Nous revoici devant notre éternel dilemme. Écrire une introduction qui conviendra à notre prochaine chronique. Il y a peu à dire, notre prochaine chronique se camouflant dans les limbes de nos réflexions. Rien lu, rien analysé ces derniers jours, on a profité de quelques journées de relâche. Pour l'accommodant plaisir de recevoir des livres du printemps qui s'accumulent derrière notre dos. On commente le roman de Tristan Saule, Mathilde ne dit rien.
Il est de plus en plus rare que la teneur d'un livre nous surprenne. En littérature, tout a été dit mais tout n'a pas été lu. L'ouvrage en question nous plongeant dans les marasmes violents d'une femme qui n'attend plus rien de l'existence, on s'est laissée accaparer par l'imagination féconde de l'auteur, qui nous est autant inconnu que le temps qu'il fera demain, qu'on espère clément. On va essayer de suivre Mathilde, puisqu'il s'agit d'elle, qui n'a plus grand-chose à perdre, ayant déjà perdu l'essentiel, sa fille et son mari.
Le récit s'ouvre d'une manière abrupte. Une femme, habillée d'une combinaison d'une compagnie de gaz ou d'électricité, arpente une rue avant de sonner à la porte d'une maison, d'y être reçue. Gaëlle, émotive propriétaire, se méfie de cette technicienne qui l'a simplement informée qu'elle venait rétablir le câble du téléphone et de la télévision, déconnecté par mégarde. Dans l'attitude de la spécialiste, quelque chose d'indicible angoisse Gaëlle, qu'elle ne parvient pas à déceler. Avant de partir, la femme laisse un message verbal pour le mari absent. Il doit payer Mohammed le plus vite possible. Puis, elle sort, laissant Gaëlle décontenancée, apeurée.
Après cet intrigant intermède, où la tension nous situe au diapason de la vie tourmentée de Mathilde, nous apprenons à doses subtiles qui elle est, ce qu'elle fait, l'auteur effleurant ses antécédents. Elle a une quarantaine d'années, ex-championne de judo, elle habite une banlieue française modeste, pour ne pas dire déshéritée, fréquentée par des immigrants maghrébins. Sainte-Té, ses tours et ses dealers, sa place carrée flanquée d'un château d'eau et d'une mosquée, points de repère qui témoigneront des pires événements endurés par Mathilde. Assistante sociale, son travail consiste à aider financièrement des demandeurs démunis. Examinant leur dossier avec un professionnalisme désenchanté, elle sait qu'une maille s'échappera toujours du tricot ajouré de leur situation précaire. Quand nous la suivons sans très bien savoir où elle nous conduit, elle vient d'apprendre que ses voisins, Mohammed et Nadia, sont expulsés de leur logement. Que Mohammed a travaillé illégalement pour le mari de Gaëlle, qui refuse de lui payer son dû. Histoire socio-familiale qui s'envenimera quand Lounès, petit-fils de Mohammed et de Nadia, rattaché à une bande de malfrats du quartier, se dressera dangereusement contre Mathilde, la tenant responsable de la déroute de ses grands-parents. Il y aussi Idriss, dix ans, frère de Lounès, plus ou moins complice avec Mathilde, présent aux moments opportuns.
Du présent jaillit le passé. Se décante celle que fut Mathilde, jeune fille pleine de projets équitables, future championne de judo. Pour son malheur, elle s'éprendra de Thibault, jeune homme sans avenir, sans travail, qu'elle épousera, de qui elle aura une fille. Après des échecs de travail douteux, Thibault entrainera Mathilde dans un complot machiavélique, qu'elle paiera cher, la laissant vide, détachée d'une certaine condition humaine. Fragments existentiels qui se nourriront d'épreuves tant physiques que mentales. À son bureau, la fourberie de deux collègues la décevra. Elle qui n'est que loyauté claquera la porte. Naïve, malgré les affres meurtrières qui l'ont chassée de sa ville natale. À mesure que se resserre le drame qui maintient Mathilde en vie, nous cernons davantage le piège dans lequel elle s'est fourvoyée pour sauver Mohammed et Nadia du désastre qui les guette. Se retrouver jeter à la rue, comme des pestiférés. Mathilde se tait, mais Mathilde stigmatise l'injustice commise envers les migrants de tous bords. L'histoire se déroulant en France, ce sont des Nord-Africains que l'écrivain, Tristan Saule, cible, ravivant cette inguérissable plaie, analogue à la plaie du roi Amfortas, qui a creusé ses racines sournoises bien avant la guerre d'Algérie... Une femme forte, innocente, sera la victime de ces égarements haineux avant d'en être la rédemptrice. Mathilde, femme christique.
Roman captivant duquel on ne peut tout relater, ce qui serait dommage. Et inutile, chacune et chacun élaborant le peu de pouvoir des protagonistes à n'être que ce qui leur a été inculqué. Dessein essoufflant dès la première page que l'écrivain a peaufiné, nous tenant en haleine le temps d'un livre, pour ne pas risquer de nous noyer, sort réservé de justesse à Mathilde. Plus la souffrance s'avère insupportable plus le sort du monde, ici, celui de Mathilde, d'Idriss, s'oriente vers la lumière. Il y a les cas désespérés, les ulcérés, tel Lounès soumis à une amertume mêlée de rancœur, tel Thibault qui, dans la mort, se résoud à n'être qu'un paria de la société. Fiction dérangeante au plus haut degré. Bien que français dans son entièreté, le récit nous enseigne, sans moralité aucune, que nous miroitons la fragilité misérable des agissements de nos semblables. Qu'ils soient silencieux, héroïques, trop souvent délestés des bienfaits que nous attendons d'eux.
L'écrivain, Tristan Saule, promet une suite, titrée Chroniques de la place carrée. Idée généreuse qui ne demande qu'à se concrétiser, dont on attend l'issue avec patience et impatience à la fois.
Mathilde ne dit rien, Tristan Saule
Le Quartanier Éditeur, Montréal, 2021, 285 pages