Après quelques jours de repos, on reprend du service, ce qui nous ravit. On travaille au rythme des personnes avec qui on se fait complice. Ce qui démontre une fois encore que les humains ont formé une grande chaine universelle, qu'ils ne respectent pas toujours. Ce qui s'avère dommage, nous pourrions aller au-delà d'une sympathie professionnelle. On commente le roman d'Éric de Belleval, Les jours sang.
Avec son habileté habituelle, son rythme sans faille, et l'efficacité de son style, l'écrivain nous a emportée dans une histoire où aucune lumière ne transparait, les zones d'ombre demeurent opaques. Du commencement à la fin du récit, des protagonistes jeunes et moins jeunes rendent compte d'anciennes rancœurs envers leurs semblables, pour ne pas dire envers eux-mêmes. Otages des uns et des autres, il leur était impossible de s'en sortir autrement que par le sang, tribut inévitable pour assécher tant leurs erreurs que les injustices d'une société implacable. Microcosme tramé de faux sentiments qu'il ne faut pas prendre comme un exemple à suivre. Les adultes, les adolescents, les enfants, ont tout à perdre, et ils perdront, au cours de cette histoire baignant dans son propre sang. La fable, quelle qu'elle soit, n'évoque-t-elle pas ce que sont devenus certains individus à force de les malmener ? C'est le sort que subissent quatre jeunes adultes, trois garçons et une fille. Nous ne savons trop d'où ils viennent, pour quelles raisons inavouables ils ont noué leur misère dans la zone aride d'une banlieue de Sherbrooke. Un chef, Dédé, qui, à la suite d'un coup de feu accidentel, perdra la vie dans un supermarché. Ses trois acolytes jurent de venger sa mort, infligée par un homme, fragment bourgeois d'une société trop bien-pensante. C'est la fille, Marie-Jo, qui prendra en main cette malheureuse initiative. Les deux garçons la suivront, rivaux soumis, admirateurs. En filigrane, se montre le sergent Brisebois, qui ne pense qu'à promotionner quand il aura prouver ses talents de fin limier. C'est lui qui, silencieusement, se remémore cette épopée en allant boire un café au bar que fréquentaient les quatre jeunes voyous. Deux ans ont passé, ne reste plus rien de cette tragique cavale. Que le Brutus Bar, la pelle réglera bientôt son sort.
Trois couples banlieusards installés dans leur vie ordinaire. Sentiments édulcorés des uns et des autres à cause d'années insipides à vivre ensemble. Profession, femme et enfants, vacances, petites combines sociétales. Maisons et pelouses alignées, voiture qui nivelle la portée de leur situation professionnelle. Chasser, il faut sortir les carabines pour se donner de l'importance durant une soirée où, la chaleur aidant, ils se reçoivent entre amis. Chasser, il faut se munir de cartouches. Ce que décideront Marc-André et Francis. Les choses ne se passant pas toujours comme envisagées, le drame s'en mêle. C'est au cours de leurs achats de balles que Marc-André blessera mortellement Dédé, qui, avec sa bande, arpente les " grandes surfaces ", chapardant ce qu'il est possible de l'être. Se profile la silhouette du sergent Brisebois qui, au long du drame, essaiera de s'imposer sans y parvenir. Marc-André est emprisonné, ses amis Hervé et Francis se démèneront auprès de l'adjoint au maire. Seront alors révélées des magouilles d'urbanisation qui obligeront l'adjoint à faire libérer Marc-André, en attendant le procès pour homicide involontaire. De leur côté, les quatre ont mijoté un plan pour pénétrer dans la maison et tenir, le temps qu'il le faudra, le couple en otage. Marc-André et son épouse, Cécile. Un seul obstacle, le chien que Marie-Jo empoisonnera. La rancœur attisant la haine, leur projet ira bien au-delà de leurs intentions. Un des enfants du couple ayant réussi à s'échapper se rendra chez Hervé, ami de ses parents. La police interviendra avec l'aide du sergent Brisebois, dont la maladresse psychologique n'aura aucun effet sur les jeunes, à leur tour pris en otages, posant leurs conditions pour se soustraire à ce retournement de situation. La fatigue et la nervosité ont émoussé leur désir de vengeance, d'autant que les cadavres s'accumulent. Ce qui n'était pas prévu...
On n'entre pas dans les détails sordides définissant les trois couples au centre de leur vie minable, pas mieux qu'on s'attarde sur les réflexions douteuses de Marie-Jo et de ses compères. Commence leur cavale à bord d'une voiture et d'une moto volées. Il leur sera impossible de sortir du piège qu'ils ont eux-mêmes fabriqué. Ils tournent en rond autour de leur quête désespérée, songeant juste à sauver leur peau, ne sachant où se réfugier. C'est Marie-Jo qui, après une aventure de quelques heures avec un chauffeur d'autobus, ordonnera à ses deux compagnons de se séparer, ce sera du chacun pour soi. Le soi dans ce but ne se raccordant qu'à la survie, ce qu'ils ne sauront pas gérer, dans l'état d'intense dépassement physique et mental qui les plombe dans une troublante inertie, proche de la dépossession, Marie-Jo accomplissant l'acte ultime sur elle et sur l'un des garçons. Les adultes, délaissés à leur propre sort, n'ont plus qu'à poursuivre une démarche devenue infernale, deux d'entre eux étant morts. Catastrophe improbable que suscite, non pas le maniement d'une arme à feu, mais la nécessité inconsciente de supprimer ceux qui ne fonctionnent pas selon leurs critères établis. Une balle perdue qui aurait dû atteindre la chair et non l'os.
Roman redoutable, narrant les sombres états dans lesquels parfois nous essayons de nous dépêtrer, n'effarouchant que les artifices servant de paravent à nos instincts assoupis. Jeunes ou moins jeunes, selon l'accablement ressenti au cours du chemin, les survivants n'ont aucune chance d'échapper à une sentence inexorable. Récit intelligent dans lequel le sang déversé s'avère le symbole effarant de nos perditions. Tout est relaté noir sur blanc, aucun indice à détecter entre les lignes. On a aimé l'ironie froide qui découle de la fiction, les réparties mettant au jour les ambitions ratées des humains, sous le ciel gris d'un paysage terne. Le refuge est la forêt qui ne s'en laisse pas conter, la mousse qui mène vers l'eau, élément naturel qu'utilise l'écrivain, Éric de Belleval, telle une courte pause reflétant le glauque dessein de devenir ce que nous devrions être quand il n'est pas trop tard. Avant que la lâcheté ne l'emporte dans un ralenti espéré par Hervé quand, ayant appelé la police pour soustraire Marc-André et Cécile aux abominations de Marie-Jo, sa femme, ayant détecté sa peur, n'éprouve plus que mépris pour lui.
Les jours sang, Éric de Belleval
Les Éditions Sémaphore, Montréal, 2021, 182 pages