonistes qui se croient à l'abri de turpitudes squelettiques envasées au fond de la mer. Ou derrière des portes fermées à double tour. Mais au risque de bousculer l'apparent endormissement des insulaires, surgira de presque nulle part un diplomate, Maurice Orage, émissaire représentatif du ministère des Affaires étrangères d'Ottawa, qui doit retrouver une professeure disparue depuis bientôt trois semaines, Élizabeth de Vimy. Démis de ses fonctions pour avoir échoué à une mission au Pakistan, Maurice Orage affrontera l'île et ses habitants, trainant sur son dos douloureux ses remises en question lors de son mandat en plein désert. Peu à peu, telle l'enquête qu'il mène, il se remémore les dangers qu'il a encourus, ayant défié les ordres de ses supérieurs. 

Entre les chapitres, se greffe une voix masculine, cohérente et menaçante, alors qu'en filigrane se présentent des humains requis pour nous mettre sur des pistes insoupçonnables, comme Mike qui entretient le jardin du couple de Vimy. C'est derrière les rideaux de leur voisine, Gail Pimberton, que nous aurons droit à un portrait sans complaisance de l'homme qui s'occupe, poétiquement, de rosiers qui le passionnent. Attardé mentalement, souligne cette femme médisante. Vivant sur une péniche, Mike jouera un rôle déterminant au long de l'enquête, s'illusionnant peu sur ses employeurs. Dans le jardin, il fera une macabre découverte qui le fera fuir, délaissant ses outils sur le terrain. Plus tard, sans le savoir, il sauvera la vie d'une jeune femme handicapée à qui il a offert un fauteuil roulant électrique d'occasion, son propriétaire étant décédé. De son côté, l'aventure menée par Maurice Orage renforce ses doutes quant au sort réservé à Élizabeth de Vimy lorsqu'il rencontrera ses parents, des gens qui camouflent un mystère dans leur immense demeure, élevant le fils de trois ans de leur fille, monoparentale, droguée, fugueuse, aux dires du père. Après avoir sillonné toutes les possibilités d'une enquête irrésolue, le diplomate comprend mal les causes de cette recherche sans but, qui lui seront révélées par le ministre de l'île, en même temps qu'Orage lui fera part d'un drame qui a été étouffé depuis des années, lui apprenant que la disparue tenait un journal contenant des faits troublants sur son compte. 

Enquête sur une femme devenue une île elle-même, ce morceau de terre privilégiée se creusant de souterrains où se mussent de jeunes autochtones, parias de cette société léchée par un apparent bien-être, lequel s'effritera grâce à la persévérance humaniste de Maurice Orage, devenu malgré lui, l'ami et confident d'une jeune femme paraplégique qui, à chacune de leurs rencontres, l'informe de faits répugnants ternissant la bourgade, révélations qui mettront son existence en péril quand elle sera repérée par un meurtrier psychopathe. Intuitif, le diplomate se souvient alors de sa mission ratée au Pakistan, réalise qu'il se retrouve dans une situation identique, responsable d'une personne qu'il a mise en danger. Il réagira à temps, secouant l'inertie aveugle des responsables qui gouvernent l'île, tels le maire et sa suite, manifestement sous l'emprise des Hells Angels. 

Si les bons et les méchants entrent dans la catégorie qui leur est due, il est indéniable que ce roman fascinant sous bien des aspects, essaimé d'inventivité et d'une écriture élégante et soignée, dénonce des assassinats physiques et mentaux qui existent ailleurs que sur une île aux parterres fleuris de rosiers. Les propos funestes d'un jardinier qui, au moment voulu, se révélera un homme surprenant, loin du demeuré fuyant une compromettante trouvaille. Tout le roman est ainsi, enveloppé de superpositions efficaces, de silences vénéneux, cristallisant des êtres et des événements qui, grâce à l'honnêteté morale de quelques-uns seront disséqués au grand jour. Qu'est devenue Élizabeth de Vimy, toujours introuvable ? Sert-elle d'alibi pour mettre en relief les agissements meurtriers d'un psychopathe, la disparition interlope de femmes autochtones ? L'intrigue se conclut d'une manière alléchante sous le soleil de l'île, à la limite d'une fin chorale qui nous rassure sur le sort inattendu du ministre, de celui, équivoque, du maire. Des projets de Mike, jardinier jusqu'à la pointe de ses desseins florissants... Loin de l'île, une autre histoire se trame, le retour au bercail de Maurice Orage, accompagné de son amie paraplégique, réservant peut-être une suite à ce palpitant roman, faveur qu'on demande à l'écrivaine, Marie-Françoise Taggart, sans aucune hésitation. L'histoire humaine se prévalant de multiples ressources quand il s'agit d'en creuser les failles, de les transformer en une fable imaginaire pour le plaisir immense de faire la connaissance d'êtres semblables à nous-mêmes, livrés à leur propre destin duquel nous ne pouvons rien...


Elizabethville, Marie-Françoise Taggart

Les Éditions Mains libres, Montréal, 2021, 287 pages


lundi 3 janvier 2022

Des hommes que ni le bien ni le mal ne rebutent *** 1/2

 


On a passé plus d'une heure au téléphone avec une compagnie spécialisée en réparations de boites vocales. On se rend compte qu'on ne fait aucun effort pour se prêter à la bienveillance de la personne qui, à l'autre bout, parvient à nous sortir d'une désagréable impasse. On a toujours été ainsi, réfractaire aux attraits électroniques qui, en bonne marche, gouvernent notre existence quotidienne. On a lu le roman de André Jacques, Les gouffres du Karst. 

C'est un sans-abri, mussé derrière un conteneur, qui assiste de loin à un meurtre. Il appelle le 9-1-1 et l'histoire commence. Orchestrée par ce troublant détail, l'occasion est belle pour faire la connaissance du major retraité de l'armée canadienne, Alexandre Jobin, taciturne et secret, un brin alcoolique. De sa compagne, Chrysanthy Orowitzn, originaire de Slovaquie. De Pavie, jeune femme imprévisible à la main justicière, et d'autres qui gravitent par nécessité autour de l'antiquaire et amateur d'art. Son magasin est tenu par Isabelle Bédard, présente dans une aventure antérieure, assisté du vieux Sam Wronski, ancien propriétaire des lieux, tous deux complices inconditionnels d'Alexandre Jobin. L'homme qui a été tué est l'un de ses amis, autrefois lieutenant dans l'armée canadienne. Jobin sera convoqué par le Service canadien du renseignement de sécurité pour poursuivre l'enquête. Depuis quelque temps, une recrudescence d'armes a été remarquée dans l'ensemble du Canada, sans connaitre leur provenance. C'est sur ce dossier épineux que travaillait l'ami de Jobin, Ian Fitzgerald. La filière remonte jusqu'aux Balkans, des rumeurs circulent à propos d'exilés bosniaques ou croates, de la mafia italienne, de gangs de rue. Dont pour certains le point de ralliement se situe dans un bistrot sur Van Horne, Le Zadar. Jobin connaissant les horreurs de la guerre des Balkans, il n'hésitera pas, à son corps défendant, à prendre les choses en main, lui qui a déjà fait preuve de son talent de fin limier dans des aventures qu'on n'a pas encore lues...

Thriller dans lequel les principaux acteurs voyagent, filent entre les mains des responsables du SPVM, eux aussi chargés de l'enquête. Ce qui met hors de lui le lieutenant-détective Lucien Latendresse, qui tient Alexandre Jobin en haute estime. Malgré le drame qui se joue, le comportement du détective est parfois cocasse, Jobin menant la vie dure à son collègue. De Montréal jusqu'en Croatie en passant par l'Italie, des hommes rivaux des uns des autres trament sur leur chemin sanguinaire des situations qui feront des victimes, toujours innocentes, qui échapperont aux bonnes intentions de Jobin qui tient à venger la mort de son collègue Ian Fitzgerald mais aussi celle de sa femme, morte officiellement d'un cancer foudroyant. C'est le général Dragomir Broz, responsable d'un réseau criminel qui sera visé en priorité. Il demeure en Croatie, intouchable malgré les soupçons pesant sur l'ampleur de son organisation aux douteuses apparences. Retraité dans sa villa sur l'île de Krk, il s'est recyclé dans le transport et le tourisme, considéré comme un héros de la guerre des Balkans. Histoire touffue mais combien haletante, le rythme galopé nous incite à suivre Alexandre Jobin, sa compagne Chrysanthy, dans leur rôle de justicier et de justicière, sans oublier la mystérieuse Pavie, à la lame affutée quand il s'agit de décider du sort d'individus qu'elle soupçonne de méfaits irréparables. On ne sait trop qui elle est mais on préfère l'entourer de mystère, d'où son charme androgyne. Quand le général et Jobin, implacables ennemis de guerre, se battront à mort dans la clairière au Kratz, Jobin devra la vie sauve à Pavie, bouleversé qu'il est par les réminiscences qui ne cessent de le hanter, sous formes de " failles ", ainsi nommées par l'écrivain André Jacques. Tels des indices qui s'amalgament entre passé et présent, qui assoiffent la tête et le cœur d'un enquêteur exacerbé par la lâcheté mensongère de sbires attirés par plus fort que les risques de leur engagement mortifère.

Si on ne fait qu'effleurer le sort des bons et des pervers, c'est qu'il serait dommage de dévoiler l'intrigue d'une manière historique et humaine. Parvenue jusqu'à nous sous la plume dynamique d'André Jacques, on accorde à l'écrivain le bénéfice non du doute mais celui d'une évidente certitude : il a l'art de concocter un récit cinématographique, rebondissant d'événements sordides qui nous tiennent en haleine jusqu'à retrouver notre souffle à la dernière page. Les protagonistes, reluqués à la taille de la revanche qu'ils désirent prendre sur le temps assoupi, nous fascinent de leur trop-plein de fatuité, de leur félonie mal contenue. Ou plus compensatoire, certains de leur intégrité. Aucune moralité ne transpire entre les lignes, l'action est là qui sert de psychologie à qui veut en chercher parmi les agissements d'hommes formés en connaissance de cause, les guerres leur servant de tremplin expiatoire irréversible, la haine nourrissant leur insuffisance à ne pas avoir tué davantage. Ce sont les éléments inusités comme un tableau de l'artiste serbe Vladimir Velickovic, planqué parmi les armes, qui servira d'appât, au même titre qu'une machine à tuer. Que devient l'art quand il n'est plus que prétexte à se transformer en couverture ostentatoire, taché de l'odeur de sang et de soufre ? Objet métaphorique, défait de son attrait artistique, qui nous fait nous interroger sur certains êtres occupant le livre, telle Pavie dont le comportement laisse envisager un lourd héritage affectif. Chrysanthy, amoureuse parfois agressive envers son compagnon, se présentant à lui comme une indispensable interprète. Que dire des hommes et des femmes, bons et moins bons, défilant autour d'Alexandre Jobin, lui-même réduit au rôle gluant de l'anguille par ses supérieurs ? Chacun exerce une profession qui doit beaucoup à une double personnalité, dont l'une, fonctionnelle, que l'armée conditionne au bas de son échelle militaire, la vie civile ne pouvant offrir à ces hommes endoctrinés semblable gouvernance. Les cauchemars d'Alexandre Jobin sont comme une métaphore inavouée du comportement rationalisé de ces hommes où peu se devine. Seulement se laisse entrevoir.

Avec un plaisir jouissif on a lu ce roman policier, qui nous a dépaysée de nos habituelles lectures portées sur l'âme et ses états cassables, parfois usés, évoquant l'image d'un doigt se posant sur la corne d'un escargot, se retirant prestement dans sa coquille. Inversement, cette fiction — en est-elle une  ? — nous a révélé des hommes imbus de leur condition humaine, comme le général Broz qui se croit invincible, mais qui assuré de cette conviction trompeuse y laissera sa peau, souillée du sang de crimes impunis. Alexandre Jobin, curieux personnage pénétré d'un mal-être existentiel, mène ce bal de vivants et de morts avec un désenchantement déconcertant, qui nous éloigne de l'image narcissique de James Bond. Anti-héros par excellence, Alexandre Jobin nous est d'autant plus sympathique qu'il nous faut gratter sa couenne bourrue pour y trouver des brins de tendresse éparpillés sous une couche de rudesse qu'il ne réserve qu'aux êtres vils. Ambiance masculine, lecture pour hommes, on ne sait trop, mais de temps à autre cette évasion au sein de mondes interlopes nous remet hâtivement les pieds sur une terre porteuse de multiples dangers. On a apprécié notre incursion touristique, entre bords de mer chatoyants, comme dirait Chrysanthy, flânant sur les plages adriatiques pendant que son amant, rébarbatif à la détente, crie vengeance... 


Les gouffres du Karst, André Jacques

Éditions Druide, Montréal, 2021, 428 pages

 

lundi 9 août 2021

Le cœur gangrené d'une famille boréale *** 1/2


Et si par quelque miracle fortuit, ne tenait qu'à un fil le temps qui nous reste à vivre, ce fil n'étant pas celui qui sauva Thésée, perdit le Minotaure, mais bien celui qui nous conduit irréversiblement vers notre ultime demeure. Le poids de la terre rompant ses fibres, les dernières, les plus fragiles. Ce que D. nous écrit à deux heures du matin, son compteur nocturne n'étant pas mieux ajusté que ses folles pensées. On a lu Secrets boréals, roman signé Anna Raymonde Gazaille. 

On ne connaissait pas cette écrivaine. Pour être plus précise, aucun de ses livres ne nous était parvenu, haussant la pile toujours à l'affût de nouveautés, comme quoi le réseaux sociaux ont leurs bons mots à dire. Roman policier psychologique à la fois qu'on s'est empressée de lire, l'histoire de Brigit Lynch, à la merci d'un passé dont nous ne saurons rien jusqu'au dénouement, s'est révélée non plaisante mais nécessaire à remettre les idées en place lorsque l'imprévisible nous submerge. Quand on fait sa connaissance, elle cueille des chanterelles dans une clairière, qu'elle vendra à son ami Laurent, chef d'une des meilleures tables de la région. Région qui ne porte pas de nom défini mais qui se situe aux confins de la forêt boréale, dans un village où le gens se méfient de cette étrangère qui vit là depuis trois ans, ils ne savent rien d'elle sinon qu'elle vient de la ville. Elle a acheté une maison à un couple retraité, entourée de ses terres, près d'un grand lac profond, inquiétant. La forêt boréale n'a aucun secret pour elle, source apaisante d'une vie nouvelle. Pourtant, rien n'est simple pour Brigit Lynch qui, proche de la cinquantaine, ne cesse de remettre en question ses origines. Irlandaises et inuites. Ce jour-là, de retour dans sa maison, elle sera dérangée par le policier du village qui l'informe que Josiane, la fille de treize ans des Rondeau, a disparu. S'alliant aux préoccupations mentales de Brigit, l'histoire commence, baignant dans une angoisse interrogative qui porte sur des années traumatisantes. Durant une longue promenade réparatrice, elle découvrira le corps de l'adolescente, la tête reposant sur une grosse pierre, maculée de sang.

Ce drame dont les causes obscures ont attisé notre intérêt, nous renvoie à de brefs chapitres où une femme, Dana, fuit, avec un groupe d'enfants, les sévices meurtriers de terroristes qui enlèvent les fillettes, les utilisent comme monnaie d'échange avec des hommes pires qu'eux-mêmes. Phases guerrières au Moyen-Orient, dont nous ne percevons que la pointe de l'horreur, débitées aux informations du monde occidental, mais que notre oreille capte sans plus de considération excessive, la vie ordinaire nous installant dans son confortable oubli. L'écrivaine nous entraine dans l'existence de sa protagoniste, essayant de défier le temps passé, toujours en mouvement. Pour cette raison et bien d'autres qui découleront du récit, Brigit s'habille de fausses identités, soupçonnant un individu, témoin de son ancienne vie, de vouloir la tuer. Méfiance paranoïaque dont elle paie le prix, son attirance pour le policier Simon Kerouac, qui arrive de la ville pour mener l'enquête, se résumera à une aventure d'une nuit, alors que lui, se pose des questions sur cette femme qui le fascine. Puis, une deuxième fillette, Amérindienne, sera découverte, morte, au bord d'une route. Il faudra âprement remonter le cours de certaines existences pour trouver des mobiles à ces deux morts d'adolescentes qui ne demandaient qu'à grandir, s'inventer une vie qui, pour elles, valait la peine d'être de ce monde. C'est à coups d'ingéniosité que le policier Simon Kerouac et Brigit Lynch, suspecteront la famille Rondeau de bien des maux héréditaires, la haine leur servant de port d'attache. Des détails affligeants concernant Josiane seront élucidés quand Brigit aura retrouvé ses cahiers dans lesquels elle mentionnait ses malheurs familiaux, la sévérité de sa mère, sa rencontre avec Sikon, un homme mi-homme mi-bête, pour qui elle inventait des contes enfantins. C'est une vieille femme, Pauline, pensionnaire d'une maison de retraite, qui fera entrer sur scène la fille d'un membre de la famille Rondeau, Françoise, enfant sauvage indomptable, que son père idolâtrait. Elle ne se plaisait que dans les bois, vivant librement, détestant toutes contraintes familiales et sociales. Temps heureux qui ne durera que l'épisode de l'enfance, déjà abîmée par les troubles sournois de l'adolescence. À dix-sept ans, elle s'éprendra d'un jeune Atikamekw, qui poursuivait ses études, faisait d'innombrables projets, comme on en fait à dix-neuf ans. Mais le père de Françoise n'accepta jamais que sa fille fréquente un Indien. La jalousie paternelle montrera ses crocs sanguinolents, sentiment mesquin qui divisera mortellement le père et l'amoureux. De cette liaison désespérée entre la fille blanche et l'Indien naitra un garçon qui attendra son heure pour se montrer.

Il serait malhabile de dévoiler les aléas que subit Brigit, oscillant entre son passé nébuleux, ses origines probables, les indices qu'elle sème au fur et à mesure que se poursuit l'enquête sur la mort des deux fillettes. Sordide affaire qui la fera se souvenir de ses années sombres au sein de l'aide humanitaire. Un homme existe qui la cherche pour se venger d'elle. Un Noir qui se présente dans un restaurant familial du village. Entrevu par Simon Kerouac, étonné de la présence d'un Africain en plein cœur de l'hiver boréal. Entrevoir incite à oublier, à passer à autre chose de plus stimulant : retourner chez soi, en ville, Simon ayant compris que Brigit ne donnerait pas suite à leur nuit voluptueuse. Si le meurtre des deux jeunes filles implique les membres de la famille Rondeau, le passé africain de Brigit nourrit la violence de l'homme qui la poursuit depuis une dizaine d'années... Nous sera dévoilée la véritable identité de cette femme, le rôle qu'elle a joué au Moyen-Orient.

Roman au rythme époustouflant, les paysages se heurtant aux drames humains, comme pour en accentuer la saveur, en transcender l'essence. Éloigné des images convenues, ce Nord que dépeint majestueusement l'écrivaine Anna Raymonde Gazaille, se veut un immense territoire sauvage où ses habitants exposent leur vie, et même leur mort aux passions humaines. On entre dans ces lieux enneigés à l'automne, saison supportable, on en sort drainant les parfums subtils de leurs parures hivernales. Blessures des saisons, comme celle intra-utérine sur le front de Sikon, dessinée par Josiane dans ses cahiers intimes... Colère d'individus gangrenés par un mal héréditaire, lourds secrets empoisonnés de fiel, tuméfiés d'une haine alourdie par des silences mortifères, mais aussi bonté d'hommes et de femmes qui sauront faire la part des choses qui meurent, des choses qui demeurent immuables.


Secrets boréals, Anna Raymonde Gazaille

Leméac Éditeur, Montréal, 2021, 288 pages


lundi 2 août 2021

Un crime sans meurtrier, ni morale *** 1/2


Curieux été qui se fait bleu un jour, gris le lendemain. On a l'impression désagréable qu'il influence nos humeurs, celles des gens autour. Un silence alourdi puis soudainement un bruit, tel un fracas redoutable. Des rues fleuries puis des routes où les herbes hautes s'empoussièrent au passage rapide des voitures. Une envie irrépressible de partir vers d'autres paysages puis la sédentarité prend toute la place. La saison coule, équilibrant nos oscillations. On commente le roman de Jean Bello, Un assassin en résidence. 

Quelle fragilité injuste que la lecture. Combien soumise à nos états d'âme. Il nous est arrivé de lire un roman dont l'histoire ne nous disait rien, ou si peu. On l'a rejeté pour lire autre chose puis, reprenant l'objet repoussé, on lui a trouvé d'innombrables qualités insoupçonnées. Cet état à double tranchant, qui nous dérange, nous est arrivé avec le livre de cet écrivain dont on connait l'œuvre, l'ayant commentée favorablement dans ce blogue. Tout d'abord, indifférence et sourire. Ennui et enthousiasme. Que s'est-il passé, on l'ignore. La conclusion, c'est que cette histoire policière, se déroulant dans une résidence pour gens aisés, Au Jardin Desjardins, nous a distraite des ouvrages qu'on lit habituellement à pareille saison. Résidence pour rentiers, où la vie a des allures de nomadisme bourgeois, les retraités jouissant d'un confort non négligeable. 

L'histoire de ces personnes âgées qui essaieront de résoudre le meurtre de Mathieu Bibeau, infirmier de nuit, se divise jour par jour, heure par heure. Pas une minute à perdre pour mettre la main sur l'assassin qui galvaude dans la résidence. Après avoir mené l'enquête discrètement, la police semble avoir capitulé, faute de preuves concrètes. Conclusion que refuseront six membres de la communauté qui décident de résoudre le mystère, à leur façon. C'est Violet, Anglaise francophile, « assez hautaine et plutôt sévère », genre Miss Marple, qui mènera le bal, secondée par Marguerite, ancienne enseignante, femme de soixante-trois ans, pourvue d'attraits physiques qui titillent les hommes, dont un en particulier, rencontré par hasard en allant à la bibliothèque. Marie-Rose, amie de jeunesse de Marguerite, retrouvée quand elle s'est installée dans la maison de retraite. Jasmin, vieillard de quatre-vingt-treize ans, sur le point de perdre la tête pour une auxiliaire infirmière haïtienne. Le juge Robert Lavigueur qui a bien des choses à cacher sous ses airs bourrus. C'est lui et Jasmin qui découvriront le cadavre de Mathieu Bibeau, le dos transpercé d'un couteau, volé mystérieusement dans la cuisine. On n'oublie pas Ginette, au passé peu enviable, dévouée à son amie Pâquerette, professeure émérite, maintenant résidente Au Jardin Desjardins. Les soirées chez Violet ou chez Marguerite se déroulent entre les tisanes, le thé, et plus stimulantes pour mener l'enquête, des liqueurs convenant aux vieilles dames, tel le porto. Des discussions à propos de tout et de rien, des révélations d'ordre privé, essaiment les raisonnements pragmatiques de Violet, qui, lentement, imposent leur rythme. L'humour l'emporte quand les uns et les autres prennent la parole, se délestant en partie de leur vie passée, le présent s'avérant jouissif, symbolisé par les amours tonitruantes de Marguerite et de son Italien, Faustino. La scène où Marie-Rose intervient, entendant gémir et crier son amie Marguerite est hilarante. Elle imagine que le meurtrier de l'infirmier de garde, assassine à son tour Marguerite. Scène que l'écrivain a dû saisir, telle une photographie, le sourire aux lèvres. Et d'autres, comiques, ajustant des pointes caustiques, parcourent le roman, tout en insérant des messages intentionnels, comme le pouvoir douteux des hommes, comme la politique du Québec narrée par Faustino, rabrouant les agissements de ses compatriotes envers le pays d'accueil. Les sauveurs de la planète qui se contredisent dans leurs actions. On en passe, mais le livre est grave sous ses airs de dilettantisme savoureux. Comme dans la vie, l'aspect blanc et noir de l'existence ne manque pas de nous remettre les pieds sur terre grâce au ton narratif qu'emprunte Jean Bello entre deux galéjades.

Même si les bonnes intentions de Violet, entrecoupées de délicieux repas concoctés par la Française Marie-Rose, échouent dans leur logique, l'entêtement farouche de l'Anglaise réconforte ses partenaires, qui redoutent les futures soirées au goût de tisane, maintenant que ces derniers ont pris goût aux alcools doux et aux biscuits à saveur de cannabis préparés par un complice de la victime, Mathieu Bibeau. On taira des suppositions qu'élaborent Violet, mais quand elle invitera le juge Robert Lavigueur à assister à l'une de leurs réunions, il est clair qu'une idée poursuit son chemin dans son esprit surexcité par d'insoupçonnables indices, qu'a mal détecté la police officielle. Si peu sera dévoilé même ce si peu comporte une insidieuse accusation qu'elle ne peut dévoiler, adoucira le comportement agressif du juge. Accusation à rebrousse-poil dont la teneur, sans moralité, sans arrestation, sans requête judiciaire, nous surprendra agréablement, la grandiloquence théâtrale de Violet, ayant eu raison des silences suspects du juge qui, à son insu, avait mis au jour le rôle du triste personnage qu'était l'infirmier de garde, Mathieu Bibeau. La seule moralité sera amorcée dans les paroles pacifiques que Faustino tiendra à Marguerite quant à « la justice qui sauve plutôt qu'elle ne punit. »

Récit peu usité parmi les romans policiers qu'on a lus cet été, même s'il nous a fait penser à tous les assassins qui réussissent à passer à travers les mailles de leur condamnation, à se soustraire au châtiment qu'ils méritent, ces derniers n'ayant eu aucune compassion pour leurs victimes. Cela se voit tous les jours, l'impunité manifestée envers des hommes qui, pour la plupart, récidivent. Bien qu'on souhaiterait que la justice montre son apanage inattaquable. Histoire délicieuse à savourer au bord de l'eau ou dans une campagne verdoyante, ou sur un balcon citadin. La présence rassérénante de Marguerite et de Faustino, celle de Violet, assoiffée d'histoires scabreuses à démêler, celle de Jasmin et de ses problèmes intestinaux, d'Agrippine, la jeune et jolie infirmière haïtienne. Portraits d'une société à laquelle nous appartenons, de laquelle nous partageons les rires et les grimaces, se reflétant dans une fiction minimaliste, tellement bien cernée par l'écrivain Jean Bello, qu'elle donne l'envie de se rassasier de bonté et de pardon, de se vautrer dans des amours à saveur de mets italiens, de sexualité amoureuse, dernière étape fulgurante d'un certain âge...


Un assassin en résidence, Jean Bello

Éditions Québec Amérique, Montréal, 2021, 240 pages

lundi 5 juillet 2021

Quand la chair humaine se fait encadrer *** 1/2


Il serait bien de se dire qu'à notre époque désordonnée, les saisons s'imbriquent les unes dans les autres. Elles ne détiennent plus la certitude que les habits printaniers des enfants sont un point de repère. Nous devons accepter le fait que le ciel, qui devrait être bleu, se mêle aux nuages, comme une simple métaphore de la vie qui se déboussole, elle aussi. Cette brève nous ramène, sans y toucher, aux saisons délimitées de notre jeunesse. On a lu le roman de Diane Vincent, Jeux d'été.

S'il est rare qu'on mentionne ici l'apport distrayant d'une aventure policière, il est toujours plaisant de retrouver le sergent-détective Vincent Bastianello, accompagné de sa fidèle amie, la massothérapeute Josette Marchand, dans une de leurs équipées abracadabrantes. Cette fois, le duo s'est enrichi de la présence d'une jeune femme thaïlandaise, Chana Sombat, adoptée par Josette Marchand lors d'une aventure précédente. Elle est mariée à un squatteur québécois, Kevin, après qu'il lui a sauvé la vie avec quelques-uns de ses amis. Parents d'une enfant de huit mois, qui fait le bonheur de Josette et de l'inspecteur. Dorénavant, ce dernier partage l'appartement de Josette, laissant deviner une entente amoureuse, simplement annotée dans ces nouvelles tribulations menées tambour battant, tant par les protagonistes que par l'auteure.  

Le récit s'ouvre sur un animateur d'une radio montréalaise qui annonce à son public qu'un crime sordide a été commis en plein cœur du Plateau Mont-Royal. Ce que confirmeront nos deux compères quand Josette, la narratrice, s'offusquera de la sauvagerie du meurtre. Une jeune violoniste française, de passage au Québec pour donner quelques concerts, a été égorgée, défigurée, dans le parc Baldwin au début de la soirée, en rentrant à l'hôtel où elle résidait. Des lambeaux de chair ont été savamment découpés à plusieurs endroits de son corps. Le mystère demeure entier mais nous nous doutons que Josette Marchand mettra son grain de sel curieux dans ce crime ignoble, qu'elle secondera son ami l'inspecteur dans ses recherches. Une fois l'identité dévoilée de la violoniste, Sara Landrieau, et sa famille avertie, les deux s'envoleront vers la France poursuivre leur enquête. Nous apprendrons que Sara était d'origine juive, ce qu'elle semblait ignorer. Ayant découvert une photo de sa grand-mère maternelle, rescapée des camps de concentration, elle s'était fait tatouer un numéro sur son avant-bras gauche pour lui rendre hommage. À quoi correspondait ce nombre, soigneusement découpé par l'assassin ? Sara s'était affiliée à un groupe de musiciens spécialisé dans la musique klezmer, musique traditionnelle d'inspiration d'Europe de l'Est, Sara peu tentée par un parcours musical plus conventionnel, plus classique.   

De retour au Québec, de nouveaux personnages interviendront au cours de l'enquête. Un mystérieux luthier à qui Sara avait confié son violon pour en ajuster le son et Frank Cachoud, tatoueur aux apparences bien intentionnées. Deux jeunes hommes, l'un en France, l'autre au Québec, soupirants de la violoniste, reconnue comme une femme tout entière dévouée à la musique. Mais ce seront surtout Chana Sombat et son conjoint, Kevin, qui se montreront d'une grande efficacité pour dénouer bien des intrigues perverses, au risque de se retrouver à leur tour à la morgue. Milieu des tatoueurs peu engageant, milieu des mouvements d'extrême droite au Québec. L'homme qui a méthodiquement assassiné Sara Landrieau, individu déséquilibré, influencé par de constants propos haineux, des idées néonazies, que nous lisons entre les chapitres, par des théories racistes extrêmes, des discours violents, ne pouvait assouvir ses instincts meurtriers que dans un crime odieux. Seul indice qui l'identifie : une tache rouge sur une tempe. Cette réflexion discrète, projetée par l'écrivaine, symboliquement représentée par des êtres sans scrupules, souvent en filigrane, laisse une place primordiale aux agissements de l'inspecteur et de la massothérapeute. À leur complicité, aux sentiments qui les unissent, se faisant spectateurs impuissants puis redresseurs de torts acharnés contre le mal personnifié par des hommes liés aux maillons d'une chaine infernale. Jeux d'été, concours organisé par un groupe suspect, illustrant la sottise humaine, auquel Kevin, officieusement recruté par Vincent Bastianello, prendra part pour mieux en découvrir la banalité dangereuse. Jeu qui créera une telle confusion complexifiée sur l'équilibre mental du meurtrier qu'il ne manquera pas de se trahir. Cependant, sur le point de cerner le psychopathe, Vincent et Josette ont oublié que Chana, conjointe de Kevin, porte elle aussi, griffé sur la nuque, un tatouage qui pourrait intéresser le criminel sadique de Sara Landrieau...

Fiction intelligente, palpitante, scénario habilement monté, confirme notre plaisir inlassable à suivre l'inspecteur Vincent Bastianello et la massothérapeute Josette Marchand dans les intrigues que l'auteure, Diane Vincent, leur fait traverser sous des apparences de personnes ordinaires. Qui dénoncent l'imbroglio politico-social de notre société, en même temps que des sentiments humains les vulnérabilisent. Deux êtres faillibles mais aussi deux justiciers qui se relayent au chevet abimé de leurs semblables. C'est peut-être une goutte d'eau dans un océan humain, des groupes underground prenant pour cibles les plus démunis, les attirant dans des cercles corrompus où la sortie se révèle inexistante. On redemande de ces livres où d'invincibles Thésée pourchassent d'invisibles minotaures pour mieux briser la Bête en eux...


Jeux d'été, Diane Vincent

Éditions Triptyque, Montréal, 2021, 288 pages

lundi 25 juin 2018

Le temps rancunier qui dévore ses proies ***

Il y a tant de choses à mentionner dans ces quelques lignes introductrices. Mais par quoi commencer qui nous satisfasse ? Le plaisir d'aller nous promener dans le parc ? De nous asseoir à quelque terrasse ? De nous enfermer dans la fraîcheur d'un musée ? Dans l'odeur particulière d'une bibliothèque ? Tant de points d'interrogation nous collent après, qu'on les remise à une prochaine fois. On parle du roman de Monique Le Maner, Meurtres et Marées.

De temps à autre, il nous plait de nous divertir d'un livre qui ne fait pas partie de nos choix habituels. Délibérément, on savoure les aventures de meurtriers pathologiques, de détectives sympathiques, plutôt vieillissants, qui ne pratiquent plus que pour l'honneur du devoir accompli où se glisse un brin de vanité. On aime ces individus qui, d'un roman à un autre, démontrent leur aspect humain, soit leurs forces, leurs faiblesses. Bien souvent, ils sont rejetés par la police officielle, ayant justifié, à leur manière, leur talent de fin limier dans des affaires épineuses. C'est le cas, ici, de l'ancien et vieux journaliste, Onésime Gagnon, déjà mis sur pied par l'écrivaine. Occasion inespérée de faire la connaissance de cet homme taciturne qui, avec son ami le sergent-détective Turgeon, démêlera une affaire des plus complexes. Deux meurtres commis lors de son séjour vacancier d'une semaine aux abords de la Gaspésie.

L'action se déroule en juin, dans l'intimité d'une auberge ordinaire où vont et viennent des hommes et des femmes, ceux-ci reflétant l'ambiance triste et grise d'une existence peu réussie, où se devinent les frustrations, les désirs avortés. Jean-Marie Leclerc, écrivain raté, auteur de romans policiers. Amer et sarcastique. Ronald Taché, qui crève de solitude au point de solliciter la présence des habitués de l'auberge, se dit prêt à les écouter. Michel Poliquin, propriétaire de l'auberge, pion rigoureux à la réception, observe les allées et venues de sa clientèle. Reine-Aimée Tanguay, voyante qui ne voit pas grand-chose, dissimule sous une allure extravagante une profonde désespérance. Ce soir-là, soupe à l'auberge un couple morose, accompagné de ses deux enfants bruyants. Le père souffre d'inutilité coupable, la mère insignifiante, tous deux incapables de discipliner leur progéniture. Comme dans tout roman, des personnages secondaires, pittoresques à souhait, hantent les lieux, attendant le moment propice pour attiser la fiction de leur grain de sel, parfois douteux. Il serait dommage de divulguer l'intrigue de ce récit savamment dosé, le lecteur se laissant emporter par des événements surgis de nulle part. Sinon d'un curieux hasard. Peu à peu, les ficelles se dénouent habilement grâce à la logique du vieux journaliste, Onésime Gagnon, qui n'a qu'une hâte : résoudre les deux meurtres et repartir dans sa maison de retraite. Il y a aussi une jeune femme en rouge qui l'attendrira, lui rappelant un souvenir douloureux. Pas le moindre espace vide, chacun se manifestant lors d'une occurrence favorable qui, apparemment, resserre les liens convenus. Même une peluche gagnée à une « machine attrape-toutou » traitée avec déférence par le journaliste-détective, trouvera des mains secourables à qui l'offrir. C'est un puzzle où les pièces, d'entrée de jeu, vont dans tous les sens pour, lentement, s'ajuster à la place qui leur est attribuée. Cela ne se fera pas sans douleur, les sinuosités de l'âme humaine s'avérant de longs et sombres couloirs qu'il n'est pas toujours recommandé d'arpenter. Nous le savons, le passé est un traître qui se nourrit de sentiments retors, se cognant parfois à de séditieuses rencontres. Jean-Marie Leclerc, écrivain raté, et Ronald Taché, surnommé l'homme au carton, en paieront innocemment le prix. Si à un moment donné, la vie se détraque, elle met en branle des situations jusque-là restées dans l'ombre, telle une eau stagnante et vaseuse étouffe les cris des victimes. On se demande si le décor misérable dressé par l'auteure, ses protagonistes au destin médiocre, ne sont pas intentionnels, symboles d'une société étriquée, immiscée dans un coin perdu de ce monde, faisant semblant d'être heureuse, chacun et chacune se dépêtrant dans ses déboires, à l'abri de relations véridiques. Même Onésime Gagnon, vieux loup replié sur lui-même, ne sortira pas indemne de cette aventure pitoyable. Au loin, la mer et ses marées rappellent au promeneur et au lecteur que rien, jamais, ne s'efface. Perpétuel recours à la mémoire têtue. Harcèlement volontaire du temps qui use, finit par déjouer ce qui doit être révélé, au détriment d'un confort moral qui n'est que tricherie.

Récit attachant, mijoté astucieusement par Monique Le Maner. Doté d'une psychologie où la dérision atténue la gravité des maux d'autrui, camouflés sous une couche sédimentaire de souffrance. Cependant, on aurait apprécié que l'éditeur accomplisse un travail de révision plus rigoureux, cette histoire étant parfois trop délayée, insuffisamment ancrée dans ses propos justiciers, soutenus par des témoins rébarbatifs à toute tendresse complice, internés dans une misère rancunière qui les dévore. Il n'en demeure pas moins que cette fiction distrayante procurera au lecteur quelques heures de plaisir, dans la joliesse du court temps estival.


Meurtres et Marées, Monique Le Maner
Éditions du Tullinois, Rimouski, 2018, 191 pages

lundi 23 avril 2018

Mourir sans sourire aux lèvres *** 1/2

On doit en appeler à l'imagination et à son monde farfelu pour oublier que l'hiver, l'un des plus rigoureux qu'on a connu depuis notre arrivée au Québec, nous a heurtée de plein fouet. Nous a enfermée dans uns sorte d'igloo où les portes ne s'ouvrent que pour les nécessités. Dehors, tranche le blanc sur le bleu du ciel, qui nous fait rêver d'étendues sableuses, brûlantes à la plante des pieds. On a lu le roman de Jean-Jacques Pelletier, Deux balles, un sourire. 

On avait fait la connaissance de l'inspecteur Henri Dufaux dans le précédent roman de cet écrivain prolifique, Bain de sang. Les protagonistes et l'intrigue nous ayant séduite, c'est avec curiosité qu'on a retrouvé l'inspecteur accompagné de son équipe. Les trois Sarah et les kids. Lui-même, Henri Dufaux, n'est pas à ranger parmi les communs des mortels, imprégnant son entourage de sa personnalité originale. Tonino, le serveur et patron d'un bistrot, lieu de rendez-vous habituel de l'inspecteur, en sait quelque chose. Dufaux est veuf, genre fidèle nostalgique. Il dialogue avec sa femme, victime d'un accident de voiture, quelques années plus tôt. Mais le temps passant, sa femme a délaissé la compagnie de son mari, qui attend d'elle moult conseils, comme elle l'a fait de son vivant. Il y a aussi la psychologue von Paulhus qui traite sa tendance à la dépression. Une autre femme, Lydia Balco, directrice du SCRS, causera bien des maux de tête à Henri Dufaux. Occupant l'aventure de Bain de sang, elle avait joué un rôle de justicière qu'il ne lui a jamais pardonné.

Dans l'histoire qu'on a lue d'une traite, sans reprendre notre souffle, plusieurs cadavres nous ont tenu compagnie. Ils ont reçu deux balles dans la tête, souriant comme si la mort s'était avérée la meilleure solution à leurs ennuis. Si l'inspecteur se pose d'insondables questions à propos de ces meurtres, son équipe ne manquera pas d'en rajouter pour essayer de résoudre ces crimes commis dans des lieux publics. Dufaux ne tardera pas à soupçonner des écoterroristes, Vert demain, qui revendiqueront les meurtres, et sèment la terreur d'une manière spectaculaire : ils veulent éliminer les pollueurs industriels, liés aux producteurs d'or. Ceux-ci rattachés à la société Pure Gold et son mystérieux PDG, Roy Fischer. Individu louche qui apparaîtra sous différentes identités au cours du roman avant de le clore d'un geste funeste.

Cette fiction déboule sans jamais s'essouffler, même si quelquefois, on a noté quelques enrouements ayant trait surtout à des querelles internes. Dufaux et son équipe faisant des envieux qui leur mettront des bâtons dans les roues, sans parvenir à atteindre leur but de dissolution. Timothy Collins, alias Komodo, directeur adjoint du SPVM, surveille son collègue d'un mauvais œil rancunier. Au premier abord, on s'est distraite d'une histoire terriblement bien ficelée puis on a constaté que l'écrivain, Jean-Jacques Pelletier, signalait au lecteur qu'il était temps de réfréner nos ardeurs et désirs matériels de pollueurs manifestes que nous sommes, ne nous tracassant aucunement de l'avenir menacé de notre planète, généreuse et tolérante. Il serait vain de nous attarder sur les mille péripéties qu'affrontent Henri Dufaux et ses jeunes alliés, ce serait dévoiler une intrigue passionnante, rythmée à l'allure effrontée de personnages qui sont loin de se soucier du bien-être futur de l'environnement. Sans spécifier toutes les embûches qui entraveront l'inspecteur avant d'aboutir à une étrange conclusion, nous laissant entendre qu'aucune justice ne viendra à bout de gens mal intentionnés. Tenter de sauver la planète n'est qu'un prétexte à détourner les exploiteurs de leurs sinistres desseins.

On n'a pas l'habitude de nous prélasser sur ce genre de roman — un polar — mais l'occasion était trop bonne pour ne pas saluer un écrivain plein d'imagination dynamique, maniant une écriture descriptive où la réflexion tient sa place adéquate sans jamais emprunter quelque voie détournée qui encombrerait le récit. Dufaux a la qualité des êtres lucides et réalistes, il dédramatise le sujet en lançant des pointes d'humour qui font sourire malgré les coups bas qu'il subira pendant l'enquête. Fine analyse aussi de la part de l'écrivain face à la jeunesse des acolytes de l'inspecteur. Un brin paternaliste, ce dernier les protège, les défend contre les intrus qui pourraient s'en prendre à leurs courageuses initiatives. Cependant, on se questionne sur l'avenir professionnel de Henri Dufaux qui réalise, et le rabâche au lecteur, que bientôt son équipe organisée n'aura plus besoin de lui. Songe-t-il à retraiter ? Pas de si tôt, on l'espère. N'est-il pas chargé d'une mission herculéenne dictée par le mystérieux Roy Fischer qui, lui, s'est retiré dans une cabane, au bord d'un lac insalubre, ancienne ville minière, contaminée par « toutes sortes de produits chimiques », déchets de l'entreprise autrefois florissante ? Cette image désolante ne symbolise-t-elle pas de récentes catastrophes écologiques, si proches de nous, que la fiction semble une accusation portée à notre indignité d'humains insouciants ? Légèreté du propos qui peu à peu devient visqueux, telle l'eau empoisonnée du lac par le cyanure et autres micro-organismes résiduels. Les poissons sont morts, et si nous mourrions à notre tour, victimes de nos propres inconséquences, sans sourire aux lèvres ?


Deux balles, un sourire, Jean-Jacques Pelletier
Éditions Hurtubise, Montréal, 2017, 448 pages









 

lundi 4 avril 2016

La menace vient de tous bords *** 1/2

Et si on délaissait la feuille blanche, comme certaines parcelles de notre vie, comme un livre qu'on n'écrira jamais, comme une nuit d'insomnie où, au matin, la brume l'emporte sur la clarté bleue du ciel ? Tant de suppositions attisent la crainte de découvrir le vide, occupé de nos échouements sur un bord d'océan, dans un sentier tracé par les pas de l'homme. On se repose, on est bien. Ci-joint nos commentaires que nous a inspirés le roman de Jean-Marc Ouellet, Les griffes de l'invisible.

La thématique proposée par l'écrivain s'avère très actuelle. Un avertissement romancé qu'il ne faut pas prendre à la légère sous couvert que nous faisons confiance à la fiction. À l'imagination fertile du conteur. Bien souvent, un fait divers prend la tournure inusitée d'une rumeur avant de se transformer en certitude, qui dénonce ou garantit la teneur du propos annoncé. L'histoire, ici, se présente sous l'aspect d'une menace signalée par l'auteur, mais aussi par l'anesthésiologiste qui pratique dans un hôpital de Québec. La vérité peut-elle se confondre avec l'allégorie ? Dans ce cas précis, il eût été rassurant d'inscrire ce récit parmi les affabulations d'un médecin en quête de sensations fortes. Mais après un détour dans ce récit passionnant, on ne pouvait que s'interroger, le sort d'Alex Fournier nous ayant troublée.

La vie de cet homme est jusqu'à présent sans problème. Ce jour-là, heureux, il rend visite à sa sœur, veuve, installée à la campagne, mère de deux jeunes enfants. D'emblée, elle lui confiera que son fils est atteint de leucémie, qu'il n'a que quelques mois à vivre ; Charles a toujours été sensible aux effets perturbateurs des ondes électromagnétiques. À son retour chez lui, ébranlé par les révélations de sa sœur, taraudé par la curiosité, le médecin se met en quête de cerner ce terrible sujet auprès de ses collègues, de ses amis. Bien que chacun s'apitoyât sur le sort désespéré du neveu, personne ne croit au danger de l'électromagnétisme. Alex a compris qu'il doit, de son propre chef, prendre les choses en main. À la suite d'une conférence donnée par un célèbre hémato-oncologue, qu'il rencontrera, il sera confirmé dans sa décision. Ce chercheur s'est vainement penché sur les causes mortelles des ondes électromagnétiques, il n'a reçu que railleries et sarcasmes de la part de ses pairs, au point de se rétracter, de quitter le Québec. Il met Alex en garde mais ne le dissuade pas de différer ses ambitieux projets.

Ce dernier enverra une lettre à l'agence gouvernementale l'informant des méfaits des émissions électromagnétiques, espérant atteindre la méga compagnie WBS, qui détient le monopole de l'ensemble industriel. Après un certain temps, des menaces d'intimidation seront envoyées à Alex Fournier, l'intimant de se mêler de ses propres affaires. Il n'en fera rien, et commence alors une série d'atteintes sur son entourage, sur des personnes qui sont au courant de ses desseins. Une journaliste, son ex-épouse. Un employé de l'agence qui avait, délibérément, considéré sa demande. Entretemps, Charles est mort, la vie professionnelle d'Alex Fournier est soumise à la personnalité parfois difficile de collègues qui ont remarqué la nervosité angoissée de l'anesthésiologiste. Ne pouvant se dépêtrer seul du terrifiant piège que lui a tendu la WBS, il devra porter plainte, utiliser les services de l'inspecteur Picard, qui doute de la véracité des péripéties de son client, celui-ci n'ayant aucun argument solide à lui fournir. Jusqu'au jour où les preuves d'assassinat s'accumulant contre lui, Alex Fournier sera emprisonné, en attendant son procès.

On ne dévoilera pas les intrigues se nouant autour du médecin, n'altérant en rien son désir de combattre les multinationales qui empochent les profits générés par les émissions électromagnétiques, ne se souciant pas de la santé des humains, des dérives de la nature, du comportement parfois instable des animaux. Des insectes. Si Alex paie le prix fort de son acharnement, il sortira grandi de cette adversité, ayant réussi à déstabiliser un univers pernicieux, ignoré de la majorité des mortels, victimes silencieuses d'une poignée de profiteurs qui n'ont rien à perdre, la vie pour eux étant secondaire.

Roman classé parmi le genre policier, ce qui nous a un peu étonnée, tant l'action, captivante, se déroule autour du médecin Alex Fournier, sa lutte visant un monolithe humain inébranlable, ses collègues l'abandonnant à ses délires donquichottesques. Au moment venu, il devra faire la part des choses, saisissant avec amertume la solitude qui l'accable. Explorer à sa source le mal qu'accentuent, dans ce récit palpitant, de courts intertextes, menant le lecteur à son point de non-retour. À lire pour réfléchir au destin de l'humanité, à son avenir compromis par le despotisme de cupides individus réfractaires à la continuité d'un monde, déjà meurtri par les guerres...


Les griffes de l'invisible, Jean-Marc Ouellet
Éditions Triptyque, Montréal, 2016, 197 pages




lundi 2 mars 2015

Autour d'une robe lacérée *** 1/2

Journée froide et venteuse. On pense aux gens qui n'ont pas un chez-soi confortable et chaud. Un pain qui fleure bon dans la cuisine. Une lampe allumée sur un meuble du salon. Un chat qui ronronne, les yeux mi-clos. Gershwin étire Rhapsody in Blue. On voudrait écrire un poème, on ne le fera pas, de crainte d'être la risée de poètes inspirés. On en lira, ce qui est un privilège. On parle du dernier roman de Diane Vincent, Peaux de soie.

Un roman policier en ces temps de grisaille, quoi de plus attrayant en espérant le printemps et ses bienfaits ? On tiendra compagnie à la massothérapeute Josette Marchand et à son ami l'inspecteur Vincent Bastianello, du Service de Police de Montréal. Avec bonheur, on avait fait leur connaissance dans de précédentes aventures. Cette fois, l'auteure nous convie dans les arcanes extravagants du milieu de la mode. Lors d'un défilé, la mannequin vedette, Irène Wat, et son époux, Cosimo Ferretti, couturier de renom, seront mystérieusement assassinés. Après avoir donné un cours de massothérapie à la top modèle, Josette Marchand, qui assistait à l'événement, sera, de son plein gré, curieuse de démêler ce double meurtre incompréhensible. Elle découvrira un trafic international de petites filles birmanes puis remontera le cours d'une filière de tissus rares originés de Thaïlande. Avant d'en arriver à cette conclusion hâtive, l'auteure aura fait preuve d'une imagination fertile mais aussi de savoir en dépeignant la lente évolution des vers à soie. La fascination qu'ils exercent sur des hommes pervers, machiavéliques, qui n'hésitent pas à mettre en danger la vie de ceux et celles qui, en toute honnêteté, les élèvent.

Dans cet imbroglio de poursuites, Josette Marchand sera secondée par une jeune Thaïlandaise, Chana Sombat, dont le père, éleveur de vers à soie dans son pays, combat les amateurs, non de fibres exceptionnelles, mais de petites filles dont les mains satinées, si douces, caressent la peau d'hommes nus, adorateurs de la déesse aux mille bras, Phra Mae Kwan Im. La « chair comme la soie » de ces mains vierges excite leurs sens, sacrifiant des enfants à leurs funestes desseins. Un réseau de pédophiles, de démarcheurs de clients, d'entremetteurs, de passeurs, s'entremêle à la recherche des assassins du couturier et de son égérie. La robe fabriquée de fibres optiques, puis lacérée, soudainement disparue, que portait Irène Wat, défilant sur le podium, fera sortir de ténèbres hallucinantes des êtres désaxés, obnubilés par un projet extravagant : confectionner, à partir de cocons nains, des vêtements invisibles. Si Josette Marchand et Chana Sombat mènent leur enquête personnelle, souvent risquée, Vincent Bastianello intervient au nom de la police officielle. Non chacun de son côté, mais liés en une complicité parallèle. Hommes et femmes disjonctés, mythomanes délirants, confondant vérités et mensonges, englués dans une toile d'araignée universelle, dont quelques-uns ne se dépêtrent qu'au prix de leur vie empoisonnée par des jeux tragiques, ne sachant plus qui, véritablement, ils sont. Personnalité du caméléon, comme le mentionne l'écrivaine, Diane Vincent.

On ne décrit pas l'histoire de cet univers vicié, souterrain, les actions sinistres de ces personnages se déroulant dans des caves d'immeubles insalubres de Montréal. Toutefois, dans ces édifices désertés squattent de jeunes révoltés sympathiques, n'imaginant pas qu'une partie du monde s'avère abjecte, épris qu'ils sont d'une indépendance juvénile pour continuer à grandir, n'hésitant pas à défendre un idéal auquel ils croient.

Une histoire de famille ennemie se recoupant avec des réseaux de mésalliances : soie, vers nains, pédophiles. Soie, optique photosensible, industrie paramilitaire, multinationales. Deux beaux-frères, l'un informateur véreux, l'autre, « qui savait faire et avait payé le prix fort pour aider son amie Irène. » Si ces deux affaires se terminent pour le mieux, on ne peut vraiment se réjouir, soupçonnant Diane Vincent de mettre au jour une parcelle d'un monde interlope. Ici, le milieu de la mode n'est-il pas prétexte à dénoncer le trafic d'enfants asiatiques dont les familles, soumises à une extrême pauvreté, se laissent séduire par les promesses de truands manipulateurs, vendant leurs enfants en échange d'un avenir de pacotille. Que vaut la vie d'une petite fille de cinq ans contre une robe « magique » lacérée lors d'un défilé ? Peu de chose sinon à isoler le maillon d'une chaîne mondiale, infernale.

Pour toutes sortes de raisons empathiques, il faut lire ce roman où l'humour et la bonne humeur éclairent la part nocive d'ombres humaines. L'écriture dynamique, maîtrisée, d'une écrivaine démontant habilement chaque piège posé par des hommes et des femmes, prisonniers d'une existence pernicieuse, inappropriée aux êtres responsables et tolérants. Josette Marchand et Vincent Bastianello, héros modernes, que nous avons hâte de retrouver, défendant les opprimés, les démunis. Protégeant l'innocence d'enfants manipulés par la laideur mentale d'êtres concupiscents.


Peaux de soie, Diane Vincent
collection L'épaulard
Éditions Triptyque, Montréal, 2015, 270 pages

lundi 28 juillet 2014

Frères ennemis modernes *** 1/2

On a lu un fait divers effarant. À cause de son éducation excessivement rigide et puritaine, une femme n'a découvert l'amour des hommes qu'à l'âge de soixante-quatre ans. Plus jeune, elle fermait les yeux sur la sensualité, de peur de pécher. On est consternée que des idées truffées de grossiers mensonges aient pu gâcher à ce point de non-retour la vie d'un être humain. On parle du roman de Vic Verdier, L'imprimeur doit mourir.

Disons-le d'emblée, ce roman en partie historique, dont l'action se situe à Québec, en 1919, draine avec lui un air de vacances estivales. Malgré le sérieux de l'histoire, on s'est laissée aller à suivre, détendue, les péripéties parentales de Victor-Hugo Verdier, frère aîné de Napoléon-Bonaparte Verdier. Le premier gère l'imprimerie Jacques-Cartier, annexe désargentée d'une fabrique de balais et brosses, la plus grosse en Amérique, appartenant depuis des générations à sa famille. Il a toujours été rejeté des siens, atteint qu'il est d'un pied bot. Un physique quelconque le désavantage, contrairement à Napoléon-Bonaparte, jeune homme séduisant, calculateur, qui, revenu en héros de la Grande Guerre, héritera, à la mort du père, de l'entreprise familiale. La Verdier & Co. Son ambition : s'approprier l'imprimerie régie par Victor-Hugo. Tous les moyens seront mis en œuvre pour s'octroyer ce que son frère aîné a défendu âprement, au point de devenir le meilleur imprimeur de la ville. Le supprimer s'il le faut. Course contre la montre pour sauver l'imprimeur et l'imprimerie de mains meurtrières, mettant en scène des personnages surprenants, sortes d'anarchistes au grand cœur, qui fréquentent la Maison Rouge, où Joan l'Anglaise, la plus belle recrue du bordel, règne sur le cœur de Madéus, aveugle, pianiste du lieu. Toby Wiseman, journaliste juif, le meilleur ami de Vic. S'ajoutera à ces personnages pittoresques, Rosie, assistante d'un magicien de passage. Jeune femme rebelle et ubiquiste. Vic succombera à ses attraits irrésistibles, lui si peu prisé des femmes.

En parallèle à ces aventures loufoques, Vic, sous le pseudonyme de Pierre Cimon, rédige en cachette un feuilleton populaire, les aventures de Phantomax, publié chaque semaine dans le quotidien Le Mercure. À mesure que nous entrons dans l'action mouvementée de Victor-Hugo et de ses compagnons, l'image de Phantomax se précise, Gonzague Aylwin est aux prises avec les bijoux volés d'une riche héritière londonienne. Troublante omniprésence virtuelle ne cessant d'aller d'une certaine fiction à une certaine réalité ; les destins s'entrecroisent, se démultiplient, telle une autobiographie frelatée qu'écrirait Vic pour analyser ses rapports à son frère cupide, à sa mère arrogante, à ses amis à qui il doit d'être en vie. Un plan machiavélique jaillira du cerveau paranoïaque de son frère pour réduire Victor-Hugo à néant. N'a-t-il pas, avec l'aide de sbires haineux, assassiné deux imprimeurs montréalais qui ne se pliaient pas à ses exigences ? Les événements se liguant contre Vic, il devra se soumettre, ou faire semblant, au dessein monstrueux de son frère. Projet insensé qui annihilerait leur réputation, les condamnerait à la mort ou à s'exiler. Nous sommes en 1919...

Une poignée d'amis dévoués, une femme amoureuse connaissant les moindres ficelles de la magie, une pute désenchantée, un commissaire piétinant sur une piste ayant peu à voir avec les mésaventures de Vic et celles de ses acolytes, court-circuiteront les objectifs vénaux de Napoléon-Bonaparte. Mais au prix de la liberté de quelques-uns, l'histoire ayant été relatée bien des années plus tard dans un manuscrit hérité par Caroline, petite-fille d'Antoine Saulnier, scénariste reconnu. Personnage qui intervient au début du roman, des décennies plus tôt.

Roman à tiroirs, habilement déployé, telles des couches sédimentaires concourent à la formation de phénomènes résultant de leur érosion. Emportés par l'intensité d'un récit où deux frères rivalisent d'habiletés dévastatrices, nous apprenons ce qui a poussé les protagonistes, gravitant autour de Victor-Hugo, à devenir ce qu'ils sont en apparence, des femmes et des hommes outrageusement blessés qui se réfugient dans les tricheries d'une existence bancale, dans le moment présent qui n'a de suite que le temps d'un spectacle. En ce début de XXe siècle, où la vie moderne explose et s'installe, il est réconfortant d'assister à une soirée de blues avec Tom Millard, à une revue de magie à la Houdini, à l'amerrissage d'un hydravion à Québec. Qu'importe de savoir si ces événements se sont manifestés comme les a dépeints l'écrivain. Notre lecture, tenant elle aussi de l'illusion, enrobe notre imaginaire d'un plaisir extrême.

Afin qu'aucune confusion ne se crée entre l'écrivain et le personnage de son imprimeur, on signale que Vic Verdier est le nom de plume de Simon-Pierre Pouliot.


L'imprimeur doit mourir, Vic Verdier
Éditions XYZ, Montréal, 2014, 340 pages


lundi 7 septembre 2009

La peau illustrée *** 1/2

L'été prend fin, notre périple de lectures estivales aussi. Avant d'entamer la saison littéraire automnale, on privilégie un roman policier qu'il sera plaisant de lire en pointant le nez vers les nuages, en respirant la brise, en contemplant les arbres, poumons de la nature. Le polar en question se titre Peaux de chagrins, son auteure se nomme Diane Vincent.

Sans crier gare, arrive chez la narratrice, Josette Marchand, son grand et vieil ami mexicain, Alejandro Xochitl, qui a besoin de ses soins. Ils se connaissent depuis une trentaine d'années, se rencontrent une fois tous les trois ans. L'un et l'autre, pour des raisons professionnelles, sont passionnés par la peau. Sandro est un maître tatoueur reconnu, un ethnologue respecté. Après avoir bourlingué à travers le monde, principalement au Japon, il a géré pendant douze ans un poste de conservateur au Musée de tatouage d'Amsterdam. Il s'est marié récemment à Gabriel Marshall, « percussionniste de profession ». Depuis quatre ans, tous deux vivent dans une fermette à Dunbrook, région du Haut-Saint-Laurent, où Gabriel élève quelques chèvres et fabrique des djembés. De son côté, Josette a ouvert un cabinet de massothérapie, boulevard Saint-Joseph. Elle s'est affiliée à Vincent Bastianello, lieutenant-détective, enquêteur-chef au département des « crimes bizarres ». Elle l'assiste sur des meurtres laissant d'étranges marques sur la peau : « mutilations, scarifications, écorchures, brûlures, piqûres ». Ce jour-là, quand Sandro s'abandonne aux « mains magiques » de Josette, l'œuvre sur son dos, signée du Grand Maître japonais Kazuo Oguri, a été ravagée ; le va-et-vient d'un outil tranchant a essayé de biffer le dessin original. Lui, Sandro, ne se souvient de rien.

À partir de ce saccage charnel, Josette Marchand et Vincent Bastianello seront mêlés à une histoire pour le moins sordide. Des disparitions d'hommes adultes, des cadavres de jeunes hommes, les dirigeront vers une ferme, proche de celle de Sandro et de Gabriel, où sous le couvert de camps récréatifs pour ados, se déroulent de mystérieux rites initiatiques. Dans le village, des rumeurs sourdent, peu à peu les langues se délient. Sandro et Gabriel, homosexuels, sont perçus comme « deux gars un peu artistes, mais sympathiques. » Toutefois, le doute plane sur Gabriel que ne quitte plus le jeune Frédéric Groleau. De fil en aiguille, comme le dit Josette, l'affaire se complique quand Frédéric, parti avec Gabriel au Drum Fest de Montréal, est sauvagement assassiné dans leur chambre d'hôtel : les tatouages autour de ses poignets, réalisés par Sandro, ont été écorchés. Pendant ce temps, Gabriel reste introuvable. Plus tard, nous apprendrons que Frédéric détenait des documents compromettants qui, mis au jour par Josette et Vincent, conduiront le lecteur sur une piste redoutable.

C'est comme si la complexité de l'histoire ouvrait quatre voies indépendantes : celles de Sandro et Gabriel, celles de Josette et Vincent. Les protagonistes, chacun de son côté, mènent leur propre enquête sans trop savoir où elle aboutira. Finalement, c'est Sam Lebovich, « un drôle de vétérinaire » des chèvres de Gabriel qui, ayant prononcé quelques paroles sibyllines, révélera à Josette l'existence d'une filière inattendue dans cette enquête : les tatouages faits sur des prisonnières à Buchenwald. L'auteure nous convie alors au cœur d'un drame inoubliable où sera retrouvé l'assassin de Frédéric Groleau, un jeune homme converti au nazisme, Jim Morin.

De croisements en recoupements, comme le dit encore Josette Marchand, sans négliger les rebondissements, l'intrigue ficelée par Diane Vincent est très habile et haletante. Derrière un humour pince-sans-rire et une légèreté de style efficace, l'auteure démontre, sans un brin de morale, combien les adolescents sont vulnérables à tous les idéaux. Il a suffi que Jim Morin se laisse embrigader dans un scénario inextricable, y jouant tous les rôles que des hommes impitoyables attendaient de lui. À travers la voix et les agissements de sa narratrice, Diane Vincent nous fait découvrir un pan horrible du nazisme, l'implacable férocité de ses bourreaux.

Roman policier captivant qu'on ne peut entièrement disséquer tant il est dense. Josette Marchand, la « fouineuse », mêlée aux enquêtes de son coéquipier Vincent Bastianello, ne manque ni d'audace ni de cran. Pour mieux faire connaissance avec le duo fraternel, on recommande la lecture du premier roman de Diane Vincent, Épidermes, publié en 2007 chez le même éditeur.


Peaux de chagrins, Diane Vincent
Les Éditions Triptyque, collection « L'Épaulard »
Montréal, 2009, 240 pages

lundi 15 juin 2009

Bêtes de nuit et oiseaux blessés ***


L'été étant à nos portes, on a décidé de faire une place bien méritée à quelques livres estivaux. Au-delà de quatre cents pages, ils racontent des histoires d'aventures et d'amour. Des histoires qui font peur ou rêver, écrites pour dépayser et divertir. On a commencé notre randonnée avec le roman policier d'Andrée A. Michaud, Lazy Bird.

Bob Richard, quarante ans, albinos célibataire, animateur de nuit à la station de radio locale WZCZ, à Solitary Mountain, Vermont. Depuis le suicide de ses parents, vingt ans plus tôt, il habite n'importe où, vit n'importe comment, sans attaches et sans racines. Il privilégie la nuit au jour, les animaux aux hommes, évitant ainsi les sarcasmes de ses semblables. Pourtant, la solitude qu'il souhaite trouver dans la petite ville ne durera pas. Une auditrice obsessionnelle lui téléphone presque chaque nuit, le menaçant de tuer son chien, l'obligeant à jouer sur les ondes des pièces musicales signifiantes. L'animateur apprendra par sa collègue Polly Jackson qu'à la suite de pareils avertissements, son prédécesseur, Cliff Ryan, a mystérieusement disparu. Bob Richard tentera alors de dépister son harceleuse, qu'il surnomme Misty, en référence à Errol Garner ; elle l'emportera dans des péripéties qui se dénoueront tragiquement. Sous le signe du film réalisé par Clint Eastwood, Play Misty for Me, se dessineront des indices accusateurs, occasionnant des rencontres avec des gens pas mieux lotis que lui. Étranger en ce lieu replié sur lui-même, considéré comme un handicapé, il deviendra le premier suspect. Les désastres ne se sont-ils pas accumulés depuis son arrivée ?

Si les nuits blanches se déroulent sur des airs de jazz, s'alimentent d'images de films, si chaque chapitre débute par une citation de Jim Morrison, Bob Richard se présente comme un hypersensible enchaîné à un douloureux passé ineffaçable. Intervient une ado paumée, pour qui il éprouve une tendresse ambiguë. Il l'appelle Lazy Bird, inspiré d'une pièce de John Coltrane. Au Dinah's Diner « seul restaurant de la place ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre [...] », il rencontre un dénommé Charlie Parker avec qui il se liera d'amitié. Celui-ci porte des « bottes de cow-boy et ses cheveux gris [sont] tressés derrière la tête. » Retiré dans une cabane près d'une rivière, à l'abri de l'agitation citadine, il n'est préoccupé que par l'essentiel. Fait plus inusité encore, Bob Richard attirera un vieux chevreuil albinos, disparu de la forêt depuis longtemps. L'animal se laissera vaguement apprivoisé, se pointant à la veille de chaque nouvelle catastrophe... Un patchwork de personnages percutants et attachants compose ce polar psychologique qu'Andrée A. Michaud dépeint avec le talent qui la caractérise.

Pourtant, entre les bêtes de nuit et de jour, humaines et animales, entre les oiseaux qui volent trop proches du malheur, l'intrigue traîne en longueur. Bob Richard élabore sur la sauvegarde de la nature, sur les particularités excentriques des humains, mettant lentement en place les pièces manquantes du puzzle géré par l'inconnue détraquée, qui s'impose de plus en plus dangereusement. Clins d'œil au cinéma, gros plans sur les sentiments exacerbés d'un homme constamment déchiré par de nombreux états d'âme et de conscience, ralentissant ainsi le rythme fatal d'un premier assassinat qui survient seulement au milieu du roman. À partir de ce meurtre, l'auteure met en branle des événements imparables, attendus du lecteur, soit le meurtre de trois femmes. Comme si une espèce de somnolence nocturne avait figé les protagonistes dans les brumes incertaines d'une expectative maniaque et décisive. Le mouvement infernal s'installe enfin, c'est la descente aux enfers de Bob Richard mais aussi l'affolement d'un être qui finit par se noyer dans le sang des autres et le sien.

Roman parfaitement approprié durant le temps d'un été. Les odeurs de la terre se mêlent à celles des corps revenus à leur primitive expression cadavérique. Seule demeure l'importance de la musique et des images que d'une manière fort habile, l'auteure a intégrées au scénario. Lancinantes, elles submergent l'histoire d'un homme mortellement blessé par la perte brutale de ses parents, marginalisé par sa différence, toutefois compatissant aux misères des autres.

Les qualités littéraires du livre ne font pas défaut. À son habitude, Andrée A. Michaud a su décanter la situation pathétique d'individus face à leur propre tragédie. Le drame traversé par l'albinos Bob Richard, à peine conclu, terni du visage flou d'un homme duquel nous ne savons rien, ne signifie-t-il pas qu'en permanence une ombre innommable nous poursuit, menace de son arme blanche les êtres que nous pensions les plus innocents, les mieux aptes à nous aimer ?


Lazy Bird, Andrée A. Michaud
Québec Amérique, Montréal, 2009, 420 pages