Que de détours géographiques font quelques personnes avant d'atteindre notre blogue. Ignorent-elles que notre GPS mémoriel nous indique routes campagnardes, autoroutes citadines ? Villages régionaux, villes provinciales, capitales urbaines ? On flâne dans l'allégorie kilométrique sans se poser de questions. On a l'habitude de ces insertions paysagères dénotant peu de confiance en soi. On parle du premier recueil de nouvelles de Karine Légeron, Cassures.
Quatorze textes concis, sans bavures, fouaillent le cœur de personnages que l'auteure tient fermement au bout de son stylo, leur attribuant un rôle souvent douloureux mais réparateur. Des récits où peu de choses arrivent, où peu de paroles se prononcent, ni ne s'échangent. De la cassure à la brisure, nous marchons constamment sur des brindilles qui, au moindre faux pas, se craquèlent sous le pied trop lourd, ou distrait. Ainsi, hommes, femmes et enfants de ce recueil, ressemblent magistralement à ce que nous sommes, aux prises avec un quotidien insipide, parfois insoutenable. L'air de ne pas y toucher, jusqu'à l'irréparable.
Piochons au hasard des fictions qui nous ont agréablement étonnée, tant par leur écriture allusive que par le sort pathétique d'un homme qui, rentrant en voiture d'un repas dominical chez les parents de sa conjointe, réalise, en conduisant, combien sa vie est terne auprès d'une épouse rébarbative, de deux enfants capricieux. Altercations sans fin qui lui donnent l'envie de partir ailleurs. Sans aucune attaches familiales. Le cri, extérieur et intérieur. Une femme, cette fois, ira au bout de ses frayeurs en imaginant que son magasin de fleurs, qu'elle tient depuis trente ans, est soudainement cambriolé. Ce qui arrivera, alors qu'elle a fait installer un système de sécurité à toute épreuve. Cette violation sera l'ultime goutte d'eau qu'elle ne supportera pas. Fleur fanée. Un homme, divorcé et père d'un adolescent récalcitrant, prépare une vengeance sans appel envers ce fils aux apparences indifférentes, qui, depuis sa naissance, a abusé consciemment de la générosité maternelle. Noyade. Une fillette, croyant faire plaisir à sa mère dépressive, qui l'a envoyée chercher du pain, se laissera tenter par des gâteaux et un bouquet de roses blanches. Quand elle rentrera, fière de ses achats, la mère ne réagira que par des larmes désespérées. Heureusement, il y a les allumettes avec lesquelles l'enfant joue... Miette. Un récit très pudique, aux relents lesbiens, narré par la fille d'une femme qui, de suite après la mort de son mari, fait signe à une amie d'adolescence de la rejoindre. La fille se posera bien des questions sur la place qu'occupe Annie dans la vie de sa mère. Avec raison. Inconnue.
La gravité réfléchie de l'ensemble des textes nous ayant questionnée, on a ressenti l'émotion intense que Karine Légeron a su soutirer de situations bancales, surprenant des protagonistes souvent effarés devant l'ampleur de soudaines contingences. L'auteure, soulignant en peu de mots l'instabilité des agissements humains, on a été sensible au style compendieux, presque dépouillé, qui est l'un des charmes de ces écrits dérangeants. La nouvelle titrée Diamants et rubis, touche le lecteur au plus profond de ce qu'il espère de ses semblables. Émouvante femme âgée, scrupuleux jeune homme, face à une bague qui symbolise la réciprocité du sentiment d'appartenance à la vieillesse, aux souvenirs, à la cordialité. Tout finit par se confondre. Sur les murs des galeries, dépeint l'incapacité de jumelles à accepter ce qu'elles représentent. L'une s'empare du talent pictural de sa pareille, jouant la faussaire sans trop y croire. L'autre refoule ses activités artistiques, préférant créer une œuvre dans l'ombre de sa sœur. Après Muguette, ou l'abdication d'un homme quand meurt sa compagne qu'il aime depuis l'enfance. Autant de désertion physique et mentale qui réconcilie avec le passé, ou, inversement, exacerbe le désir de lui échapper, tel le narrateur de Harmony, Maine, de qui la radio a annoncé le décès dans un accident de la route. Une fiction étourdissante, Le jour où Oscar est mort. L'histoire constamment se meut en crescendos et decrescendos menaçants, rythmant la dualité de l'homme et de la femme qui traquent leur gesticulation, la rendant encore plus captivante, dans le décor banal d'une cuisine.
Des événements imprédictibles, parfois prémédités, que chamboulent des petits riens. Ces hommes, ces femmes, las de la routine quotidienne, ces adolescents exaspérés, demandent peu à l'existence. Que leurs mains s'agrippent à un élément solide, qu'ils absorbent, soulagés, un air respirable. Un fil à saisir fortement, pour les mener vers un horizon vierge de toute tentation équivoque, là où des êtres, avant eux, ont déjoué des pièges hasardeux. Ont repoussé une monotonie empoisonnée de leurs rêves stériles. Ne plus appréhender l'existence comme précédemment, n'est-ce pas déjà atteindre " l'autre rive ", même si parvenir à régler d'imprévisibles péripéties poignantes, ne résout rien ?
Un recueil, qu'il faut lire l'esprit ouvert au temps physiologique irréversible qu'occasionnent nos âges. On a hâte de tenir en main un deuxième ouvrage de cette auteure prometteuse, Karine Légeron, sensible aux défaillances imparables de l'être humain.
Cassures, Karine Légeron
Les Éditions Sémaphore, Montréal, 2015, 112 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
mardi 29 septembre 2015
lundi 21 septembre 2015
Histoires insolites mais véridiques *** 1/2
On lui envoie des courriels, des cartes virtuelles auxquels elle ne répond que si on lui téléphone pour lui signaler nos marques d'amitié. Elle craint la révolte des machines si nos messages traversent trop rapidement l'espace. La poste est pour elle l'apanage d'une lettre enfermée dans une enveloppe, timbrée, oblitérée humainement. On se moque gentiment d'elle, on l'accuse d'outrages au modernisme, elle éclate d'un rire éraillé, elle a quatre-vingt-huit ans. On a lu les contes de Jean-Pierre April, Méchantes menteries et vérités vraies.
Si les contes, qui ont enchanté l'enfance de plusieurs lecteurs et lectrices, sont remis en question à cause de leur soi-disant manque d'innocence, ceux que propose ici l'écrivain, sont sans équivoque. Ils ont été rédigés pour des adultes avisés. Ces histoires mi-burlesques, mi-pathétiques, se déroulent de la fin du XIXe siècle jusqu'à nos jours ; elles se situent dans des villages québécois dont plusieurs n'existent plus. Il n'est pas nécessaire de respecter la chronologie du temps pour savourer ces contes à leur juste mesure. Parfois, à leur grinçante démesure. Si on a choisi d'accompagner l'écrivain-conteur dans ses déambulations bien souvent hivernales, c'est pour mieux se réjouir, ou se désoler, d'une époque où cochons et maîtres mangeaient, dormaient ensemble pour se tenir chaud. « Les animaux restaient avec le monde », affirme le narrateur, presque jubilatoire. Jusqu'au ménage, décrète une grand-mère, qui « vire les planches de bord », tellement la saleté envahit la pièce. Et puis, la « marmaille » s'amuse « ben » avec la « cochonnaille », nous convainc-t-elle. Il faut s'attendre à quelque animosité pointue dirigée contre le boss anglais, toutefois enrobée d'une ironie maligne et cinglante. Les femmes, maîtresses consacrées au royaume de diverses maisonnées, les mères et les bébés, suspendus aux branches, prostituées et religieuses tiennent les hommes en laisse, la folie en place. Les incendies, symboliques, ou brasiers ravageurs, enflamment les cœurs et la chair. Il y a aussi les silences complices, ceux qui protègent les pécheurs coupables d'actes réprouvés, absouts par le curé, qui font que la mémoire entasse des anecdotes savoureuses, pour concocter des légendes plus ou moins vraisemblables. Nous savons que le temps augure mal lorsque les témoins sont morts, que les langues se délient maladroitement. Exagérément.
On théorise sur des événements qu'on décrit à peine, ne désirant pas à notre tour leur apporter matière à menteries, les lieux se livrant moindrement quand on les imagine enneigés pendant trois hivers d'affilée, sans qu'un printemps se montre pour décrotter les villageois de Saint-Julien, la neige les ensevelissant jusqu'au renouveau saisonnier. Menterie improbable ? À grands pas, ne pouvant parler de tous ces récits captivants, on a enjambé des années, franchi des espaces trop glacés, trop engourdis de frustrations pour s'y attarder. On pense à la petite bonne femme à grosse tête, prisonnière de religieuses malveillantes, parce qu'elle s'évade de l'hôpital pour respirer les fleurs dans un jardin environnant. La haine vaincra l'innocence, la poésie, enfermée dans cette grosse tête. Pour oublier tant de méchanceté abusive, si cela est possible, et si cela est vrai, cette histoire de pouvoir tyrannique, on se dirige vers les maisons de perdition, comme se dénommaient les maisons closes, les maisons de débauche. À Saint-Paul-de-Chester, il y en avait cinq. Elles ont eu un destin digne et grivois, de connivence avec les « filles » qui s'y adonnaient sans grand plaisir, avec les « gars [ qui ] y buvaient, fêtaient et baisaient. » Le conte, La vraie vérité sur le but refusé d'Alain Côté, peu importe la véracité de ce texte hilarant, reflète la passion d'un peuple envers son sport national. On est spectatrice d'une poignée d'hommes pour qui la vie ordinaire est un enjeu expiatoire. La dernière menterie ou vérité vraie, bien que bellement séduisante, nous laisse perplexe. Le garde-manger sans fond, unissant les mains de Karine et de Samuel, un 16 août 2015, dérange nos principes de lectrice avertie. Pas le garde-manger mais les aliments qui disparaissent sans laisser la trace d'une souris vagabonde...
Ces récits aux façades tristes ou souriantes, qui ont ravi notre regard étranger, limitent cependant notre perception d'une culture différente de la nôtre. Leur quête symbolisant un émouvant et saisissant passé, on est persuadée que ces écrits ne doivent pas disparaître. Ils témoignent de petites joies, de grandes misères, sur lesquelles s'est bâti un pays où il fait bon vivre. La mémoire s'avère un sceau indélébile quand elle verbalise de bouche insinuante à oreille malicieuse ce qui, avant nous, se révélait nécessaire pour se souvenir que la vie n'est ni tout à fait méchante menterie ni tout à fait vérité vraie. Moralité, s'il y en a une à tirer de ce recueil divertissant, nous trichons tous et toutes un peu, et c'est bien ainsi.
Méchantes menteries et vérités vraies, Jean-Pierre April
Éditions du Septentrion, collection Hamac,
Québec, 2015, 165 pages
Si les contes, qui ont enchanté l'enfance de plusieurs lecteurs et lectrices, sont remis en question à cause de leur soi-disant manque d'innocence, ceux que propose ici l'écrivain, sont sans équivoque. Ils ont été rédigés pour des adultes avisés. Ces histoires mi-burlesques, mi-pathétiques, se déroulent de la fin du XIXe siècle jusqu'à nos jours ; elles se situent dans des villages québécois dont plusieurs n'existent plus. Il n'est pas nécessaire de respecter la chronologie du temps pour savourer ces contes à leur juste mesure. Parfois, à leur grinçante démesure. Si on a choisi d'accompagner l'écrivain-conteur dans ses déambulations bien souvent hivernales, c'est pour mieux se réjouir, ou se désoler, d'une époque où cochons et maîtres mangeaient, dormaient ensemble pour se tenir chaud. « Les animaux restaient avec le monde », affirme le narrateur, presque jubilatoire. Jusqu'au ménage, décrète une grand-mère, qui « vire les planches de bord », tellement la saleté envahit la pièce. Et puis, la « marmaille » s'amuse « ben » avec la « cochonnaille », nous convainc-t-elle. Il faut s'attendre à quelque animosité pointue dirigée contre le boss anglais, toutefois enrobée d'une ironie maligne et cinglante. Les femmes, maîtresses consacrées au royaume de diverses maisonnées, les mères et les bébés, suspendus aux branches, prostituées et religieuses tiennent les hommes en laisse, la folie en place. Les incendies, symboliques, ou brasiers ravageurs, enflamment les cœurs et la chair. Il y a aussi les silences complices, ceux qui protègent les pécheurs coupables d'actes réprouvés, absouts par le curé, qui font que la mémoire entasse des anecdotes savoureuses, pour concocter des légendes plus ou moins vraisemblables. Nous savons que le temps augure mal lorsque les témoins sont morts, que les langues se délient maladroitement. Exagérément.
On théorise sur des événements qu'on décrit à peine, ne désirant pas à notre tour leur apporter matière à menteries, les lieux se livrant moindrement quand on les imagine enneigés pendant trois hivers d'affilée, sans qu'un printemps se montre pour décrotter les villageois de Saint-Julien, la neige les ensevelissant jusqu'au renouveau saisonnier. Menterie improbable ? À grands pas, ne pouvant parler de tous ces récits captivants, on a enjambé des années, franchi des espaces trop glacés, trop engourdis de frustrations pour s'y attarder. On pense à la petite bonne femme à grosse tête, prisonnière de religieuses malveillantes, parce qu'elle s'évade de l'hôpital pour respirer les fleurs dans un jardin environnant. La haine vaincra l'innocence, la poésie, enfermée dans cette grosse tête. Pour oublier tant de méchanceté abusive, si cela est possible, et si cela est vrai, cette histoire de pouvoir tyrannique, on se dirige vers les maisons de perdition, comme se dénommaient les maisons closes, les maisons de débauche. À Saint-Paul-de-Chester, il y en avait cinq. Elles ont eu un destin digne et grivois, de connivence avec les « filles » qui s'y adonnaient sans grand plaisir, avec les « gars [ qui ] y buvaient, fêtaient et baisaient. » Le conte, La vraie vérité sur le but refusé d'Alain Côté, peu importe la véracité de ce texte hilarant, reflète la passion d'un peuple envers son sport national. On est spectatrice d'une poignée d'hommes pour qui la vie ordinaire est un enjeu expiatoire. La dernière menterie ou vérité vraie, bien que bellement séduisante, nous laisse perplexe. Le garde-manger sans fond, unissant les mains de Karine et de Samuel, un 16 août 2015, dérange nos principes de lectrice avertie. Pas le garde-manger mais les aliments qui disparaissent sans laisser la trace d'une souris vagabonde...
Ces récits aux façades tristes ou souriantes, qui ont ravi notre regard étranger, limitent cependant notre perception d'une culture différente de la nôtre. Leur quête symbolisant un émouvant et saisissant passé, on est persuadée que ces écrits ne doivent pas disparaître. Ils témoignent de petites joies, de grandes misères, sur lesquelles s'est bâti un pays où il fait bon vivre. La mémoire s'avère un sceau indélébile quand elle verbalise de bouche insinuante à oreille malicieuse ce qui, avant nous, se révélait nécessaire pour se souvenir que la vie n'est ni tout à fait méchante menterie ni tout à fait vérité vraie. Moralité, s'il y en a une à tirer de ce recueil divertissant, nous trichons tous et toutes un peu, et c'est bien ainsi.
Méchantes menteries et vérités vraies, Jean-Pierre April
Éditions du Septentrion, collection Hamac,
Québec, 2015, 165 pages
lundi 14 septembre 2015
Un géant passe et puis dérive ****
Il est de ces êtres qui doutent et ne tiennent rien pour acquis. Scepticisme qu'il affiche sur les murs de la ville sous forme de tags et de graffs. Il nargue le chaland en fumant un joint sur la place publique. À deux heures du matin, on l'accompagne dans les bars douteux du quartier qu'il habite. La liberté insolente qu'il prône se tisse d'audaces rimbaldiennes, la beauté de ses écrits poétiques nous éloignant du conformisme de notre existence. On parle du roman de Gabriel Marcoux-Chabot, Tas-d'roches.
Le moins qu'on puisse dire, écrire serait plus juste, c'est que ce roman sort de tous les sentiers battus qu'on a fréquentés dans notre vie de lectrice assidue. Peut-on parler d'un chœur polyphonique du vocabulaire sans risquer quelque invraisemblance, d'un amour immodéré pour les mots — à ce niveau d'excellence, les qualificatifs n'ont rien d'outrancier —, l'auteur ayant pris la liberté de narrer une histoire gigantesque en plusieurs langues, superposées les unes aux autres, harmonisant parfaitement le récit. Avant de mentionner les effets démultipliés agençant la structure surprenante de ce même récit, on informe le lecteur de la teneur de cette fiction déconcertante. Dans un village québécois, Saint-Nérée, comté de Bellechasse, un enfant chilien a été adopté par un couple qui ne peut assurer sa descendance. Le garçon est de peau sombre, de cheveux noirs, prénommé incongrument par sa mère, Joselito, plus tard, par un ami, Tasderoches. Parce que distinct de corpulence et de raisonnement, moult ennuis l'attendent dès son entrée à l'école, puis à l'adolescence. Mais ce jeune homme, dans une existence éperonnée de jouissances vertueuses, semble avoir été un chevalier errant, dont les péripéties nous sont narrées en français du XIIe siècle. Dans la vie contemporaine, Tasderoches est un insatisfait à la recherche de sensations intenses. Celles que procurent l'alcool, la ripaille. Le sexe. Années extravagantes pendant lesquelles nous serons confrontés à un homme rabelaisien, gargantuesque. À ses désirs de courses de démolition, comme pour assouvir des pulsions longtemps refoulées, le monde autour de lui se révélant trop exigu. Dans cet espace étriqué habitent son pire ennemi, Loupgarou, mais aussi des gens bienveillants comme ses parents, ses parrain et marraine, son ami Pierre-Alexandre, dit Elmout. Enfin, sa blonde Isabelle, une Acadienne rencontrée, comme il se doit, durant les beuveries d'une nuit débauchée.
Que se passe-t-il de rationnel dans cette histoire ? Pas grand-chose. Nous nous laissons bercer par la vie journalière d'individus plus grands que nature. Dépeindre Clarisse, la mère de Tasderoches, son père Léopold, ses parrain et marraine, son ami Elmout, s'avère présomptueux. L'enthousiasme et la fougue, l'ironie tendre de l'écrivain ne transparaitraient pas sous l'écriture neutre de la fadeur de nos portraits. Bien qu'on aimât peu les comparaisons, pas mieux que les citations, dépeignons-nous Rabelais, Joyce, Chrétien de Troyes ? Nous les lisons, éblouis, nous refermons l'œuvre. Comment décrire les séquences sexuelles entre Tasderoches et Isabelle, les mots nous manqueraient, trop pingres pour légitimer une telle passion de cœur inassouvi, de chair grassement avenante.
Il y a aussi les langues qui surdimensionnent la narration et les dialogues. Bien sûr, on ne peut que s'enchanter d'une telle diversité linguistique. Français moderne, français des siècles passés, si présent dans le langage québécois. Le chiac et la langue innue, on ne les connait pas, on a écouté leur sonorité, comme une musique qui nous serait parvenue d'un instrument ancien, la viole, réhabilitée par l'écrivain Pascal Quignard. Mise en page déroutante, qu'il suffit de discipliner pour aborder l'histoire quasi démentielle de ce géant et de ses acolytes. Mais pendant qu'on théorise sur une structure périlleuse, telles les voltiges aériennes d'un trapéziste, qu'est devenu Tasderoches ? Il a racheté la maison de ses parents à Saint-Nérée, l'a mise sens dessus dessous. Cependant, il boit trop de bière, entend des voix assourdissantes, il n'est bien qu'au bord de sa rivière, à poétiser, en compagnie d'Isabelle. On comprend aussi que les années passant, la monotonie s'installe jusque dans l'existence de ces deux-là, le sexe et la parole se réduisant à des interférences mentales, à des indispositions physiques que Tasderoches accepte difficilement. Plus il boit, plus les voix se manifestent sous la forme d'un triptyque langagier exubérant, s'alliant aux événements qui iront de mal en pis. Tasderoches, se fiant à l'honnêteté amoureuse d'Isabelle, celle-ci occupée au noble métier d'ébéniste, ne la soupçonnera pas de quelque infidélité. Lasse des élucubrations de son amant, elle regardera vers un ailleurs fait d'os et de chair. Délire assassin de Tasderoches quand il découvrira une certaine vérité, le pire possédant sa part de mensonges. La fin du roman est sublime, on ne la décryptera pas, gardant pour soi le secret de cet étonnant retour à la vie.
Récit propageant la passion des langues, l'indulgence qu'il serait gratifiant de ressentir envers les êtres différents. Des chapitres laisseront le lecteur pantois, s'intégrant magnifiquement au désespoir que ressent Tasderoches, quand il parle aux oiseaux, aux grenouilles, aux feuillages. Il souhaiterait que les choses, petites et grandes, demeurent au diapason de ce que lui-même représente, une dénaturation de l'individu qu'il évoque au nom d'un chevalier inexistant, symbolisant un monde où les voix parvenues de tous continents, ou pays, s'imposent, tonitruantes. L'auteur, Gabriel Marcoux-Chabot, excelle quand il orchestre les extravagances de son personnage, Tasderoches. Que de tendresse lui voue-t-il, au point de se demander si après l'avoir laissé dériver vers la folie, il ne l'a pas sauvé de cet engloutissement en lui donnant une dernière chance, celle de la rédemption inespérée d'une naissance.
Tas-d'roches, Gabriel Marcoux-Chabot
Éditions Druide, Montréal, 2015, 516 pages
Le moins qu'on puisse dire, écrire serait plus juste, c'est que ce roman sort de tous les sentiers battus qu'on a fréquentés dans notre vie de lectrice assidue. Peut-on parler d'un chœur polyphonique du vocabulaire sans risquer quelque invraisemblance, d'un amour immodéré pour les mots — à ce niveau d'excellence, les qualificatifs n'ont rien d'outrancier —, l'auteur ayant pris la liberté de narrer une histoire gigantesque en plusieurs langues, superposées les unes aux autres, harmonisant parfaitement le récit. Avant de mentionner les effets démultipliés agençant la structure surprenante de ce même récit, on informe le lecteur de la teneur de cette fiction déconcertante. Dans un village québécois, Saint-Nérée, comté de Bellechasse, un enfant chilien a été adopté par un couple qui ne peut assurer sa descendance. Le garçon est de peau sombre, de cheveux noirs, prénommé incongrument par sa mère, Joselito, plus tard, par un ami, Tasderoches. Parce que distinct de corpulence et de raisonnement, moult ennuis l'attendent dès son entrée à l'école, puis à l'adolescence. Mais ce jeune homme, dans une existence éperonnée de jouissances vertueuses, semble avoir été un chevalier errant, dont les péripéties nous sont narrées en français du XIIe siècle. Dans la vie contemporaine, Tasderoches est un insatisfait à la recherche de sensations intenses. Celles que procurent l'alcool, la ripaille. Le sexe. Années extravagantes pendant lesquelles nous serons confrontés à un homme rabelaisien, gargantuesque. À ses désirs de courses de démolition, comme pour assouvir des pulsions longtemps refoulées, le monde autour de lui se révélant trop exigu. Dans cet espace étriqué habitent son pire ennemi, Loupgarou, mais aussi des gens bienveillants comme ses parents, ses parrain et marraine, son ami Pierre-Alexandre, dit Elmout. Enfin, sa blonde Isabelle, une Acadienne rencontrée, comme il se doit, durant les beuveries d'une nuit débauchée.
Que se passe-t-il de rationnel dans cette histoire ? Pas grand-chose. Nous nous laissons bercer par la vie journalière d'individus plus grands que nature. Dépeindre Clarisse, la mère de Tasderoches, son père Léopold, ses parrain et marraine, son ami Elmout, s'avère présomptueux. L'enthousiasme et la fougue, l'ironie tendre de l'écrivain ne transparaitraient pas sous l'écriture neutre de la fadeur de nos portraits. Bien qu'on aimât peu les comparaisons, pas mieux que les citations, dépeignons-nous Rabelais, Joyce, Chrétien de Troyes ? Nous les lisons, éblouis, nous refermons l'œuvre. Comment décrire les séquences sexuelles entre Tasderoches et Isabelle, les mots nous manqueraient, trop pingres pour légitimer une telle passion de cœur inassouvi, de chair grassement avenante.
Il y a aussi les langues qui surdimensionnent la narration et les dialogues. Bien sûr, on ne peut que s'enchanter d'une telle diversité linguistique. Français moderne, français des siècles passés, si présent dans le langage québécois. Le chiac et la langue innue, on ne les connait pas, on a écouté leur sonorité, comme une musique qui nous serait parvenue d'un instrument ancien, la viole, réhabilitée par l'écrivain Pascal Quignard. Mise en page déroutante, qu'il suffit de discipliner pour aborder l'histoire quasi démentielle de ce géant et de ses acolytes. Mais pendant qu'on théorise sur une structure périlleuse, telles les voltiges aériennes d'un trapéziste, qu'est devenu Tasderoches ? Il a racheté la maison de ses parents à Saint-Nérée, l'a mise sens dessus dessous. Cependant, il boit trop de bière, entend des voix assourdissantes, il n'est bien qu'au bord de sa rivière, à poétiser, en compagnie d'Isabelle. On comprend aussi que les années passant, la monotonie s'installe jusque dans l'existence de ces deux-là, le sexe et la parole se réduisant à des interférences mentales, à des indispositions physiques que Tasderoches accepte difficilement. Plus il boit, plus les voix se manifestent sous la forme d'un triptyque langagier exubérant, s'alliant aux événements qui iront de mal en pis. Tasderoches, se fiant à l'honnêteté amoureuse d'Isabelle, celle-ci occupée au noble métier d'ébéniste, ne la soupçonnera pas de quelque infidélité. Lasse des élucubrations de son amant, elle regardera vers un ailleurs fait d'os et de chair. Délire assassin de Tasderoches quand il découvrira une certaine vérité, le pire possédant sa part de mensonges. La fin du roman est sublime, on ne la décryptera pas, gardant pour soi le secret de cet étonnant retour à la vie.
Récit propageant la passion des langues, l'indulgence qu'il serait gratifiant de ressentir envers les êtres différents. Des chapitres laisseront le lecteur pantois, s'intégrant magnifiquement au désespoir que ressent Tasderoches, quand il parle aux oiseaux, aux grenouilles, aux feuillages. Il souhaiterait que les choses, petites et grandes, demeurent au diapason de ce que lui-même représente, une dénaturation de l'individu qu'il évoque au nom d'un chevalier inexistant, symbolisant un monde où les voix parvenues de tous continents, ou pays, s'imposent, tonitruantes. L'auteur, Gabriel Marcoux-Chabot, excelle quand il orchestre les extravagances de son personnage, Tasderoches. Que de tendresse lui voue-t-il, au point de se demander si après l'avoir laissé dériver vers la folie, il ne l'a pas sauvé de cet engloutissement en lui donnant une dernière chance, celle de la rédemption inespérée d'une naissance.
Tas-d'roches, Gabriel Marcoux-Chabot
Éditions Druide, Montréal, 2015, 516 pages
mardi 8 septembre 2015
Photos, pétrole et diamants ***
À la fin des années quatre-vingt-dix, Jacques Bresson, photographe people, est envoyé en mission en Angola, à Luanda précisément, où sévit la guerre civile. Nous serons témoins de cette ahurissante aventure, dépeinte et vécue entre vérités et mensonges. Bresson a l'intuition que les personnes avec qui il partage ses journées se dérobent ou lui mentent. S'il ne comprend pas l'attitude froide et distante que lui réserve la jeune docteure, Hélène Garnier, responsable d'un petit dispensaire géré par Canadian Doctors, il ne comprend pas mieux le comportement cynique du responsable d'une clinique réservée aux expatriés canadiens et aux employés d'Alpha, compagnie pétrolière qui, sous des abords philanthropiques, tire les ficelles suspectes de la capitale angolaise.
Un événement inattendu viendra changer le cours de l'histoire, autant mentionner, l'aggraver. Parti avec le patron d'Alpha, hors de la capitale pour faire des photos couvrant sa mission, Bresson tombera dans une embuscade, sera gravement blessé, son influent partenaire assassiné par un milicien. Il sera opéré par la docteure Hélène Garnier, qui ne manque pas de l'humilier de ses sarcasmes. Aucun rapprochement cordial entre eux, mais un dédain flagrant de la part de la jeune femme, que le photographe essaie d'analyser sans y parvenir. Que cache Hélène derrière sa hargne que rien ne justifie en apparence ? Comment concilie-t-elle son engagement avec Canadian Doctors et sa profession de pédiatre à Vancouver ? Que dissimule le mépris du docteur Morel, responsable de la clinique ? Une connivence souterraine le rapproche-t-il de la jeune docteure, l'un et l'autre se soustrayant sans cesse aux décisions humanitaires de Bresson. Toutefois, celui-ci a conscience que sans Hélène il ne pourrait poursuivre sa mission photographique que son journal attend de lui. Du sensationnel autre que de jolies filles exhibitionnistes, juchées sur des talons de quinze centimètres.
Deuxième événement majeur qui mettra un terme définitif aux intentions professionnelles du photographe. Alors qu'ils roulent vers la Namibie, Bresson, Hélène et le chauffeur, seront pris en otages par un groupe d'hommes, qui amènera le trio au village. Ne sachant trop quoi faire d'eux, les mercenaires détiendront la docteure et le photographe de nombreux jours dans une case. Durant leur détention sauvage, Hélène s'exprimera violemment à travers un flot de sentiments contradictoires, apathie et colère, que son compagnon tentera d'apaiser en soulevant des questions sur elle-même, auxquelles elle refusera de répondre, s'enferrant davantage dans une spirale proche de la folie. Il faudra qu'un imprévu accidentel se produise dans le village pour qu'ils puissent s'échapper, clore un infernal tête-à-tête sans issue.
Le lecteur fait un détour par Ottawa avant de se retrouver à nouveau en Angola. Les protagonistes sont les mêmes, seule s'ajoute Jacqueline Fransten, épouse de feu le patron d'Alpha. C'est une femme proche de la soixantaine où s'est incrusté cette partie de l'Afrique, victime de tous les cauchemars qu'elle traverse. Dans un cercle plus privé, interviennent des personnages masqués, ambitieux, amoraux, se faisant passer pour les bienfaiteurs d'un continent défiguré par les famines, les épidémies. Les attentats et les émeutes qui en arrangent certains. Une fois encore, Jacques Bresson sera manipulé par une femme obnubilée par les diamants que détenait son défunt mari. Et si elle avait réussi à dénouer une vérité aléatoire concernant les principaux acteurs de ce drame, camouflé par des hommes prisonniers de leur voracité démesurée ? L'échec du reportage de Jacques Bresson symbolise le mensonge des photos, décrit au cours d'une réception, questionnement intense partagé entre le photographe et le patron d'Alpha, la veille de son assassinat. Questionnement solitaire et constant de Bresson, qui occupe une grande part du roman, se demandant ce qu'il représente au centre de cette pagaille meurtrière. Rien ne sera résolu. Les uns meurent, les autres rentrent dans leur pays, d'autres continuent, telle Hélène qui avoue à Bresson qu'elle est là pour « tuer le temps ». Pareil au photographe, le lecteur en doute, la personnalité de la jeune femme miroitant douloureusement d'un côté et de l'autre, elle ne laisse aucune place à l'auto-dérision.
Roman qu'on devine inspiré de faits vécus, l'auteur, Éric de Belleval, ayant dirigé la Fondation du groupe pétrolier ELF, et la Fondation de l'avenir pour la recherche médicale appliquée. On ne serait pas surprise que Belleval ait une passion légitime, celle de la photo, qui l'aurait incité à créer un personnage semblable à lui-même, faisant part au lecteur de sa répulsion pour toutes formes de guerres. On a aimé ce livre pour ce qu'il dénonce, des êtres qui ont cru que les effets toxiques du colonialisme leur serviraient d'appâts. Ont-ils échoué, se sont-ils enrichis ? On ne sait trop, l'écrivain abandonnant ses douteux personnages sur le tarmac du retour à Ottawa. Non sans conclure, lucide, qu'il s'était enfin libéré des « coups et des rires » que lui ont infligé des êtres pervertis, poursuivant leur course vers une fin rapide.
Reportages sous influence, Éric de Belleval
Les Éditions Sémaphore, Montréal, 2015, 262 pages
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