Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
mercredi 26 décembre 2007
Des voix et des pieds
Combien émouvant et drôle que ce premier roman signé Roderick McGillis. À partir d'un fait divers, l'auteur concocte une histoire étonnante ; elle sert de prétexte pour plusieurs personnages, hauts en couleur, à ressasser des sentiments mêlés de tendresse, d'affliction, de haine qu'ils ressentent pour la vie sordide que leur offrent deux villages - Jason's Falls et Atoronto - séparés par une voie de chemin de fer. Dans chacun d'eux, une bande de jeunes y fait la loi et il est risqué de franchir cette frontière illusoire. Cela se passe en Ontario à la fin des années cinquante, cela pourrait se passer dans n'importe quels villages de ces années transitoires entre un ancien et un nouveau monde qui nous échappe un peu, d'où l'universalité du thème.
Un jour, à Jason's Falls, arrivera un incident qui éveillera toutes les voix - consciences? - des deux villages, abruties par la banalité désespérée du quotidien. Un adolescent, Stephen, volera la voiture de Gary Bettman, qui avait laissé tourner le moteur. Comme le dit Mike qui ne veut que «quelques cents pour le vin», «la voiture s'est arrachée dans un nuage de poussière jusqu'au delà du terrain de base-ball et de l'église.» Dans son élan de rébellion, Stephen entraînera avec lui Sally, la sœur de Jerry, «le chef des Rangers», la bande rivale de celle de Stephen. Mais pendant que tous se posent des questions sur l'acte du jeune homme - le vol de la voiture et l'enlèvement consentant de Sally, ce que chacun ignore -, une deuxième voiture carbonisée sera retrouvée près de Kingston avec deux corps à l'intérieur, impossibles à identifier. Comme le véhicule a été volé à Jason's Falls, les villageois en concluent hâtivement que les passagers ne sont autres que Stephen et Sally.
Pendant que les voix s'unissent en une polyphonie discordante et acerbe, celles de Stephen et de Sally nous renseignent sur leur périple ; ils ne savent pas très bien où ils iront. Stephen décide à tout hasard que la première étape en sera Toronto. Dans les villages inertes, sur le point de mourir, qui ne rêve pas de la grande ville inconnue comme d'une issue de secours, voire d'un paradis terrestre ? Les deux adolescents, qui ont la vie devant eux, profitent de cette escapade audacieuse pour s'immiscer dans une ville rêvée mais aussi dans ses sournois engrenages. Sally, belle jeune fille moderne, attirera quelques personnages pervers - Mitch et Glenn - mais aussi un couple lequel se contente «d'observer les lis des champs» - Byron et Claire - qui leur viendra en aide. Ils feront aussi la connaissance d'un étrange bonhomme - Gerry Moore, «tout le monde l'appelait Dinty» - «qui sait tout des pieds et des chaussures.» À Toronto, ils trouveront un travail occasionnel jusqu'au jour où Sally fera part à Stephen de son désir de partir dans l'Ouest. Elle a rencontré un «type de Vancouver qui lui avait dit travailler avec des enfants en difficulté dans un camp pas loin de la ville.» Stephen la suivra mais il pressent que Sally le quittera le cas échéant. Pour ne pas tout dévoiler de l'aventure des deux jeunes, précisons qu'au cours de leurs pérégrinations, ils ont abandonné la voiture de Gary Bettman, elle sera retrouvée en Alberta...
Là-bas, dans les villages, les voix cacophoniques se font de plus en plus nombreuses. Après avoir fait le procès de Stephen, fils d'un couple asiatique propriétaire d'un restaurant que personne ne fréquente à cause de leur origine, après avoir critiqué âprement un certain vendeur de chaussures, après s'être enfin penchées sur leur vie misérable, ces voix se remettront lentement en question. Il y a Rachel l'institutrice, l'infirmière Wagner, le docteur Orme, le chanoine Miller, grand-père qui raconte des histoires abracadabrantes, le jeune Rainey - et sa mère - qui depuis l'accident traîne comme une âme en peine. Il croit lui aussi que Stephen et Sally en sont les victimes. Bien d'autres voix interviendront débitant leur rancœur sur les immigrants, sur le chômage, sur l'injustice, ces idées toutes faites que drainent l'ignorance et le désœuvrement. On ne fait que répéter ce qu'on entend. Mais la voix en quelque sorte rédemptrice est celle de Dinty, qui discourt sur les pieds, sur tout ce qu'on leur fait subir, sur ce qu'ils représentent sous le poids du corps. La métaphore vaut pour Stephen et Sally qui, eux, vont les «pieds devant», vers un avenir hésitant, incertain, mais un avenir quand même...
On ne nommera pas toutes les voix grinçantes qui essaiment cette histoire menée à un rythme endiablé. L'auteur, sans compassion ni complaisance, se fait la voix de nos consciences qui se pensent en harmonie avec nos certitudes. Il faut s'interroger sur leur authenticité pour qu'enfin le doute s'installe, retentisse et nous incite à aller de l'avant, sur la pointe de nos pieds...
Roman d'une extraordinaire originalité, porté par l'excellente traduction de Laurent Chabin. Il est à souhaiter que l'auteur, Roderick McGillis, professeur de littérature anglaise à l'Université de Calgary, Alberta, intéresse vivement un éditeur anglophone, la quatrième de couverture spécifiant que ce premier roman est inédit en anglais.
Les pieds devant, Roderick McGillis,
éditions Point de Fuite, Montréal, 2007, 255 pages
vendredi 14 décembre 2007
Famille éclatée, je te hais !
Groom dans un hôtel de Montréal, un homme est interpellé par l'arrivée d'une inconnue qui lui rappelle une femme. À la manière de la madeleine proustienne, elle lui servira de prétexte au déroulement d'un passé, vieux de dix-huit ans, qui le happera durement entre Montréal et Lyon. La démarche aurait pu être simple, elle ne l'est pas. C'est en longs passages descriptifs que «la teneur de ce vécu» accède à la compréhension du lecteur bousculé par une narration exigeante. Tout d'abord, G. - le narrateur - écrit une lettre ouverte à une femme personnifiée par l'aspect d'une ville qui pourrait être Lyon, ville où se situe en grande partie le passé de G. Puis, on le retrouve sur le pont Jacques-Cartier, telle une entrée en matière, autre lettre poétique expédiée à un éventuel lecteur. Au cours du récit, des entre-deux interviendront, ponctuant l'histoire de clairs-obscurs. Entre Lyon et Montréal, entre femmes et villes, entre réalité et rêve, entre amour et haine, enfin entre lucidité et folie. Parcours jalonné d'impasses auxquelles se heurte le narrateur en se cachant derrière des pronoms personnels variés - je, il, nous -, comme s'il refusait de se livrer entièrement d'où une inévitable amnésie.
G. a été marié à Fabienne de qui il a eu deux enfants ; il dit d'elle avec amertume : «mère de mes enfants, mer de mon naufrage.» Partage d'une parfaite harmonie jusqu'au jour où elle demande à G. de partir. Si cette décision n'est pas très claire, on comprend que des pressions familiales et professionnelles s'exercent sur elle pour éloigner G. de sa vie. On sait aussi qu'étant étranger, il n'a pas été vraiment le bienvenu dans la famille bourgeoise de Fabienne. À partir de ce canevas banal en soi, G. sombrera dans une désespérance proche de la dépression. Il ne peut supporter d'être séparé de la femme aimée, ni de leurs deux enfants. Craignant des représailles familiales et sociales sur les trois êtres qu'il chérit et sur lui - perte de son emploi et menace de mort -, il s'exilera à Montréal pendant un an. Attiré comme un aimant à Lyon, il y reviendra pour revoir ses enfants. Fabienne sera complètement transformée à son égard : agressive et lui interdisant presque de renouer avec leurs deux fils. G. est accablé par cet accueil inhospitalier et ce retournement de situation. Un soir de novembre pluvieux et gluant, errant dans la nuit, il fera la connaissance de Louise, aussi désillusionnée que lui. Elle a une liaison depuis dix ans avec Antoine, avec qui elle voudrait rompre, ne sachant trop pourquoi au juste. À Lyon, G. et Louise seront une bouée de secours l'un pour l'autre, mêlant amour et désarroi. La métaphore en sera l'eau, celle de la rivière (la Saône), la pluie et les larmes. Décor glauque aussi navrant que G. et Louise qui ne parviennent pas à sortir de l'impasse dans laquelle, sans cesse, ils se cognent. On comprend très vite qu'ils ne sont que substituts au manque affectif qui les dévore, G. dans une sorte de torpeur, Louise dans l'alcool. Ils ne sont présents que pour l'autre qui leur échappe. Si Louise ne sait comment rompre avec Antoine que, parfois, elle revoit, G. se laisse aller aux événements le liant et le déliant de sa famille, mais, aussi, à une souffrance qu'il adoucit en écrivant des poèmes entrecroisant plusieurs chapitres, comme s'il était le scribe effréné de son drame... Plus tard, quand il aura perdu le procès de son divorce, traumatisé par l'abandon de sa femme, désemparé par les visites éclair avec ses fils que lui concède Fabienne avec parcimonie, il sera atteint de la maladie de Parkinson. Louise et G. se réfugieront chez des amies à elle, dans des chambres d'hôtel, jusqu'au jour où, à la suite d'une mutation professionnelle dans une autre ville, Louise rompra avec G. Acculé aux implacables coups du sort qui s'acharne contre lui, il rentrera à Montréal. On le retrouvera dans sa chambre en train de contempler des babioles poussiéreuses de son passé. Une dernière lettre adressée à la femme-ville - la Magnifique ? - et à Louise closent le roman, Louise éclipsant chaque femme de rêve qui lui «faisait de l'ombre dans sa parfaite irréalité.»
C'est un roman complexe qu'a écrit l'auteur Sebahel Delombre. Un style parfois épique et lyrique amplifie les épisodes de l'histoire de cet homme, une écriture souple et forte, un peu narcissique inspirée de visages féminins fait effet de miroirs, déployant des strates de mémoires tissées d'images souvent nocturnes, de mots écorchés vifs. Par contre, trop de pages digressives et moralisatrices nuisent à la rigueur du récit, comme de longs poèmes en coupent le rythme. Par exemple, on saisit mal pourquoi Fabienne a décidé de divorcer et pourquoi G. est menacé de mort... Toutefois, la lecture de ce roman s'avère utile pour en savoir davantage sur le comportement de l'être humain «passant en revue fantômes et démons et réveillant bien des blessures et des passions endormies.»
À signaler du même auteur sur le site américain lulu.com :
- La mule des tombes, roman
- Quelques jours encore à vivre, roman
- Enchevêtrements, poésie.
L'impasse de la mort, Sebahel Delombre,
roman, 2007, 560 pages, www.lulu.com
mercredi 5 décembre 2007
Nouvelles itinérantes
Après son roman La route des petits matins qui a remporté plusieurs prix, et son roman, L'âme frère, Gilles Jobidon nous revient avec un court recueil de sept nouvelles, D'ailleurs. À l'heure des grandes migrations, pour ne pas parler de transhumance humaine, l'itinéraire divergent des personnages n'étonne pas. On parcourt des pays mais aussi des consciences qui se cherchent à travers des amours trahies, des nostalgies amères, ces ressentiments n'aboutissant qu'à de cruelles déceptions. À trop se chercher, on se perd. Cet amour las - bonjour Yann Andrea - se trame autour d'un vieux couple fatigué des autres et d'eux-mêmes ; chacun de son côté projette une improbable et différente séparation. La nouvelle À suivre nous convie au désarroi d'un homme marié et père de famille qui remet en question son orientation sexuelle. Il n'a qu'un seul désir, «celui de faire le moins possible de mal» à son épouse. La nouvelle Le pull m'a semblé un peu anodine, basée sur le désir d'un touriste dans l'impossibilité de s'offrir un «pull» convoité dans une boutique haut de gamme de la capitale parisienne et qu'il s'offrira quand même, quitte à «manger des pâtes pendant un mois.» La nouvelle N.Y. est un curieux récit raconté par un vieil homme à un touriste rencontré à New York un après-midi «en plein Central Park». Cette nouvelle me paraît la plus percutante et la plus originale du recueil. Ne pas se fier aux apparences... L'histoire de Ly Sanh est dédiée à une grand-mère chinoise, que narre un enfant de sept ans. Pour la première fois, il affronte la mort d'une parente aimée qui sera réduite en poudre. «Ma grand-mère en poudre, on l'avait mise dans un vase où on a peint une jolie libellule et son nom écrit dessus, Ly Sanh.» Un clin d'œil rempli de tendresse à Émile Ajar, et beau comme un conte de fées... Elsewhere est un récit cruel, un peu narcissique, mais combien efficace quand il s'agit de sonder son image physique et morale dans le miroir de la personne en face, en l'occurrence Sara, séduisant et inquiétant modèle d'une photographe célèbre tout juste guérie d'un amour malheureux. En elle, une intériorité de l'âme qui veut se dépouiller des artifices d'une existence n'ayant mené qu'à des échecs successifs. La jeune femme détruira son œuvre, croyant ainsi anéantir un passé stérile, aujourd'hui trop lourd pour elle. Même le chat ne résistera pas à sa rancune implacable. Cette nouvelle à saveur exotique nous montre à quel point les êtres sont parfois impitoyables - et pitoyables - quand ils se vengent d'événements irrationnels échappant à la raison. La dernière nouvelle du recueil, Le tiroir bleu, brosse le portrait d'un homme qui s'est trompé de siècle et d'identité. Un passé lointain va l'accaparer, l'obséder au point de relater son histoire à sa secrétaire avec un humour décapant.
Si le style de Gilles Jobidon se fait ici moins poétique que dans ses romans, sa rupture de ton, son écriture sobre et classique se prêtent parfaitement à l'interprétation des segments de vie qui animent chaque homme et chaque femme - et l'enfant - à un moment inattendu de leur cheminement personnel. Ce sont des instantanés empreints d'expressionnisme qui relient les nouvelles entre elles. L'auteur s'est davantage penché sur la destinée de chacun et de chacune pour camper des récits denses, intenses, souvent tragiques. Si morale il y avait à chercher dans ce recueil, on conclurait que partout, en dehors et en nous, nous sommes à la merci, et parfois victimes, d'insolites et surprenants ailleurs.
D'ailleurs, Gilles Jobidon,
VLB éditeur, Montréal, 2007, 80 pages
samedi 1 décembre 2007
Anna, Claire, Cooper et les autres
Le roman se divise en deux parties. La première s'ouvre en 1970 dans une ferme du nord de la Californie, à Petaluma, où vit un homme, veuf, avec ses deux filles, Anna et Claire. S'ajoute à cette famille ordinaire, le jeune Cooper dont les parents ont été assassinés quand il avait quatre ans, et que le père d'Anna et de Claire a recueilli. Plus tard, on saura que Claire a été elle aussi recueillie par le père, la semaine où Anna est née. Leurs mères sont mortes en couche. Quand l'histoire commence, les deux filles ont seize ans, Cooper vingt. Âge intransigeant. On ne devine pas que derrière tant d'harmonie familiale couve un drame qui les ravagera tous les quatre. Anna et Cooper tombent dans les bras l'un de l'autre, au désespoir de Claire qui sait que cet amour leur sera fatal. Claire a toujours su et saura toujours. Un soir de tempête, le père découvrira cette liaison interdite et cet homme tranquille et généreux entrera dans une colère sanguinaire. Il essayera de tuer Cooper alors qu'Anna qui s'est emparée d'un grand éclat de verre attaquera sauvagement son père. Délaissant Cooper à son sort, il entraînera Anna vers la ferme, la fera monter dans le pick-up, partira dans la nuit avec elle, on ne sait où. Claire soignera les blessures de Cooper, le sauvera de la mort.
Le drame amoureux d'Anna et de Cooper se termine sur un fond de violence inouïe, sans trop savoir ce que sont devenus les deux soeurs et le jeune homme. Il faudra attendre une vingtaine d'années avant de les retrouver. Anna vit en France dans le Gers. Elle est historienne et se passionne pour la vie d'un écrivain français du début du vingtième siècle, Lucien Segura. Elle séjourne dans la maison où celui-ci a passé ses dernières années. Elle s'est éprise de Rafael, un gitan de la région. Claire, à San Francisco, travaille dans un cabinet d'avocats et consacre ses week-ends à la ferme de Petaluma. Cooper joue au poker dans les casinos du Nevada. À partir de ces trois situations sociales et géographiques, le roman bascule dans plusieurs récits construits en strates douloureuses. On apprendra par Anna qu'après que son père l'a emmenée loin de la ferme, elle s'est enfuie du pick-up et a pu, grâce à la bonté d'un chauffeur noir, échapper à son père et «la vie devant moi, marcher dans les rues vides.» Elle sait qu'elle ne reverra jamais Cooper ; elle conclut sur cette touche désespérée, que son «premier amour, il était perdu pour moi, et je me trouvais alors trop loin, dans une autre vie.» Entre temps, Claire en voyage d'affaires, rencontrera Cooper qui est poursuivi par des joueurs qui veulent sa peau parce qu'il a triché. Une fois encore, elle le sauvera après qu'il soit laissé pour mort dans un chalet. Il sera tellement abîmé par les coups qu'il aura perdu la mémoire. Claire le ramènera à la ferme où vieillit le père. Elle prendra ce risque et nous ne saurons plus rien de la survie de Cooper, ni de ce qu'il adviendra de Claire.
La deuxième partie du roman s'ouvre sur l'histoire de l'écrivain Lucien Segura. C'est Anna, en filigrane, qui raconte. On ne le sait pas vraiment, mais, parfois, Rafael intervient lui aussi, Lucien Segura ayant connu ses parents. D'autres personnages entrent en scène dont la vie recoupe celle d'Anna et de Cooper. Il y a Marie-Neige et Roman, le double de Cooper et du père d'Anna. Et aussi Marie-Neige et Lucien Ségura qui, à vingt ans, sont devenus amants. Aria, la mère mystérieuse de Rafael, son père qui refuse de se nommer, autant dire de s'identifier. En lisant le déroulement de ces chroniques successives, on a l'impression de saisir les restes de la vie d'Anna, de les amasser pour faire semblant de reconstruire une existence au présent, alors que le passé «par la grâce du souvenir, par la grâce du reflet d'un écho, [...] nous permet de contourner le temps.»
C'est un roman éblouissant, envoûtant, que nous offre Michael Ondaatje. L'écriture contient une poésie si lyrique, si enveloppante qu'elle agit comme un baume sur les blessures envenimées de ces hommes, de ces femmes qui se cherchent tant dans leur quête intérieure que dans la vie quotidienne qui ne cesse de les meurtrir. Divisadero en espagnol signifie division, une frontière ou un poste d'observation. La métaphore exprimerait qu'à travers nos expériences, certaines frontières ne peuvent être franchies sans que nos consciences ne soient frappées d'amnésie, nos corps souillés de plaies purulentes.
À lire absolument. À relire pour être certain de ne rien oublier des fantômes qui subvertissent nos destinées. «Il y a en nous la présence cachée d'autres, y compris de ceux que nous n'avons que brièvement connus», affirme Anna au tout début du livre, se demandant qui était «Coop». Et de réaffirmer : «Tout est collage, même la génétique.»
À noter l'intelligente et rigoureuse traduction de Michel Lederer.
Divisadero, Michael Ondaatje,
Éditions du Boréal, 2007, 309 pages
lundi 19 novembre 2007
De la planète Terre au cosmos
Un «écrivain reconnu», Jérôme Letendre, s'indigne qu'un «vieux critique», Gilbert Tracemot, ne lui décerne que quatre étoiles et demie chaque fois qu'il publie un roman à succès. Il voudrait tellement la note parfaite, soit cinq étoiles. Ce même écrivain est amoureux fou de Mira, une ex-junkie qu'il a sortie de l'enfer de la drogue et de la prostitution, avec qui il vit depuis quinze ans. L'histoire serait simple et humaine si Jérôme Letendre n'était pas un obsédé sexuel, un maniaque de la plume, un passionné d'étoiles ; un homme qui cherche un sens à sa vie et à ses livres. Il doute jusqu'au délire de l'amour de sa compagne, de l'amitié de ses amis. Une jalousie maladive le taraude au point de s'inventer un monde imaginaire habité d'une non moins imaginaire extraterrestre : Stella Porrima, flanquée de ses deux nains monstrueux, Algol et Logla.
À partir de ces considérations romanesques, l'intrigue va se dérouler dans une bulle illusoire qui n'est autre que la moitié d'étoile manquant au prestige de l'écrivain Jérôme Letendre. L'étrangeté et l'originalité du thème, c'est d'observer cet homme, exigeant, insatisfait, se mouvoir dans ses pérégrinations intergalactiques, se heurter à ses interrogations métaphysiques, se blesser à l'amour confus de ses compagnes, Mira et Stella. Jérôme Letendre déambule entre deux mondes violents, entre deux femmes insoumises. L'impression demeure que dans la vie de cet écrivain tout se trame en double. Endroit et envers de son existence terrestre et cosmique dont il a besoin pour alimenter son désir de vivre et d'écrire. Déambulations peu reposantes pendant lesquelles l'auteur, Pierre Tourangeau, s'applique savamment à nous questionner sur la condition de notre rôle d'humain, en même temps qu'il nous fait part de son immense savoir en astronomie. Nous sommes des ignorants malgré notre capacité à concevoir des mondes possibles, des situations imprévisibles, des événements improbables. Au fond de nous, nous occultons ce qui nous dérange.
Il faut dire aussi que Mira, devenue photographe, est l'antithèse de Stella Porrima. Sans rien ôter à sa beauté provocante et sensuelle, elle n'est que tendresse et douceur, tolérance et compréhension envers son compagnon qui s'avère un forcené d'égoïsme. Stella Porrima, qui a revêtu une écorce charnelle pour se manifester auprès de l'écrivain l'entraîne sans ménagement dans des univers bouillonnants où toujours la question se pose : sommes-nous mortels ou éternels ? Maelströms redoutables où Jérôme Letendre est confronté à sa petitesse d'humain. Stella Porrima, contrairement à Mira, est cette femme frigide qui procrée des «rejetons» dont les pères inexistants proviendraient de plusieurs galaxies. Cependant, l'image de la mère, attentive aux excès de l'écrivain, ne serait pas Stella mais Mira qui, enceinte d'un premier enfant, console son «fou d'amour» de ses angoisses existentielles et créatrices en le berçant constamment dans ses bras.
C'est un roman aux multiples facettes que nous offre Pierre Tourangeau. Un érotisme ambigu, incestueux, emplit cette histoire dans laquelle aucune question n'est jamais résolue. La violence ne manque pas dans ce destin d'homme trop entier qui paiera très cher son manque de confiance en ses semblables. Ne resteront à la fin de ce drame que Mira et Stella Porrima confondues l'une en l'autre, Mira ayant été assassinée par l'éditeur de Jérôme Letendre, dont il était peut-être l'amant. Son refuge dans la folie et dans la solitude de sa moitié d'étoile ne s'avère qu'une représentation du cosmos réduit à sa plus simple expression. D'ailleurs, Jérôme Letendre trop tard s'en rend compte quand il affirme que le cosmos est «beaucoup plus petit qu'on ne l'imagine» ; il est prisonnier d'un réel qui n'existe qu'en lui-même.
À lire pour en apprendre davantage sur ces univers soupçonnés infiniment petits que Pierre Tourangeau nous dépeint dans un style infiniment grand. Mais aussi pour mesurer les grains de sable que nous sommes face aux galaxies démesurées encombrant le cosmos.
La moitié d'étoile, Pierre Tourangeau,
XYZ éditeur, 2007, 262 pages
samedi 10 novembre 2007
La flûte et le saxophone
Il était une fois un poète qui avait rencontré un philosophe. Peu de paroles avaient été prononcées, mais un échange épistolaire les avait animés. Sur leur route se tenait un éditeur qui avait hâte de publier leur correspondance. C'est ainsi que le poète Martin Thibault et le philosophe Pierre Bertrand nous font part de l'intimité de leurs pensées pour échafauder un dialogue où la poésie se hisse, tel un mystérieux personnage. On pense aussi à deux voix musicales qui s'interpellent et se répondent. La voix de Martin Thibault aurait l'humeur vagabonde de la flûte, celle de Pierre Bertrand l'ample sonorité du saxophone.
Pour savourer ce bonheur de réflexion intense, le lecteur doit se laisser aller à la magie de cette rencontre entre deux hommes qui consacrent leur temps à l'écriture. Si tous deux élaborent autour de la poésie, s'interrogeant sur la condition du poète qui «s'ouvre à quelque chose de plus grand que soi», ils témoignent de la nature sans laquelle l'écriture ne serait rien, de la mort que nous devons accepter pour créer. Pierre Bertrand nous questionne : «De tous les défis, pouvons-nous vivre vraiment sans mourir?» Ce sujet ne cesse aussi de nous interroger sur nos capacités à vivre. Nous tournons en rond puisque la vie et la mort sont indissociables de la nature que nous contemplons jusqu'au vertige. Pour s'exposer aux moindres événements qui surviennent dans la vie du poète et qui l'inspirent, il lui faut mourir chaque fois pour revivre, le temps nécessaire à fixer les mots - les «cueillir» - pour mieux les savourer et s'en réjouir. Peut-on parler de commotion? De l'ébranlement de l'être humain face au miracle de l'acte d'écriture?
Chacun à sa manière, le poète et le philosophe s'expriment sur sa façon de voir le monde, de s'en servir comme exutoire. Ce qui nous vaut des pages magnifiques de Pierre Bertrand sur l'art d'écrire. Le pourquoi et le comment s'imposant comme une nécessité à résoudre cette «entreprise». Si la philosophie se nourrit davantage d'idées et de concepts, elle répond magistralement au désir du poète Martin Thibault de se vouloir rassuré. Avec un sentiment mêlé de rage et de plénitude, ce dernier nous fait part de sa souffrance inhérente à l'acte d'écrire, mais aussi de sa joie quand le poème s'expose à la lumière, toutes les lumières. Il nous dit aussi que rien ne se crée seul, que le poète, malgré ses tâtonnements, ne peut s'isoler de la complicité de l'écriture du peintre, du musicien, des autres créateurs. Le poème est salvateur! La joie de Martin Thibault est absolue mais innommable quand le poème se définit comme hymne de vie.
Pour rendre compte de ce lien entre deux hommes qui se rejoignent et se complètent, il faudrait s'appesantir sur chaque mot, sur chaque phrase. Le livre se déroule comme une spirale. Tout d'abord, Martin Thibault et Pierre Bertrand décrivent avec prudence et éloquence à la fois - d'où des effets aporétiques -, leur point de vue sur la poésie et la philosophie. Puis, nous ouvrant les portes de leur «atelier», nous les discernons comme deux êtres distincts avant de percevoir avec bonheur que leurs pensées et eux-mêmes - leur style - s'amalgament en un semblable cheminement. L'effet en est saisissant, tels les deux instruments de musique - flûte et saxophone - s'accordant en un dernier mouvement qui nous dépeindrait l'amour de la vie. D'ailleurs, cet échange épistolaire se termine sur ce vocable : vie. Vie invivable pour Martin Thibault si «la poésie des poètes» n'était liée aux entre-deux des grands et petits événements. Vie, «indistinction du corps et de l'esprit» conclut Pierre Bertrand. Un élan similaire et généreux unit ces deux penseurs dans l'immanence d'écrire et dans leur foi «en la vertu de la persévérance.»
Merci à l'éditeur de sa démarche fructueuse. Nous l'encourageons à «multiplier les occasions de ce type de rencontre.»
Paroles de l'intériorité, dialogue autour de la poésie,
Pierre Bertrand, Martin Thibault,
éditions Liber, 2007, 136 pages
mercredi 31 octobre 2007
Le rose et le gris de la vie
Cela se passe dans le Québec des années cinquante. Romain, un adolescent incompris de sa famille, décide, incognito, de prendre la poudre d'escampette. Le même jour, Éléna, une adolescente maltraitée par son père, décide elle aussi d'en faire autant. Tous deux apprendront beaucoup sur eux-mêmes avant de se rencontrer dans une forêt qui les protégera des vicissitudes de la vie moderne qui, peu à peu, va grignoter la nature sauvage de Rivière-aux-Oies. Mais avant d'en arriver à ce que «l'amour soit grandiose», Éléna se sera réfugiée dans un monastère puis aura été recueillie par une pharmacienne qui l'initiera aux vertus des plantes sauvages. Romain, tel un oiseau sur le point de nidifier, concocte un refuge douillet dans l'attente d'une intruse aux «boucles noires». Romain pensait ainsi à cause de la solitude qui fonçait sur lui «comme un ours sur un papillon». L'image est belle et symbolique ; elle évoque l'état d'esprit des deux adolescents quand, après deux ans d'errance, chacun de son côté, ils prennent conscience que l'amour des plantes pour elle, l'amour des arbres pour lui signifient l'amour tout court pour eux. Période rose pendant laquelle ils vont s'apprivoiser, «détricoter les mensonges».
Pendant ce temps de floraison amoureuse, la pharmacienne meurt, le jeune docteur Léandre Patenaude s'éprend en vain d'Éléna ; une enseignante au «nom de famille imprononçable, et l'accent particulier» fuyant un douloureux passé, s'impose parmi les villageois. Comme on ne sait vraiment pas d'où elle vient, mais qu'on le soupçonne, appelons-la Gabrielle Chmou. Le village a pris de l'expansion, la menace d'un modernisme inévitable pèse sourdement sur la région. L'aile d'un oiseau de malheur plane jusque dans la maison de Romain et d'Éléna. Période grise et cendreuse quand Éléna accouchera d'une petite fille prénommée Rose, qui lui coûtera la vie. Après cent péripéties qu'il serait dommage de dévoiler, et à la demande de son père Douglas (surnom donné par Éléna à Romain faisant référence à l'arbre) qui ne rêve qu'à parcourir le monde pour oublier Éléna, croit-il, la petite fille sera prise en charge par le couple insolite que forment le jeune docteur Léandre Patenaude et l'enseignante Gabrielle Chmou.
Christine Eddie, l'auteure de ce poétique et grave roman, a construit cette histoire selon le procédé d'un film. Des images défilent, on tourne les pages sur une suite de chapitres très courts composés de phrases simples, tendres comme le cœur des hommes et des femmes qui jalonnent le roman. Ce ne sont que des touches, des effleurements qui, pourtant, pèsent de tout leur poids quand l'auteure évoque la mémoire des arbres que Romain salue et avec qui il dialogue. Les mélèzes sont aussi la mémoire d'Éléna puisque l'arbre haut et majestueux, recouvrant la tombe de la jeune femme, sera déraciné afin que les bouleversements d'une inévitable civilisation ne l'endommagent. Plus tard, Rose, qui étudie la musique en ville en attendant le retour de ce père prodigue, le transformera en un livre dans lequel seront dactylographiées les lettres qui auront émaillé les étapes successives de cet homme errant. Le titre, Les carnets de Douglas. Ainsi, la boucle est bouclée.
C'est un premier roman qui nous dit combien l'être humain et la nature sont fragiles. Combien le talent de Christine Eddie s'avère à la fois discret et éloquent pour dépeindre avec une sincérité désarmante la tendresse d'un homme et d'une femme basée sur la fidélité, sur la parole donnée. Sous son air léger, la gravité du propos nous habite longtemps après qu'on a refermé ce livre émouvant, où l'engagement solidaire des uns envers les autres, le respect que l'on doit à la nature l'emportent sur les artifices existentiels. L'auteure se penche sans complaisance sur la dureté du monde quand il se transforme momentanément en un cauchemar qu'on pense invivable. À lire pour transformer le gris de la vie en rose.
Les carnets de Douglas, Christine Eddie,
Alto, Québec, 2007, 200 pages
mardi 23 octobre 2007
Viscères et artères d'une ville
Troisième roman de Joseph Bunkoczy, Ville de chien se situe hors du temps, hors de nos repères habituels. Une ville est livrée à la convoitise de quatre personnages qui vont se battre pour et contre elle, jusqu'à la mort. La ville ici est soumise aux humeurs de ses habitants, divisée qu'elle est en plusieurs quartiers. Il y a le quartier moderne où résident Viktor K. Hernyo, promoteur véreux à qui la ville appartient en grande partie, sa fille adoptive Cécilia Titanium, Arnold Grub, éminence grise de Victor K. Hernyo qui, dans son fauteuil d'infirme, épie les mouvements respiratoires de la ville à partir d'écrans de surveillance. Dans un quartier ancien et historique, dernier bastion à conquérir, va et vient le jeune Otto Prime, vêtu de cuir, bardé de chaînes. Entre ces quatre individus, le drame va se jouer, impitoyable. Le métro souterrain en sera le décor fatal. Malgré le modernisme de cette histoire, un je-ne-sais-quoi shakespearien flotte dans le déroulement de cette tragédie urbaine. On a affaire à des êtres qui ne peuvent se libérer de l'emprise fascinante de la ville, chacun se promenant à loisir, tant dans ses rues et avenues que dans ses entrailles menaçantes ou rassurantes, comme des gens se réfugient dans des abris en temps de guerre. Seul Viktor K. Hernyo, enfermé dans les hauteurs de l'édifice d'où il gouverne, manigance des plans pour s'emparer du dernier quartier qui lui résiste, celui que la famille d'Otto Prime détient depuis deux siècles. Entre le jeune homme et Titanium, dite Tita, va se tisser une inévitable rengaine amoureuse que nous dépeint l'auteur avec des touches érotiques, adoucissant ainsi la froide logique qui se dégage de ce canevas humain. C'est à croire que la ville, viscères et artères de béton et de métal, se défend elle-même contre l'intrusion de personnages qui, soi-disant, veulent la sauver du pouvoir que chacun essaie d'exercer sur elle. Nul ne voulant admettre que toute ville est vouée à la décrépitude du temps, à l'agonie puis à la mort des êtres. Toute ville, quand ce n'est pas un être humain - ici Titanium -, s'avère la proie de la solitude qui finit par «la dévorer par petits morceaux infimes.»
Si cette histoire, marquée par l'originalité de sa thématique, s'inscrit dans une morale universelle, elle n'en est pas moins personnelle, chacun des protagonistes mesurant enfin, mais trop tard, à quel point le pouvoir, sous toutes ses formes, est vain et stérile. Le jeune Otto Prime se rendra compte de son insuffisance absurde quand, au moment de mourir, seul le visage de Tita lui apparaîtra «éclairé par une lueur solaire de plus en plus intense.» D'ailleurs, pour appuyer son propos, Joseph Bunkoczy nous cite quelques extraits du livre L'Art de la guerre, signé Sun Tzu. Roman inclassable comme le sont les deux précédents de cet auteur, La Tour et Temps mou, publiés aux défuntes éditions Trait d'Union. À lire pour l'atmosphère dépaysante que procure cet ouvrage.
Il n'empêche que ce roman aurait mérité un travail éditorial plus rigoureux, une mise en page plus soignée. Le lecteur se serait aussi abstenu de plusieurs coquilles grammaticales.
Dans la même veine, je signale le recueil de nouvelles de Joseph Bunkoczy, Des nouvelles de l'Univers, publié sur le site américain lulu.com
Ville de chien, Joseph Bunkoczy.
Triptyque, 2007, 205 pages.
jeudi 11 octobre 2007
La mémoire illustrée
En refermant l'admirable essai de Roland Bourneuf - mais l'ai-je vraiment refermé ? -, s'est imposée devant mes yeux la stature balancée d'un homme qui marche, le corps bardé d'images mouvantes, la tête enrubannée de mots qui se succèdent, se rallient ; balises d'une vie consacrée à la littérature. À l'enseignement, inévitablement à la lecture. Déferlement de titres parsemés tout au long d'une existence, tels les cailloux blancs de Poucet. Sur le chemin de ce parcours littéraire extrêmement dense, nous pénétrons dans l'enfance souffreteuse de l'auteur avec Sans famille d'Hector Malot, Le petit Chose de Daudet, Le dernier des Mohicans de Jack London, et j'en passe. Mais, c'est L'Aiglon qui va l'emporter, ce qui nous vaudra deux pages touchantes sur les malheurs de Franz, duc de Reichstad, fils de Napoléon. Jules Verne nourrira l'imaginaire exalté de l'adolescent, déterminera le goût des voyages que, plus tard, devenu jeune homme, il entreprendra. Roland Bourneuf nous invite à poursuivre son périple marqué par «la terre» et «le ciel». Qui de nos jours rendrait hommage à Henri Pourrat ou à Ramuz ? Henri Pourrat à qui nous devons l'émouvant roman Gaspard des montagnes, «dont on voudrait, après tant et tant de pages, que la lecture ne s'achevât pas». Au passage, l'auteur ne manque pas de citer Guerre et Paix et À la recherche du temps perdu, oeuvres qui laissent en nous cette sensation nostalgique du déjà fini. L'ouvrage de Roland Bourneuf est un itinéraire accompli qui nous mène à l'intérieur d'une exploration marquée par des titres que nous ne pouvons tous énumérer. Sa prédilection va vers des autobiographies, Klauss Mann, Stefan Zweig, Pasternak «et d'autres qu'on ne range pas habituellement sur les rayons de la littérature», Freud, Jung, Edgar Morin, Alan Watts, Thomas Merton. L'auteur ne m'en voudra pas de n'en citer que quelques-uns... Plus tard encore, nous marchons «du côté de l'ombre» en compagnie de Victor Hugo, le père de La légende des siècles, ce qui nous mène immanquablement vers la littérature de science-fiction des années cinquante que l'auteur sous-titre avec humour «Cauchemars pour demain»! Et puis, il y a le temps bienheureux de la découverte de la poésie qui nous vaut quelques pages analytiques consacrées à Nerval et à Rimbaud. Autre temps dans le «butinage» des romans et dans la vie de Roland Bourneuf qui, après avoir lu Stendhal, Balzac, Zola, Flaubert, plus près de nous Durrell, Le Clézio, pour ne citer qu'eux, nous entraîne vers les ouvrages romanesques contemporains. On y retrouve Makine, Échenoz, François Cheng, Robert Lalonde. Il y a aussi les romans que l'auteur nomme «un cristal de roche» : Julien Gracq, Ernst Jünger à qui l'écrivain consacre un chapitre. Abellio, le «négligé», Goethe, Broch, Musil, Thomas Mann, Hermann Hesse font partie de cette pierre ; là encore, ce ne sont que poussières de cristal de roche que je sème au hasard de ma lecture. Et Marcel Proust, «bien sûr!». Je laisse le soin au lecteur de découvrir les pages critiques que Roland Bourneuf écrit sur son oeuvre. Au terme de ce parcours d'une vie émaillée de ses joies, de ses peines, toujours à l'affût d'un livre, ne serait-ce que pour rêver et faire rêver, Roland Bourneuf nous porte vers les «veilleurs» - le mot est sublime -, ces écrivains, dont certains nommés ici, font réfléchir le lecteur sur le sort de l'humanité, les «batailleurs impénitents et impavides» que sont Bernanos, Soljenitsyne, Cortazar, Pasternak, et avant tout Montaigne. Marguerite Yourcenar, à travers le regard de Zénon, s'inscrit dans la lignée de ces écrivains, nous rappelant que notre conscience doit demeurer sans cesse éveillée. Roland Bourneuf nous assure que les veilleurs ont souvent «vocation de solitude. Souvent aussi ils ont rencontré une femme. Elle leur est apparue, ils se sont arrêtés auprès d'elle, ils ne l'ont jamais oubliée. Voilà ces femmes qui, à leur tour, se lèvent dans ma mémoire de lecteur, de tout âge, de toute condition, de toute époque.» Et Roland Bourneuf de nous dépeindre, avec une émotion retenue, des figures féminines qui se sont projetées dans l'oeuvre d'écrivains d'hier et d'aujourd'hui.
Quelques pages servent à une provisoire conclusion de la vie d'un homme qui a lu jusqu'à plus soif - peut-on parler d'altérité, à la manière de Rimbaud ? -, faisant preuve non de savoir mais d'une rare érudition. Roland Bourneuf avoue avoir accordé peu de place à la littérature québécoise, ce dont je doute. Durant ce parcours rétrospectif, l'auteur nous donne une leçon de profonde humilité, vertu peu prisée de nos jours. De ce livre, on parle d'une immense bibliothèque et, si le terme est juste, cette bibliothèque appartient à un homme qui, généreusement, nous en a ouvert les portes pour que nous n'oublions jamais que la lecture est signe de civilité, de tolérance, nos yeux grands ouverts sur un inconnu essentiel où les images, les mots doivent faire de nous des veilleurs. Merci Roland Bourneuf pour ce cadeau grandiose!
Pierres de touche, Roland Bourneuf,
L'Instant même, Québec, 2007, 402 pages
lundi 24 septembre 2007
Un été à Port-Alfred, hôtel Plaza
C'est l'impression que j'ai eue en me régalant cet été du roman d'André Girard. Pleine d'humour et de choses savantes, cette histoire se déroule dans une petite ville de Ville de Saguenay, Port-Alfred. Des personnages truculents, doués d'une verve intarissable, nous racontent leurs faits et gestes, à partir de témoignages enregistrés sur cassette par un étudiant. André Girard mène tambour battant ces personnages dans ce roman polyphonique, le terme est vraiment approprié. Étienne, le narrateur, abandonne sa thèse de doctorat en muséologie pour se consacrer à l'écriture d'un roman que lui inspirent ces témoignages. Nous avons droit aux aventures imaginaires d'un chauffeur de taxi, aux lectures réfléchies d'un manoeuvre, aux nostalgiques réminiscences d'une prostituée sur le déclin. Et puis, à travers ces monologues d'hommes insatisfaits, mais toujours sur le qui-vive, se profile Joanna dans le sillage d'Étienne qui ne résiste pas à ses étranges manières. Elle est femme de chambre à l'hôtel Plaza où loge provisoirement le jeune homme, elle est aussi étudiante en philosophie et bien autre chose de surprenant encore...
Avec un immense talent, André Girard tisse un chassé-croisé irrésistible de personnages déambulant tant dans notre mémoire que dans ce lieu mythique qu'est la taverne. Taverne et mémoire, parfois, faisant partie du passé. Tout se passe d'un monologue à un autre, tout, c'est-à-dire ce qui fait qu'un être humain bâtit son existence sur des joies, des déceptions. Des clartés, des ombres. Des cris, des silences. Inévitablement, des regrets.
C'est un grand roman que ce dernier d'André Girard. L'auteur qui se veut léger, nous dépeint un microcosme replié sur des profondeurs auxquelles nul lecteur ou lectrice ne peut demeurer insensible. On souhaite à André Girard les honneurs de grands prix littéraires pour cette très intelligente polyphonie.
PORT-ALFRED PLAZA
André Girard,
Québec Amérique, 208 pages.
samedi 25 août 2007
Soleil et cruautés
Je vous présente mon tout dernier recueil de nouvelles.
par Dominique Blondeau
http://stores.lulu.com/domiblondeau
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