Depuis que Facebook gère notre vie sociale, qu'exprime le vocable "ami " ? Pris au pied de la lettre, il témoigne d'un échange affectif avec une ou plusieurs personnes qui nous ressemblent un tant soit peu. Que représentent mille ou deux mille amis virtuels ? N'importe si cette amitié-artefact atténue la solitude de celui ou celle assis devant son écran, attendant un peu de réconfort. On clôt l'année 2011 avec le troisième roman de Dominique Fortier, La porte du ciel.
Nous sommes à quelques mois de la guerre civile, dite de Sécession par les Européens. Guerre fratricide entre les États du Nord d'Amérique et ceux du Sud pour tenter d'abolir la ségrégation des Noirs. L'histoire est racontée par le Roi Coton, symbole de la richesse des Blancs en Louisiane. Et de leur pouvoir impitoyable sur les Noirs. Cette même année, le docteur McCoy achète distraitement une fillette noire dont personne ne veut. Sa mère et ses frères ont été vendus dans une autre plantation, en Alabama. L'enfant, dénommée Ève, deviendra la compagne de jeu de sa fille Eleanor, toutes les deux ont huit ans. L'une se tiendra dans la lumière des artifices de la vie, l'autre avancera dans l'ombre de ses souvenirs, exécutant « une courte série de tâches simples mais fastidieuses [...] » dans la famille McCoy. De nombreux indices mentionnés par l'auteure rappellent sans cesse que les deux fillettes, aussi liées soient-elles, ne fréquenteront jamais le même milieu, ni surtout le même monde. À mesure qu'elles grandissent, la guerre s'amplifie, les jeunes hommes des plantations s'engagent dans un conflit sanguinaire dont les États-Unis se remettront mal... Sur ce drame tissé en toile de fond, Dominique Fortier, en parallèle avec l'histoire d'Eleanor et d'Ève, s'insinue dans l'existence misérable de June, esclave noire, et de ses enfants. June s'interroge sur l'avenir de sa fille restée en Louisiane. De l'intervention subtile de cette femme, surgissent plusieurs de ses compagnes qui, avec leurs hardes, confectionnent des courtepointes servant de messages secrets aux hommes noirs et blancs qui rejoignaient l'armée du Nord. D'ailleurs, magnifique intermède, l'auteure décrit quelques-unes de ces pièces, démontrant ainsi le courage de femmes utilisant ce procédé discret pour aider des êtres qui, unis par un utopique idéal, mouraient sur un champ de bataille illusoire, aucun traité n'ayant été signé mettant fin à cette guerre.
À dix-huit ans, Eleanor sera mariée à Michael, l'un des fils de la plantation prospère Arlington. La mère, veuve, souveraine intransigeante de ce domaine, signifiera à sa belle-fille qu'elle appartient à la Grande Maison et non l'inverse. Ève, autorisée à suivre sa maîtresse, s'initiera aux travaux journaliers, comptant parmi les servantes. Cependant, privilège dû à l'enfance fractionnée avec Eleanor, elle restera la compagne et confidente de celle-ci. Nous nous demandons quelle est la part la plus importante de ce roman entrecoupé de péripéties plurielles ou intimes. Sans les commentaires du narrateur, Roi Coton, l'histoire se disperserait, entrée et sortie du labyrinthe de Thésée, fable que se racontent Eleanor et ses amies de son âge, réunies à broder dans le salon familial. Là encore, Ève se tient en retrait, son statut mal défini, comme le fera remarquer Roi Coton pour instituer chacune dans son rôle. La guerre de Sécession dessert les nécessités de June qui, elle, travaille sans relâche en Alabama, entourée de petites bouches à nourrir, de ses compagnes de servitude, attelées à leur détresse commune. De qui sont les enfants de June, Ève n'a-t-elle pas le nez droit, les lèvres fines, mais les cheveux crépus ? Des mystères subsistent, renforçant le pathétisme de ces femmes qui, des générations plus tard, dans le village de Gee's Bend, Alabama, confectionneront encore des courtepointes, aujourd'hui reconnues, telles des œuvres d'art.
De courts plans constituent des pages admirables, composent la trame érudite de ce livre émouvant. Ève, enfant, dans le poulailler gobant l'œuf blanc d'une poule noire. Ève assistant à la messe avec monsieur et madame McCoy et Eleanor, surveillant une araignée tissant sa toile. Les dernières heures d'un Noir, condamné vingt-trois ans plus tôt. Ruby, vieille femme noire, se souvenant de sa première courtepointe cousue à l'école avec la complicité de son institutrice. Le mariage d'Eleanor avec Michael, homme de devoir avant tout. Quand son frère cadet, Samuel, reviendra de la guerre, un climat de sensualité emplira la demeure, intensifiant le parfum des roses s'échappant de la serre qu'a fait rénover Michael, pour commémorer leur anniversaire de mariage. Mais il y a davantage dans ce roman où la touffeur des bayous enferme les êtres dans une torpeur consentie, qu'Eleanor paiera de sa vie. Après sa trahison, Ève, désespérée, s'en retournera à ses lointaines origines.
Roman narré par le Roi Coton, certes, mais orchestré de la plume chevronnée d'une écrivaine exigeante. Hommes et femmes vont et viennent sans se presser, tels des spectres historiques et légendaires. Nous aimerions que l'église du père Louis, siégeant au bord des marécages, ait existé, que pareil homme ait tendu un morceau de pain à une esclave dénommée Ève. Le roman est parsemé de ces tendres et douloureuses situations, témoignages indélébiles de quatre années pendant lesquelles les hommes se seront entretués pour secouer le joug imposé à d'autres hommes, trop fatalistes pour s'insurger ouvertement contre la toute-puissance de maîtres serviles. Une histoire accablante de couleur de peau, décimant six cents mille hommes, blancs et noirs.
Si ce roman nous a conquise, on aime l'œuvre de Dominique Fortier qui, éloignée des sentiers battus, nous apprend que le monde d'hier, parfois estompé par des traits inédits, mérite d'être réveillé d'un endormissement éclaboussé du sang de ses victimes bien souvent innocentes. Comme le mentionne l'écrivaine, ces faits se déroulaient-ils en un siècle contraint ou en notre ère désemparée ?
La porte du ciel, Dominique Fortier
Éditions Alto, Québec, 2011, 290 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 19 décembre 2011
lundi 5 décembre 2011
Il était une fois... ****
Parfois, des gens nous demandent ce que l'on fait des livres reçus pour lecture et appréciation. Question pertinente qui mérite une réponse appropriée. On en garde, on en donne, on en " égare " dans des lieux publics, tels des bistrots, des quais de métro, des parcs. Durant les grèves postales, on en a glissés dans quelques boîtes aux lettres. Jamais, on en vend, on aurait mauvaise conscience. Aujourd'hui, on parle du dernier roman de Félicia Mihali, L'enlèvement de Sabina.
Cela se passe dans deux villages voisins où règne la bonne entente, au point de festoyer ensemble. Pourtant, un soir après moult libations, les Comans enlèvent dix-huit jeunes filles slavines, pour les marier à dix-huit jeunes hommes de leur clan. Chacun fera son choix, retournera chez lui accompagné d'une épouse. Un seul restera célibataire, Kostine. Sa promise, Sabina, ayant flairé le piège, s'est enfuie avec l'aide de son père, « enseignant expérimenté. » Honteux, Kostine partira de chez sa mère pour conquérir sa belle... Pendant ce temps, la vie s'est organisée chez les Comans. Onou, chef du village, bien qu'il protège les Slavines, s'avère inquiet et méfiant, les villageois slavins ne s'étant pas soulevés pour délivrer leurs filles. Peu à peu, débonnaire, il oubliera. Nous observons une région innommée où la paix règne. Au loin, grondent les clameurs de guerres fomentées par les barbares. Qui sont-ils ? Des peuples asiatiques, slaves, dépeints plus tard par Kostine qui, parvenu dans le village de Sabina, se fait kidnapper par des hommes soudoyés par le père de la jeune fille. De force, il ira à la guerre... Les femmes qui ont épousé les Comans établissent entre elles une complicité créative, qui leur font ouvrir des commerces prospères dont profitent leurs époux, pour la plupart médiocres, ivrognes, impotents.
Ainsi le temps dérive, savamment orchestré par Félicia Mihali. Chaque chapitre se sous-titre de mois ou d'années pendant lesquels, lentement, le village évolue. L'air de rien, les jeunes femmes imposent leurs préceptes simples et, certaines devenues veuves, retournent dans leur village, avec l'accord bienveillant d'Onou qui, toujours, a favorisé un bonheur tranquille dans sa communauté. Bonheur malmené par de perpétuelles manigances, par des menaces d'invasion, par l'attaque imprévisible des loups et des ours. Dans ce lieu aux allures enchevêtrées se profile un Moyen-Âge perclus de ses misères, de ses épidémies, de ses superstitions. S'obombrent aussi les Croisades : cotte de mailles, champs de bataille où périssent à coups de hache, des chevaliers valeureux et naïfs. Kostine se fera le porte-parole de ces épopées visionnaires — ô Jérusalem ! — où la vie d'un homme ne valait pas grand-chose, sinon rien. Parcourant des contrées inconnues, avançant dangereusement vers Sabina, il se liera d'amitié avec des êtres qui, tout comme lui, ont peu à perdre. Pendant dix-sept ans, il soutiendra des aventures fabuleuses, comme celle de l'Orphelin, jeune prince déchu, sa halte improbable dans le pays de Kokane. Il profitera d'opportunités s'offrant à lui : un jongleur qui, au moment de leur séparation, l'avisera d'une vierge et d'une licorne ; le chevalier Kross qui, las de ses tribulations, se retirera dans un monastère. Une aura ensorcelante ne cesse d'embellir cette histoire, ce conte, serait plus adéquat. Un rêve prémonitoire engagera Kostine sur la route insondable de sa bien-aimée.
Chez les Comans, les femmes vieillissent, les hommes meurent. Le village se banalise, les Slavines rentrant chez elles quand leur mari décède. Fatiguées mais déterminées, les villageoises se partageront un terrifiant secret, le confieront au lecteur. Nul besoin de références légendaires pour situer le roman. L'intrigue, menée avec perspicacité par Mihali, se soustrait à des influences immémoriales. Imagination débridée, goût démesuré du merveilleux, culture livresque se prêtant à différentes interprétations — on soupçonne que la Roumanie, pays natal de l'écrivaine, ne soit pas étrangère à la description des mœurs féodales des villages. Histoire intemporelle qui nous surprend, nous ébranle. Relents fantasmagoriques s'inspirant de nos sociétés industrialisées. Tragédie et ludisme harmonisent le récit tout en privilégiant les relations humaines. Hommes et femmes, prisonniers de leurs ancestraux préjugés, ne savent se dépêtrer d'une perpétuelle malédiction, dissimulée au comble de sentiments vieux comme le monde, usés telles de vaines promesses.
Roman à lire à petites doses, comme nous lisions au siècle dernier, chacun dans son genre, Balzac et Marcel Proust. Avec délice et enchantement. C'est dire que cette œuvre touffue et accomplie, échappe à toute mode contraignante. À lire encore pour nous souvenir que l'esprit déborde d'images archaïques, léguées par des hommes et des femmes, ostracisées par nos déliements.
L'enlèvement de Sabina, Félicia Mihali
XYZ éditeur, Montréal, 2011, 286 pages.
Cela se passe dans deux villages voisins où règne la bonne entente, au point de festoyer ensemble. Pourtant, un soir après moult libations, les Comans enlèvent dix-huit jeunes filles slavines, pour les marier à dix-huit jeunes hommes de leur clan. Chacun fera son choix, retournera chez lui accompagné d'une épouse. Un seul restera célibataire, Kostine. Sa promise, Sabina, ayant flairé le piège, s'est enfuie avec l'aide de son père, « enseignant expérimenté. » Honteux, Kostine partira de chez sa mère pour conquérir sa belle... Pendant ce temps, la vie s'est organisée chez les Comans. Onou, chef du village, bien qu'il protège les Slavines, s'avère inquiet et méfiant, les villageois slavins ne s'étant pas soulevés pour délivrer leurs filles. Peu à peu, débonnaire, il oubliera. Nous observons une région innommée où la paix règne. Au loin, grondent les clameurs de guerres fomentées par les barbares. Qui sont-ils ? Des peuples asiatiques, slaves, dépeints plus tard par Kostine qui, parvenu dans le village de Sabina, se fait kidnapper par des hommes soudoyés par le père de la jeune fille. De force, il ira à la guerre... Les femmes qui ont épousé les Comans établissent entre elles une complicité créative, qui leur font ouvrir des commerces prospères dont profitent leurs époux, pour la plupart médiocres, ivrognes, impotents.
Ainsi le temps dérive, savamment orchestré par Félicia Mihali. Chaque chapitre se sous-titre de mois ou d'années pendant lesquels, lentement, le village évolue. L'air de rien, les jeunes femmes imposent leurs préceptes simples et, certaines devenues veuves, retournent dans leur village, avec l'accord bienveillant d'Onou qui, toujours, a favorisé un bonheur tranquille dans sa communauté. Bonheur malmené par de perpétuelles manigances, par des menaces d'invasion, par l'attaque imprévisible des loups et des ours. Dans ce lieu aux allures enchevêtrées se profile un Moyen-Âge perclus de ses misères, de ses épidémies, de ses superstitions. S'obombrent aussi les Croisades : cotte de mailles, champs de bataille où périssent à coups de hache, des chevaliers valeureux et naïfs. Kostine se fera le porte-parole de ces épopées visionnaires — ô Jérusalem ! — où la vie d'un homme ne valait pas grand-chose, sinon rien. Parcourant des contrées inconnues, avançant dangereusement vers Sabina, il se liera d'amitié avec des êtres qui, tout comme lui, ont peu à perdre. Pendant dix-sept ans, il soutiendra des aventures fabuleuses, comme celle de l'Orphelin, jeune prince déchu, sa halte improbable dans le pays de Kokane. Il profitera d'opportunités s'offrant à lui : un jongleur qui, au moment de leur séparation, l'avisera d'une vierge et d'une licorne ; le chevalier Kross qui, las de ses tribulations, se retirera dans un monastère. Une aura ensorcelante ne cesse d'embellir cette histoire, ce conte, serait plus adéquat. Un rêve prémonitoire engagera Kostine sur la route insondable de sa bien-aimée.
Chez les Comans, les femmes vieillissent, les hommes meurent. Le village se banalise, les Slavines rentrant chez elles quand leur mari décède. Fatiguées mais déterminées, les villageoises se partageront un terrifiant secret, le confieront au lecteur. Nul besoin de références légendaires pour situer le roman. L'intrigue, menée avec perspicacité par Mihali, se soustrait à des influences immémoriales. Imagination débridée, goût démesuré du merveilleux, culture livresque se prêtant à différentes interprétations — on soupçonne que la Roumanie, pays natal de l'écrivaine, ne soit pas étrangère à la description des mœurs féodales des villages. Histoire intemporelle qui nous surprend, nous ébranle. Relents fantasmagoriques s'inspirant de nos sociétés industrialisées. Tragédie et ludisme harmonisent le récit tout en privilégiant les relations humaines. Hommes et femmes, prisonniers de leurs ancestraux préjugés, ne savent se dépêtrer d'une perpétuelle malédiction, dissimulée au comble de sentiments vieux comme le monde, usés telles de vaines promesses.
Roman à lire à petites doses, comme nous lisions au siècle dernier, chacun dans son genre, Balzac et Marcel Proust. Avec délice et enchantement. C'est dire que cette œuvre touffue et accomplie, échappe à toute mode contraignante. À lire encore pour nous souvenir que l'esprit déborde d'images archaïques, léguées par des hommes et des femmes, ostracisées par nos déliements.
L'enlèvement de Sabina, Félicia Mihali
XYZ éditeur, Montréal, 2011, 286 pages.
lundi 28 novembre 2011
Échec et mat ! *** 1/2
C'est officiel, sept milliards d'humains peuplent notre planète. Trois milliards cinq cents millions de personnes asservissent ce même nombre. On ne peut imaginer un juste milieu quand, chaque jour, les divers moyens de communication nous informent que les uns menacent les autres de représailles internationales. Ces représailles représentant des chiffres incalculables en intérêts, chacun se soumet avant de continuer. La roue inventée par un ancêtre inconnu serait-elle le premier signe de notre décadence ? On a lu Faux et filatures de l'écrivain Fabien Ménar.
Désœuvré, Thomas Parenteau, vingt-cinq ans, concierge de l'immeuble qu'il habite, épie les gens qui vont et viennent. Une fin d'après-midi de mai 2008, il se promène dans le Vieux-Montréal. Un orage menaçant la ville, Thomas se réfugie au restaurant Le Saint-Gabriel. Assis à une table, il remarque un homme « affligé d'embonpoint [...], il fait dos à la salle comme s'il conspirait contre le monde. » Thomas ne pourrait mieux dire, l'homme, Georges Lepetit, propriétaire d'une galerie d'art, agent de l'artiste espagnol mondialement connu, Alberto Bodega, trempe dans le trafic d'œuvres d'art. Avant de faire cette découverte aberrante, Thomas vivra des aventures époustouflantes où se manifeste son voisin de palier, monsieur Defoe, aveugle et masseur. Son père, premier ministre du Québec, avec qui il a coupé les ponts depuis l'adolescence, est l'ami de Paul Bourbonnet, conservateur du musée des Beaux-Arts de Montréal. Robert Roche, expert de l'œuvre de Bodega, a écrit une monographie consacrée à l'artiste peintre. Pour le remercier, celui-ci lui a offert un tableau de son cru qui lui réservera une humiliante surprise. Ernst Lantherman, autre expert véreux circulant dans le milieu de l'art, en phase terminale d'un cancer généralisé, a menacé Georges Lepetit de révéler le pot aux roses. De rebondissement en rebondissement, ces personnages s'enferreront dans le plan machiavélique dressé par Thomas et monsieur Defoe.
Les femmes ne manquent pas de croiser le chemin de Thomas Parenteau et de monsieur Defoe. La première, figure de proue de cette passionnante histoire, est enquêtrice en œuvres d'art à son compte. Haïtienne, elle se nomme Vierge Lys, dite Mona Lisa par ses collègues. En rendant visite à un richissime et prétentieux collectionneur américain, elle doutera de l'authenticité d'un de ses tableaux, signé Kandinsky. Hasard ou coïncidence, le musée des Beaux- Arts de Montréal possède un Kandinsky identique. Piste révélatrice qui la dirigera vers Thomas et monsieur Defoe. Autre figure impressionnante, Laure, la fille de Georges Lepetit, artiste surdouée pour fabriquer des faux, que son père influencera à mauvais escient. Noémie, étudiante à l'École nationale de théâtre, petite-fille de la femme de ménage de Georges Lepetit. Il y a aussi la séduisante Béatrice, secrétaire de Georges Lepetit et comptable de sa galerie. Monsieur Defoe tombera sous le charme alors que Thomas s'éprendra d'une femme entrevue un soir, la Belle Mystérieuse.
Si tous les protagonistes se rencontrent, se recoupent, eux-mêmes victimes d'un passé douteux, il suffira d'une péripétie pathétique pour que des grains de sable enrayent la bonne marche d'enquêtes routinières. Thomas nous apprendra la raison pour laquelle il a rompu avec son père ; nous saurons pourquoi Mona Lisa a disparu pendant un an à la suite de rumeurs insupportables. Ni Georges Lepetit, ni Gilles Parenteau, ni Alberto Bodega n'échapperont à ce douloureux questionnement intérieur. Est-ce à croire que personne ne devient vertueux ou corrompu par dérision ? Suffit-il qu'un témoin oculaire se présente, brouillant ingénument les desseins d'hommes assoupis sur leurs méfaits incontrôlables ? Au haut de leur empire vacillant, ne perçoivent-ils jamais de fissures impossibles à colmater, ébranlant leurs certitudes vibrantes d'interférences ? Alberto Bodega, usé par le remords, se rendra compte de sa tragique erreur à l'instant de se tirer une balle en plein cœur.
Ce roman, dépourvu de moralité, se chargeant de punir et de récompenser hommes et femmes assujettis à un destin impopulaire ou bienveillant, se lit sans interruption, sans essoufflement. L'auteur, Fabien Ménar, a su donner à tout un chacun une personnalité suffisamment solide et percutante pour tenir en éveil la curiosité d'une lectrice peu adepte au genre du thriller. Si quelques longueurs endommagent certains dialogues — parle-t-on ainsi sans être interrompu ? — l'excellence de l'écriture, la structure habile et spiralée, nous font oublier ce léger inconvénient. On a aimé que l'auteur évite les effusions de sang, une violence trop souvent superflue, enjolivant une séquence où ne fleurit aucune pertinence psychologique. Chaque fois qu'un individu justifie sa conduite éhontée, il est guidé par l'instinct sensible et tendre d'un écrivain, qui a pris le temps de s'attarder sur les manigances d'humains en proie à des contradictions insolubles. Roman parfaitement maîtrisé, qui nous invite à décrypter ses machinations dans le silence ouaté du musée des Beaux-Arts.
Faux et filatures, Fabien Ménar
Éditions Québec Amérique, Montréal, 2011, 407 pages
Désœuvré, Thomas Parenteau, vingt-cinq ans, concierge de l'immeuble qu'il habite, épie les gens qui vont et viennent. Une fin d'après-midi de mai 2008, il se promène dans le Vieux-Montréal. Un orage menaçant la ville, Thomas se réfugie au restaurant Le Saint-Gabriel. Assis à une table, il remarque un homme « affligé d'embonpoint [...], il fait dos à la salle comme s'il conspirait contre le monde. » Thomas ne pourrait mieux dire, l'homme, Georges Lepetit, propriétaire d'une galerie d'art, agent de l'artiste espagnol mondialement connu, Alberto Bodega, trempe dans le trafic d'œuvres d'art. Avant de faire cette découverte aberrante, Thomas vivra des aventures époustouflantes où se manifeste son voisin de palier, monsieur Defoe, aveugle et masseur. Son père, premier ministre du Québec, avec qui il a coupé les ponts depuis l'adolescence, est l'ami de Paul Bourbonnet, conservateur du musée des Beaux-Arts de Montréal. Robert Roche, expert de l'œuvre de Bodega, a écrit une monographie consacrée à l'artiste peintre. Pour le remercier, celui-ci lui a offert un tableau de son cru qui lui réservera une humiliante surprise. Ernst Lantherman, autre expert véreux circulant dans le milieu de l'art, en phase terminale d'un cancer généralisé, a menacé Georges Lepetit de révéler le pot aux roses. De rebondissement en rebondissement, ces personnages s'enferreront dans le plan machiavélique dressé par Thomas et monsieur Defoe.
Les femmes ne manquent pas de croiser le chemin de Thomas Parenteau et de monsieur Defoe. La première, figure de proue de cette passionnante histoire, est enquêtrice en œuvres d'art à son compte. Haïtienne, elle se nomme Vierge Lys, dite Mona Lisa par ses collègues. En rendant visite à un richissime et prétentieux collectionneur américain, elle doutera de l'authenticité d'un de ses tableaux, signé Kandinsky. Hasard ou coïncidence, le musée des Beaux- Arts de Montréal possède un Kandinsky identique. Piste révélatrice qui la dirigera vers Thomas et monsieur Defoe. Autre figure impressionnante, Laure, la fille de Georges Lepetit, artiste surdouée pour fabriquer des faux, que son père influencera à mauvais escient. Noémie, étudiante à l'École nationale de théâtre, petite-fille de la femme de ménage de Georges Lepetit. Il y a aussi la séduisante Béatrice, secrétaire de Georges Lepetit et comptable de sa galerie. Monsieur Defoe tombera sous le charme alors que Thomas s'éprendra d'une femme entrevue un soir, la Belle Mystérieuse.
Si tous les protagonistes se rencontrent, se recoupent, eux-mêmes victimes d'un passé douteux, il suffira d'une péripétie pathétique pour que des grains de sable enrayent la bonne marche d'enquêtes routinières. Thomas nous apprendra la raison pour laquelle il a rompu avec son père ; nous saurons pourquoi Mona Lisa a disparu pendant un an à la suite de rumeurs insupportables. Ni Georges Lepetit, ni Gilles Parenteau, ni Alberto Bodega n'échapperont à ce douloureux questionnement intérieur. Est-ce à croire que personne ne devient vertueux ou corrompu par dérision ? Suffit-il qu'un témoin oculaire se présente, brouillant ingénument les desseins d'hommes assoupis sur leurs méfaits incontrôlables ? Au haut de leur empire vacillant, ne perçoivent-ils jamais de fissures impossibles à colmater, ébranlant leurs certitudes vibrantes d'interférences ? Alberto Bodega, usé par le remords, se rendra compte de sa tragique erreur à l'instant de se tirer une balle en plein cœur.
Ce roman, dépourvu de moralité, se chargeant de punir et de récompenser hommes et femmes assujettis à un destin impopulaire ou bienveillant, se lit sans interruption, sans essoufflement. L'auteur, Fabien Ménar, a su donner à tout un chacun une personnalité suffisamment solide et percutante pour tenir en éveil la curiosité d'une lectrice peu adepte au genre du thriller. Si quelques longueurs endommagent certains dialogues — parle-t-on ainsi sans être interrompu ? — l'excellence de l'écriture, la structure habile et spiralée, nous font oublier ce léger inconvénient. On a aimé que l'auteur évite les effusions de sang, une violence trop souvent superflue, enjolivant une séquence où ne fleurit aucune pertinence psychologique. Chaque fois qu'un individu justifie sa conduite éhontée, il est guidé par l'instinct sensible et tendre d'un écrivain, qui a pris le temps de s'attarder sur les manigances d'humains en proie à des contradictions insolubles. Roman parfaitement maîtrisé, qui nous invite à décrypter ses machinations dans le silence ouaté du musée des Beaux-Arts.
Faux et filatures, Fabien Ménar
Éditions Québec Amérique, Montréal, 2011, 407 pages
lundi 21 novembre 2011
Le charme discret des roses *** 1/2
Nous sommes au printemps 1941. En Europe, la guerre fait rage. Gwen Davis, trente-cinq ans, horticultrice, quitte Londres, sa ville bien-aimée, pour la campagne du Devon. Elle répond à l'appel de volontaires émis par le siège social de l'Armée ; elle dirigera un groupe de jeunes filles dans la production de légumes, principalement de pommes de terre. Arrivée à la gare campagnarde, personne ne l'attend. Ce qui l'étonne et l'agace. Seul, un capitaine canadien, Raley, est venu chercher quelques-uns de ses hommes ; ils demeurent dans une résidence, proche du domaine où Gwen doit séjourner, avant d'être affectés sur le continent. Raley lui propose de l'accompagner à Mosel où les jeunes filles résident. Parvenue au lieudit, elle déambule dans un immense bâtiment silencieux, érigé au centre d'un jardin « en état de complète perdition. » Fascinée, Gwen se souvient de sa mère morte, de Virginia Woolf de qui Le Times a annoncé le décès le matin même. Elle pénètre dans une chambre où l'odeur de brûlé la surprend. Chambre vide qu'elle adoptera pour y faire la sienne. Apparaît soudain une jeune femme, Jane, abasourdie par la présence de Gwen, mais conquise par sa personnalité farouche, indépendante. Quelques jours plus tard, Mme Billings, déléguée du comté, tancera vertement Gwen : elle s'est trompée dans son agenda, elle aurait dû se présenter une semaine plus tôt. Après cette bévue, il ne sera pas facile à Gwen de prendre les filles en main ; âgées d'une vingtaine d'années, elles ne pensent qu'à retrouver les soldats dans leur résidence, rendez-vous auxquels le capitaine Raley ne s'oppose pas. Excédée, Gwen affuble les filles de Mosel de noms de pommes de terre.
Au fur et à mesure que l'action se déroule, celle de défricher, de semer des légumes dans le potager, Gwen fera connaissance avec la diversité du verger, des jardins nord et sud envahis par les mauvaises herbes et des arbres fruitiers en espalier. Dans la remise des jardiniers, elle découvre un livre des comptes qui la poussera plus loin dans ses investigations. Un après-midi, munie du plan du domaine, guidée par une anémone, elle pénètre dans
le plus fantasque des jardins qu'elle ait jamais vu. L'observant minutieusement, elle ressent un étrange sentiment d'irréalité et de peur. Aussi une certitude : elle est la première à revenir là depuis infiniment longtemps. En farfouillant dans la terre pour évaluer sa consistance, ses doigts butent « sur quelque chose de solide fixé dans la terre. » Une pierre plate sur laquelle a été gravé le mot : Désir. Le jardin du Désir... Qui a créé le jardin, et pour qui ?
À partir de cette énigme qu'elle ne confiera pas aux pensionnaires, ni même à Jane avec qui elle a créé une relation exceptionnelle, Gwen se remémorera des fragments douloureux de son enfance avec sa mère veuve, de ses élans vers elle, simplement pour être aimée. Elle évoquera une première expérience sexuelle avec M. Gregory, locataire comme elle, dans la pension de Mme Royce, à Londres. Elle résumera ses souvenirs comme n'étant d'aucun réconfort. Ses retraites dans le jardin oublié nous vaudront de merveilleuses leçons de botanique sur diverses fleurs, mais surtout sur les roses. Pour la récompenser de ses succès scolaires, sa mère lui avait offert The Genus Rosa, encyclopédie signée Ellen Wilmot. Sans cesse, elle s'y réfère, donnant chair et vie aux deux tomes : elle aime s'en recouvrir le corps, leur poids la faisant rêver au corps d'un homme. Peu à peu, Jane deviendra sa complice. Celle-ci languit de son fiancé porté disparu. Comme Gwen, Jane est amoureuse de la beauté englobant le domaine. Elle se liera avec David, un soldat qui tricote des chandails qu'il expédie à sa fiancée. Il y a aussi le capitaine Riley, amateur de poésie, qui bousculera les convictions austères de Gween, envers elle-même et ses assistantes. Peine perdue, les maladresses de Gwen ne transformeront pas en amour la tendresse qu'il lui manifeste. Mystère des êtres, mystère du jardin oublié que, grâce à un vieux jardinier, elle essaiera de résoudre.
Gwen est avant tout une passionnée des hommes et des femmes affligés par quelque blessure gangrenée. Attirée vers le figement de leur cœur presque mort, elle tente de leur donner un souffle de vie, de manière à assouvir sa soif d'aimer et d'être aimée. La métaphore ambivalente en est sa rencontre imaginée ou réelle avec Virginia Woolf, un soir dans les jardins de Tavistock. Les lettres qu'elle lui écrit, l'admiration qu'elle éprouve pour son roman La promenade au phare, que Jane lira à voix haute à l'intention de David, et que Gwen offrira au capitaine Riley, quand il partira avec ses hommes se faire tuer à la guerre...
Qu'elles soient d'hier ou d'aujourd'hui, seules les écrivaines anglaises savent dépeindre avec un talent indéniable et délectable, le charme envoûtant des roses, l'attrait romantique de lieux désertés. Se greffent au récit de Helen Humphreys, Londres défigurée par les bombes, l'étude précise des plantes et des fleurs, l'affection de Jane, l'amour contrarié de Gwen pour le capitaine Riley. La guerre est finie, les événements se sont patinés de l'usure du temps. Roman captivant qui titille en nous la fibre nostalgique des êtres et des choses que nous avons perdus dans des jardins piétinés de nos propres oublis...
Le Jardin oublié, Helen Humphreys
Traduit de l'anglais par Louis Tremblay et André Gagnon
Éditions Hurtubise, Montréal, 2011, 334 pages
lundi 14 novembre 2011
Sentiments en débandade *** 1/2
Sortant du cinéma avec un ami, celui-ci était bouleversé par le sujet dramatique du film. Assis à une terrasse, nous étions silencieux, presque tendus. Alors qu'on ne s'y attendait pas, l'ami s'est mis à pleurer doucement, des larmes rondes coulaient sur ses joues jusqu'à son menton. Étant d'une génération où les hommes ne devaient pas dévoiler leurs états d'âme, on a été touchée par la sincérité avec laquelle l'ami mettait à nu ses émotions. On termine de lire le deuxième roman de Hélène Custeau, Tant qu'il y aura des rivières.
Douze individus, hommes et femmes, morcellent le récit. Ils se sont aimés, se sont quittés, parfois regrettent de s'être laissés emporter par une décision impulsive. Lassitude ou colère. Naïveté de penser qu'un être différent se montrerait plus compréhensif et complice. Ultime erreur qui pousse au geste fatal ; amère déception qui écarte l'amour, jamais atteint, dans ses retranchements. Tout d'abord, nous faisons connaissance avec Lisa, vingt-sept ans. Hospitalisée, elle a fait une tentative de suicide après que son amant, Antoine, l'a quittée. Dans la même chambre, Réjeanne, femme de ménage de deux cents livres, occupe l'autre lit. Elle s'est trompée dans le décompte de ses tranquillisants, se lamente sur l'absence de son fils. La parole est à Antoine, séducteur invétéré, qui se défend d'aimer Lisa. Chez elle, Réjeanne a préparé un repas pour fêter son soixantième anniversaire. Encore une fois son fils s'est défilé. Désespérée, elle oscille entre la boulimie et le chant italien. Puis, intervient Mona qui apprend qu'elle a un cancer du sein. Elle a quitté Gabriel qui vit comme un « sauvage » en Abitibi. Ensemble, ils ont eu deux enfants, Lisa et Francis. Elle tient un salon de coiffure, s'est associée à Kevin, coiffeur comme elle. Francis se réveille dans sa chambre minable, le cœur nauséeux de son « bad trip ». Sa copine, Nahima, le prévient qu'ils n'ont plus un sou, que le frigidaire est vide. Kevin est chez Mona. Il hésite entre prendre soin de sa patronne, qui dépérit à force de chimiothérapie, et son vieil amant. Dans le cabinet du docteur Demers, Lisa lui annonce qu'elle ne reviendra plus. Elle est guérie, elle a un nouvel amant. Fou amoureux d'elle, docteur Demers remettra sa profession de psychanalyste en question. Catherine, journaliste, amie de Lisa, accorde une entrevue au premier ministre, imaginaire, du Québec. Une satire sans complaisance sur le comportement infatué d'un homme politique. Olivier, violoniste, bénévole dans l'hôpital où ont été soignées Lisa et Réjeanne, patiente en pleine chaleur caniculaire : un ex-soldat de la guerre en Afghanistan menace de se lancer du pont de Québec. Sur l'autoroute bloquée, il se liera avec un autre Olivier. Hilarant et grinçant. Nahima a été rejetée par Francis quand elle lui a appris sa grossesse. Triste réflexion d'une jeune femme du Grand Nord sur sa condition d'exilée à Montréal. Gabriel a cinquante ans, vit toujours en Abitibi. Amant de Linou, enceinte de leur enfant. À la veille d'une tempête de neige, son fils Francis lui apporte une lettre de la part de sa mère Mona. Farouche confrontation muette entre le père et le fils qui se détestent. Linou ferme le roman. Sur le point d'accoucher de leur fils Élie, au début de l'été, anxieuse, elle attend Gabriel dont le Cesna a disparu depuis un mois.
Si on a énuméré brièvement les personnages qui composent le roman, c'est pour insister sur le fait qu'ils appartiennent à un monde que chaque jour nous côtoyons. Leur existence se découpe en sédiments fragmentaires, tous ayant eu le temps de se nourrir de leurs propres échecs. Mais aussi de l'amour qui les a portés, en a fait des êtres à part. Aimer équivalant à une exception. L'auteure, Hélène Custeau, ne s'y est pas trompée en les campant orgueilleux, révoltés, combattant, acharnés, leurs démons intérieurs, leur accordant une importance d'humains contradictoires, rarement apaisés, luttant contre des frustrations que génère l'inaccomplissement de certains rêves. Docteur Demers cite l'ombre de celui qui l'habite, nous habite tous : l'exaspérant Mr Hyde. Des détails récurrents, comme les yeux bleu turquoise de Lisa, tissent une toile gluante et translucide de laquelle les protagonistes ne savent se dépêtrer. Dépendants d'un passé trop lourd, ils essaient d'enfouir au plus profond de leur conscience des agissements tronqués d'erreurs de jeunesse. Comme Mona qui a quitté Gabriel et qui l'aime toujours. Comme Olivier qui croit ne pas avoir été suffisamment attentif à sa femme avant qu'elle se suicide. Hélène Custeau a sondé des êtres en proie à une tardive maturité ou face à la mort inéluctable. Les expériences qu'ils ont traversées se projettent dans le courant précipité de la vie, toujours en mouvement. D'où l'insigne du titre, se rattachant à une chanson de Jean Leloup. La solitude qui les empêche de renouer pleinement avec eux-mêmes s'imprègne d'un désespoir à la limite de la folie, d'un manque de confiance les empêchant d'assimiler leur fourvoiement. Pourtant, la vie n'est-elle pas la plus forte, symbolisée par la naissance de l'enfant de Linou ? « Car voilà Élie » mentionne prophétiquement l'auteure, comme elle aurait pu écrire : Voici l'homme...
Roman émouvant et généreux que nous offre Hélène Custeau. Généreux, parce que la vie sous toutes ses formes y coule abondamment. Observatrice attentive et lucide, l'auteure trempe sa plume poétique, acérée et tranchante, dans un courant d'encre qui ne cesse d'alimenter des sentiments en débandade, la détresse de personnages en déroute. Aucune conclusion moralisatrice ne ternit le récit. La vie continue, telle une rivière finit par se jeter dans l'océan...
Tant qu'il y aura des rivières, Hélène Custeau
Les éditions De Courberon, collection « Lueurs »
Saint-Patrice-de-Beaurivage, 2011, 170 pages
Douze individus, hommes et femmes, morcellent le récit. Ils se sont aimés, se sont quittés, parfois regrettent de s'être laissés emporter par une décision impulsive. Lassitude ou colère. Naïveté de penser qu'un être différent se montrerait plus compréhensif et complice. Ultime erreur qui pousse au geste fatal ; amère déception qui écarte l'amour, jamais atteint, dans ses retranchements. Tout d'abord, nous faisons connaissance avec Lisa, vingt-sept ans. Hospitalisée, elle a fait une tentative de suicide après que son amant, Antoine, l'a quittée. Dans la même chambre, Réjeanne, femme de ménage de deux cents livres, occupe l'autre lit. Elle s'est trompée dans le décompte de ses tranquillisants, se lamente sur l'absence de son fils. La parole est à Antoine, séducteur invétéré, qui se défend d'aimer Lisa. Chez elle, Réjeanne a préparé un repas pour fêter son soixantième anniversaire. Encore une fois son fils s'est défilé. Désespérée, elle oscille entre la boulimie et le chant italien. Puis, intervient Mona qui apprend qu'elle a un cancer du sein. Elle a quitté Gabriel qui vit comme un « sauvage » en Abitibi. Ensemble, ils ont eu deux enfants, Lisa et Francis. Elle tient un salon de coiffure, s'est associée à Kevin, coiffeur comme elle. Francis se réveille dans sa chambre minable, le cœur nauséeux de son « bad trip ». Sa copine, Nahima, le prévient qu'ils n'ont plus un sou, que le frigidaire est vide. Kevin est chez Mona. Il hésite entre prendre soin de sa patronne, qui dépérit à force de chimiothérapie, et son vieil amant. Dans le cabinet du docteur Demers, Lisa lui annonce qu'elle ne reviendra plus. Elle est guérie, elle a un nouvel amant. Fou amoureux d'elle, docteur Demers remettra sa profession de psychanalyste en question. Catherine, journaliste, amie de Lisa, accorde une entrevue au premier ministre, imaginaire, du Québec. Une satire sans complaisance sur le comportement infatué d'un homme politique. Olivier, violoniste, bénévole dans l'hôpital où ont été soignées Lisa et Réjeanne, patiente en pleine chaleur caniculaire : un ex-soldat de la guerre en Afghanistan menace de se lancer du pont de Québec. Sur l'autoroute bloquée, il se liera avec un autre Olivier. Hilarant et grinçant. Nahima a été rejetée par Francis quand elle lui a appris sa grossesse. Triste réflexion d'une jeune femme du Grand Nord sur sa condition d'exilée à Montréal. Gabriel a cinquante ans, vit toujours en Abitibi. Amant de Linou, enceinte de leur enfant. À la veille d'une tempête de neige, son fils Francis lui apporte une lettre de la part de sa mère Mona. Farouche confrontation muette entre le père et le fils qui se détestent. Linou ferme le roman. Sur le point d'accoucher de leur fils Élie, au début de l'été, anxieuse, elle attend Gabriel dont le Cesna a disparu depuis un mois.
Si on a énuméré brièvement les personnages qui composent le roman, c'est pour insister sur le fait qu'ils appartiennent à un monde que chaque jour nous côtoyons. Leur existence se découpe en sédiments fragmentaires, tous ayant eu le temps de se nourrir de leurs propres échecs. Mais aussi de l'amour qui les a portés, en a fait des êtres à part. Aimer équivalant à une exception. L'auteure, Hélène Custeau, ne s'y est pas trompée en les campant orgueilleux, révoltés, combattant, acharnés, leurs démons intérieurs, leur accordant une importance d'humains contradictoires, rarement apaisés, luttant contre des frustrations que génère l'inaccomplissement de certains rêves. Docteur Demers cite l'ombre de celui qui l'habite, nous habite tous : l'exaspérant Mr Hyde. Des détails récurrents, comme les yeux bleu turquoise de Lisa, tissent une toile gluante et translucide de laquelle les protagonistes ne savent se dépêtrer. Dépendants d'un passé trop lourd, ils essaient d'enfouir au plus profond de leur conscience des agissements tronqués d'erreurs de jeunesse. Comme Mona qui a quitté Gabriel et qui l'aime toujours. Comme Olivier qui croit ne pas avoir été suffisamment attentif à sa femme avant qu'elle se suicide. Hélène Custeau a sondé des êtres en proie à une tardive maturité ou face à la mort inéluctable. Les expériences qu'ils ont traversées se projettent dans le courant précipité de la vie, toujours en mouvement. D'où l'insigne du titre, se rattachant à une chanson de Jean Leloup. La solitude qui les empêche de renouer pleinement avec eux-mêmes s'imprègne d'un désespoir à la limite de la folie, d'un manque de confiance les empêchant d'assimiler leur fourvoiement. Pourtant, la vie n'est-elle pas la plus forte, symbolisée par la naissance de l'enfant de Linou ? « Car voilà Élie » mentionne prophétiquement l'auteure, comme elle aurait pu écrire : Voici l'homme...
Roman émouvant et généreux que nous offre Hélène Custeau. Généreux, parce que la vie sous toutes ses formes y coule abondamment. Observatrice attentive et lucide, l'auteure trempe sa plume poétique, acérée et tranchante, dans un courant d'encre qui ne cesse d'alimenter des sentiments en débandade, la détresse de personnages en déroute. Aucune conclusion moralisatrice ne ternit le récit. La vie continue, telle une rivière finit par se jeter dans l'océan...
Tant qu'il y aura des rivières, Hélène Custeau
Les éditions De Courberon, collection « Lueurs »
Saint-Patrice-de-Beaurivage, 2011, 170 pages
lundi 31 octobre 2011
Drôle d'époque ! ***
Pendant une minute, on oublie les fureurs du monde. On pense à soi, au roman, Des trains qu'on rate, qu'on vient de publier dans la nouvelle maison d'édition numérique "Le Chat qui Louche", créée et dirigée par l'écrivaine Dany Tremblay, à Chicoutimi. La minute est passée, on revient aux rumeurs de la ville. On a lu La concession, roman signé Marc Ory.
Paris, en l'an 2030. Depuis deux ans, la capitale est occupée par les Chinois. Une concession de l'envahisseur s'est établie sur l'île Saint-Louis, « corps étranger que rejetait la France. » Comme il est de rigueur en de pareilles circonstances, collaborateurs, résistants, espions, agents doubles se démènent en cette histoire insolite. Prise pour cible, une famille française, les Lamaury, témoignera des difficultés qui pèsent sur chacun des membres. Famille composée surtout de femmes : la grand-mère Adélaïde de Castelvieil, « pénétrée de culture chinoise », conférencière au musée Guimet. Se montrant trop souvent en compagnie du professeur Ping, de qui elle suit les cours au Collège de France, elle est considérée comme une traîtresse. Veille sur son bien-être son robot de compagnie, Alfred. Il y a aussi Émilie, sa fille, dépressive depuis que son mari s'est défenestré. Camille et Petit Pierre, enfants d'Émilie. Camille a vingt-trois ans, bardée de diplômes en art, elle « allait commencer un stage au nouveau Musée des arts de la Chine. » Petit Pierre, dix ans, est atteint de leucémie. Les uns et les autres seront prétextes à faire entrer en scène des personnages équivoques, comme Léopold Francœur. Diplômé du conservatoire, il se contente de jouer du triangle, gagne sa vie en tirant un « pousse-pousse pour l'occupant. » Héloïse Lambert, conservatrice du Musée de la chasse et de la nature, joue un rôle obscur auprès de Camille. Yu Chi Ming, homme métissé. Sa mère est une juive de Hong-Kong, son père, un Chinois han. Aventure sans lendemain de laquelle naîtra l'enfant. Abandonné par sa mère, placé chez un cousin de son père, qui le maltraite ; méprisé par ses compatriotes, Yu Chi Ming, enfant surdoué, envers et contre tous, atteindra le poste prestigieux d'architecte en chef du Musée d'art chinois, à Paris. Le hasard et un cerf-volant mettront Camille sur sa route... On ne peut passer sous silence la très sensuelle Roxanne Mathoss. Elle aussi est métissée mais contrairement à Yu Chi Ming, elle utilise cet atout avec perversité. Designer et styliste, elle laisse dans son sillage de sulfureuses petites culottes en soie noire. Signature d'une femme fatale, chef incontestée de la résistance. En arrière-plan se dessinent les ombres d'êtres néfastes qui détiennent le pouvoir d'un monde désaccordé, pusillanime. Jusqu'au dénouement déboulant aux accents d'une valse, aux grondements du tonnerre. La foudre s'érigera en justicière...
En parallèle avec ces événements dignes d'une tragédie shakespearienne, la grand-mère Adélaïde lit à son petit-fils, Pierre, une correspondance que s'échangent deux jeunes Français en l'an 1926. Lettres de Maurice, né en Chine et y demeurant, qu'il adresse à son cousin Guillaume. Maurice dépeint l'empire du Milieu d'alors, les trois guerres de l'opium, la guerre des Boxers, la révolte des Tai Ping, les épreuves d'une Chine exploitée par les Occidentaux. Maurice a un frère qui, semblable à Petit Pierre, est atteint de leucémie, mal qui le tuera. Les deux enfants ont en commun la passion des cerfs-volants. Les dernières lettres de Maurice nous apprendront qu'il s'est épris passionnément d'une jeune Chinoise, amour condamné en ces temps exaltés par l'intolérance patriotique.
Après avoir refermé le roman, on se pose une question, sinon plusieurs. Que viennent faire dans ce texte les lettres de Maurice adressées à son cousin Guillaume ? Servent-elles d'allégation à Marc Ory pour faire part au lecteur des calamités qu'a subi l'empire du Milieu au cours de diverses invasions ? Pourtant, des tics d'érudition encombrent le récit contemporain, se plaquant sur les protagonistes aux prises avec des complots ourdis par de farouches partisans, comme il en existe dans tous les pays victimes de conflits accablants. L'occupation de Paris par les Chinois en 2030 n'est pas sans rappeler l'occupation allemande en France, durant la Deuxième Guerre mondiale : délations impitoyables, représailles extrémistes. Les femmes, amantes de l'éventuel ennemi, sont tondues sans distinction de classe. Il y a aussi la lettre de Rébecca, mère de Yu Chi Ming, réfugiée à Tel Aviv, à sa meilleure amie restée à Hong Kong. Que recèle-t-elle ? Encore des anecdotes historiques chinoises et le parcours d'une femme téméraire, plutôt irresponsable...
Roman qui aurait mérité d'être dépouillé de nombreux faits épisodiques ayant trait à la civilisation chinoise. S'il est agréable à lire pour ceux et celles que la Chine intéresse, il risque de lasser des lecteurs qui cherchent une histoire originale d'aventures et d'amour. Il aurait fallu que l'historisme soit davantage intégré à l'action, alors qu'il est constamment narré dans des dialogues ou mentionné dans des lettres. Parfois hors contexte, comme la polémique existant autour de l'armée de terre cuite du premier empereur, Quin Shi Huangdi... Quelles étaient au juste les intentions de Marc Ory ? Le tout rassemblé, équilibré, aurait abouti à un excellent roman, ce qui, hélas, se délaie ici dans des considérations bavardes, minimisant l'ampleur humaine de femmes et d'hommes défendant un idéal rarement remis en cause...
La concession, Marc Ory
Éditions Triptyque, Montréal, 2011, 203 pages
Paris, en l'an 2030. Depuis deux ans, la capitale est occupée par les Chinois. Une concession de l'envahisseur s'est établie sur l'île Saint-Louis, « corps étranger que rejetait la France. » Comme il est de rigueur en de pareilles circonstances, collaborateurs, résistants, espions, agents doubles se démènent en cette histoire insolite. Prise pour cible, une famille française, les Lamaury, témoignera des difficultés qui pèsent sur chacun des membres. Famille composée surtout de femmes : la grand-mère Adélaïde de Castelvieil, « pénétrée de culture chinoise », conférencière au musée Guimet. Se montrant trop souvent en compagnie du professeur Ping, de qui elle suit les cours au Collège de France, elle est considérée comme une traîtresse. Veille sur son bien-être son robot de compagnie, Alfred. Il y a aussi Émilie, sa fille, dépressive depuis que son mari s'est défenestré. Camille et Petit Pierre, enfants d'Émilie. Camille a vingt-trois ans, bardée de diplômes en art, elle « allait commencer un stage au nouveau Musée des arts de la Chine. » Petit Pierre, dix ans, est atteint de leucémie. Les uns et les autres seront prétextes à faire entrer en scène des personnages équivoques, comme Léopold Francœur. Diplômé du conservatoire, il se contente de jouer du triangle, gagne sa vie en tirant un « pousse-pousse pour l'occupant. » Héloïse Lambert, conservatrice du Musée de la chasse et de la nature, joue un rôle obscur auprès de Camille. Yu Chi Ming, homme métissé. Sa mère est une juive de Hong-Kong, son père, un Chinois han. Aventure sans lendemain de laquelle naîtra l'enfant. Abandonné par sa mère, placé chez un cousin de son père, qui le maltraite ; méprisé par ses compatriotes, Yu Chi Ming, enfant surdoué, envers et contre tous, atteindra le poste prestigieux d'architecte en chef du Musée d'art chinois, à Paris. Le hasard et un cerf-volant mettront Camille sur sa route... On ne peut passer sous silence la très sensuelle Roxanne Mathoss. Elle aussi est métissée mais contrairement à Yu Chi Ming, elle utilise cet atout avec perversité. Designer et styliste, elle laisse dans son sillage de sulfureuses petites culottes en soie noire. Signature d'une femme fatale, chef incontestée de la résistance. En arrière-plan se dessinent les ombres d'êtres néfastes qui détiennent le pouvoir d'un monde désaccordé, pusillanime. Jusqu'au dénouement déboulant aux accents d'une valse, aux grondements du tonnerre. La foudre s'érigera en justicière...
En parallèle avec ces événements dignes d'une tragédie shakespearienne, la grand-mère Adélaïde lit à son petit-fils, Pierre, une correspondance que s'échangent deux jeunes Français en l'an 1926. Lettres de Maurice, né en Chine et y demeurant, qu'il adresse à son cousin Guillaume. Maurice dépeint l'empire du Milieu d'alors, les trois guerres de l'opium, la guerre des Boxers, la révolte des Tai Ping, les épreuves d'une Chine exploitée par les Occidentaux. Maurice a un frère qui, semblable à Petit Pierre, est atteint de leucémie, mal qui le tuera. Les deux enfants ont en commun la passion des cerfs-volants. Les dernières lettres de Maurice nous apprendront qu'il s'est épris passionnément d'une jeune Chinoise, amour condamné en ces temps exaltés par l'intolérance patriotique.
Après avoir refermé le roman, on se pose une question, sinon plusieurs. Que viennent faire dans ce texte les lettres de Maurice adressées à son cousin Guillaume ? Servent-elles d'allégation à Marc Ory pour faire part au lecteur des calamités qu'a subi l'empire du Milieu au cours de diverses invasions ? Pourtant, des tics d'érudition encombrent le récit contemporain, se plaquant sur les protagonistes aux prises avec des complots ourdis par de farouches partisans, comme il en existe dans tous les pays victimes de conflits accablants. L'occupation de Paris par les Chinois en 2030 n'est pas sans rappeler l'occupation allemande en France, durant la Deuxième Guerre mondiale : délations impitoyables, représailles extrémistes. Les femmes, amantes de l'éventuel ennemi, sont tondues sans distinction de classe. Il y a aussi la lettre de Rébecca, mère de Yu Chi Ming, réfugiée à Tel Aviv, à sa meilleure amie restée à Hong Kong. Que recèle-t-elle ? Encore des anecdotes historiques chinoises et le parcours d'une femme téméraire, plutôt irresponsable...
Roman qui aurait mérité d'être dépouillé de nombreux faits épisodiques ayant trait à la civilisation chinoise. S'il est agréable à lire pour ceux et celles que la Chine intéresse, il risque de lasser des lecteurs qui cherchent une histoire originale d'aventures et d'amour. Il aurait fallu que l'historisme soit davantage intégré à l'action, alors qu'il est constamment narré dans des dialogues ou mentionné dans des lettres. Parfois hors contexte, comme la polémique existant autour de l'armée de terre cuite du premier empereur, Quin Shi Huangdi... Quelles étaient au juste les intentions de Marc Ory ? Le tout rassemblé, équilibré, aurait abouti à un excellent roman, ce qui, hélas, se délaie ici dans des considérations bavardes, minimisant l'ampleur humaine de femmes et d'hommes défendant un idéal rarement remis en cause...
La concession, Marc Ory
Éditions Triptyque, Montréal, 2011, 203 pages
lundi 24 octobre 2011
Les deux tours infernales *** 1/2
Scandales politiques et financiers. Attentats terroristes. Prises d'otages rançonnées. Guérillas partisanes meurtrières. Réseaux de prostitution et de drogue. Pédophilie et travail des enfants. Famine et maladies endémiques. Mépris des différences. Litanie incomplète... Ce matin, on a lu que, en l'an 2100, neuf à dix milliards d'humains encombreraient la Terre. En attendant stoïquement pareil étouffement, on se pose une question : où est l'Homme ? On a terminé de lire le premier roman d'Annie Dulong, Onze.
Le mardi 11 septembre 2001, près de trois mille personnes sont mortes lors des attentats-suicides perpétrés sur les tours jumelles du World Trade Center, à New York. Consternée et fascinée par ce tragique événement, Annie Dulong a cerné le sujet à partir de deux climats intérieurs : celui des tours avant leur effondrement, celui des personnages décryptant des fragments existentiels avant de mourir. Les humains étant imparfaits, l'écrivaine a fait confiance à l'imaginaire, donnant la parole, conscience psychologique à l'appui, à onze d'entre eux, s'interrogeant sur leurs dernières pensées, leurs derniers espoirs. Mais aussi sur le dernier refuge, soit le cocon vital. Leurs réussites et leurs manques. Leurs regrets de ne plus pouvoir réparer ce qui aurait pu l'être. Comme si le temps s'avérait éternel.
Le roman se divise subtilement en deux parties. Pendant et après la tragédie. La voix d'une photographe ouvre le récit en pleurant sur la mort de son frère, Andrew, marié à Mélanie, père d'un petit enfant. Dans une des tours, il réparait un ascenseur. « Peter. Eva. Idiots amoureux » font connaissance, sans pour autant échapper aux forces hostiles. Tout au long du récit, ils interviendront, adoucissant la douleur de ceux et celles qui préservent leurs ultimes instants dans les étages en feu, les escaliers de secours, certains, à demi asphyxiés, se jetant par les fenêtres. Eileen, compagne d'Andrea, maman de Meredith, attend un deuxième enfant. Danny, conducteur de trains, s'inquiète pour son frère qui travaille dans un bureau de la tour Nord. Antonia téléphone à son père égocentrique, lui annonce, révoltée, qu'elle va mourir. Ginny Cooper, mariée depuis seize ans, mère de deux fils, descend l'escalier du quarante-septième étage, rêve de rentrer chez elle. Mabel, « collectionneuse d'ironies en tout genre ». Éprise d'escalades, ses collègues la considèrent comme une première de cordée, se fiant à son esprit d'initiative. Alors qu'elle aurait dû déguerpir, elle les entraîne vers leurs bureaux. Marik, jeune employé, amoureux de Mabel. Frank, l'irascible comptable. Maya joint son mari Hector, puis se lance par une fenêtre. On ne nommera pas les onze personnages dressés par l'auteure, chacun a sa vie propre, réduite au pire ; blessés, hagards, plusieurs ignorant ce qui se passe. Des cris, des appels à l'aide, les craquements de murs qui s'affaissent, les horrifient. « Un nuage de débris », des flots lugubres de papier s'envolent au-delà des fenêtres ; des flammes surgissent, des tonnes de poussière noire, une fumée lourde, l'air se raréfie... Durant deux heures, avant que les tours s'écroulent, les victimes s'emploieront à explorer des épisodes faillibles personnels : ruptures en suspens, erreurs de jugement ; des maris floués, des épouses trahies, des enfants compréhensifs. Des vieux parents exigeants qui ne comprennent pas bien pourquoi ils vont rester seuls. Hommes et femmes restaurent une existence, comme si recommencer était possible. Hors de leur situation désespérée, ils auraient agi dans la continuité d'actes automatiques, ne pensant pas que la mort les poursuivait inexorablement. Nul n'a eu le temps d'analyser les raisons d'un questionnement particulier, les astreignant, jusqu'au dernier souffle, à se remémorer les visages familiers. Temps à rebours télescopant les tours ravagées, cimetière hallucinant de chair calcinée, de corps démembrés.
Il y a aussi l'après de la catastrophe. Ceux qui sont morts en ont fini avec la terreur, les souffrances. Ils ont atteint un univers inaccessible, ont pardonné. Quoi ? Nous ne savons trop ce que la perte de l'autre engendrera d'inachèvement, seul l'amour et le doute subsisteront. Des noms défilent à toute allure, le cœur battant trop vite, la respiration haletante pour évoquer les disparus. Mélanie, Alex, Andrea, Hélène s'insurgent contre le malheur et l'abandon. Puis, se soumettent à l'atrocité d'un désastre imparable. Malgré eux, quelques-uns n'ont pas péri : Marik, vivant avec Maira, s'en voudra toujours de ne pas avoir sauvé Mabel. Cela valait-il la peine d'avoir franchi tant d'obstacles pour en arriver à détester Maira ? Alex qui, errant dans la ville, tourne en rond autour de la rancune qu'il éprouve contre les injustices commises par son père, assommé sous un mur de béton, envers lui et son frère Christian.
Roman — en est-il un ? — intelligent, émouvant. Annie Dulong s'est magnifiquement imprégnée de pudeur et de dignité, sans aucune mièvrerie, pour décrire symboliquement le martyre qu'on subi près de trois mille personnes reflétées dans le regard lucide, parce que humilié, de onze témoins imaginaires. La voix de la photographe ouvrant le récit le referme, se joignant à la voix d'Andrea, la compagne d'Eileen. Annie Dulong semble les avoir placées là, chœur privé se lamentant, tels les débris de Challenger, ligne filiforme et lumineuse, atteignant le firmament ou plus réaliste, « s'éparpillant à des kilomètres à la ronde. » L'écriture, élégante, poétique, le ton toujours mesuré, innove une sourde musique obsédante, requiem intime témoignant de la disparition d'humains innocents, et celle d'un monde qui, depuis ce macabre événement historique, n'a plus jamais été le même.
Onze, Annie Dulong
Éditions l'Hexagone, Montréal, 2011, 149 pages
Le mardi 11 septembre 2001, près de trois mille personnes sont mortes lors des attentats-suicides perpétrés sur les tours jumelles du World Trade Center, à New York. Consternée et fascinée par ce tragique événement, Annie Dulong a cerné le sujet à partir de deux climats intérieurs : celui des tours avant leur effondrement, celui des personnages décryptant des fragments existentiels avant de mourir. Les humains étant imparfaits, l'écrivaine a fait confiance à l'imaginaire, donnant la parole, conscience psychologique à l'appui, à onze d'entre eux, s'interrogeant sur leurs dernières pensées, leurs derniers espoirs. Mais aussi sur le dernier refuge, soit le cocon vital. Leurs réussites et leurs manques. Leurs regrets de ne plus pouvoir réparer ce qui aurait pu l'être. Comme si le temps s'avérait éternel.
Le roman se divise subtilement en deux parties. Pendant et après la tragédie. La voix d'une photographe ouvre le récit en pleurant sur la mort de son frère, Andrew, marié à Mélanie, père d'un petit enfant. Dans une des tours, il réparait un ascenseur. « Peter. Eva. Idiots amoureux » font connaissance, sans pour autant échapper aux forces hostiles. Tout au long du récit, ils interviendront, adoucissant la douleur de ceux et celles qui préservent leurs ultimes instants dans les étages en feu, les escaliers de secours, certains, à demi asphyxiés, se jetant par les fenêtres. Eileen, compagne d'Andrea, maman de Meredith, attend un deuxième enfant. Danny, conducteur de trains, s'inquiète pour son frère qui travaille dans un bureau de la tour Nord. Antonia téléphone à son père égocentrique, lui annonce, révoltée, qu'elle va mourir. Ginny Cooper, mariée depuis seize ans, mère de deux fils, descend l'escalier du quarante-septième étage, rêve de rentrer chez elle. Mabel, « collectionneuse d'ironies en tout genre ». Éprise d'escalades, ses collègues la considèrent comme une première de cordée, se fiant à son esprit d'initiative. Alors qu'elle aurait dû déguerpir, elle les entraîne vers leurs bureaux. Marik, jeune employé, amoureux de Mabel. Frank, l'irascible comptable. Maya joint son mari Hector, puis se lance par une fenêtre. On ne nommera pas les onze personnages dressés par l'auteure, chacun a sa vie propre, réduite au pire ; blessés, hagards, plusieurs ignorant ce qui se passe. Des cris, des appels à l'aide, les craquements de murs qui s'affaissent, les horrifient. « Un nuage de débris », des flots lugubres de papier s'envolent au-delà des fenêtres ; des flammes surgissent, des tonnes de poussière noire, une fumée lourde, l'air se raréfie... Durant deux heures, avant que les tours s'écroulent, les victimes s'emploieront à explorer des épisodes faillibles personnels : ruptures en suspens, erreurs de jugement ; des maris floués, des épouses trahies, des enfants compréhensifs. Des vieux parents exigeants qui ne comprennent pas bien pourquoi ils vont rester seuls. Hommes et femmes restaurent une existence, comme si recommencer était possible. Hors de leur situation désespérée, ils auraient agi dans la continuité d'actes automatiques, ne pensant pas que la mort les poursuivait inexorablement. Nul n'a eu le temps d'analyser les raisons d'un questionnement particulier, les astreignant, jusqu'au dernier souffle, à se remémorer les visages familiers. Temps à rebours télescopant les tours ravagées, cimetière hallucinant de chair calcinée, de corps démembrés.
Il y a aussi l'après de la catastrophe. Ceux qui sont morts en ont fini avec la terreur, les souffrances. Ils ont atteint un univers inaccessible, ont pardonné. Quoi ? Nous ne savons trop ce que la perte de l'autre engendrera d'inachèvement, seul l'amour et le doute subsisteront. Des noms défilent à toute allure, le cœur battant trop vite, la respiration haletante pour évoquer les disparus. Mélanie, Alex, Andrea, Hélène s'insurgent contre le malheur et l'abandon. Puis, se soumettent à l'atrocité d'un désastre imparable. Malgré eux, quelques-uns n'ont pas péri : Marik, vivant avec Maira, s'en voudra toujours de ne pas avoir sauvé Mabel. Cela valait-il la peine d'avoir franchi tant d'obstacles pour en arriver à détester Maira ? Alex qui, errant dans la ville, tourne en rond autour de la rancune qu'il éprouve contre les injustices commises par son père, assommé sous un mur de béton, envers lui et son frère Christian.
Roman — en est-il un ? — intelligent, émouvant. Annie Dulong s'est magnifiquement imprégnée de pudeur et de dignité, sans aucune mièvrerie, pour décrire symboliquement le martyre qu'on subi près de trois mille personnes reflétées dans le regard lucide, parce que humilié, de onze témoins imaginaires. La voix de la photographe ouvrant le récit le referme, se joignant à la voix d'Andrea, la compagne d'Eileen. Annie Dulong semble les avoir placées là, chœur privé se lamentant, tels les débris de Challenger, ligne filiforme et lumineuse, atteignant le firmament ou plus réaliste, « s'éparpillant à des kilomètres à la ronde. » L'écriture, élégante, poétique, le ton toujours mesuré, innove une sourde musique obsédante, requiem intime témoignant de la disparition d'humains innocents, et celle d'un monde qui, depuis ce macabre événement historique, n'a plus jamais été le même.
Onze, Annie Dulong
Éditions l'Hexagone, Montréal, 2011, 149 pages
mardi 11 octobre 2011
Éternel masculin ! ****
Des photos datant d'une trentaine d'années nous ont enveloppée d'une chape de souvenirs, pour ne pas dire de nostalgie et, surtout, d'une jeunesse disparue. On se souvient avec émotion du monde insouciant dans lequel on se complaisait : des projets remis sans cesse à plus tard, des voyages entrepris à l'ombre d'un catalpa, d'amours exaltées par l'absence et le rêve. Depuis, on a écrit dans un roman : « Vieillir, c'est être jeune autrement. » On a lu le dernier ouvrage de Donald Alarie, J'attends ton appel.
David Parent nous revient en force et en douceur. Depuis que son auteur l'a transformé en personnage. En écrivain, en homme à tout faire. Nous retrouvons les hommes et les femmes que David côtoie dans la petite ville où il réside. Nous nous familiarisons à nouveau avec ses proches, scrutant leur cheminement quotidien. Des anecdotes journalières ajoutent un maillon solide à la chaîne ininterrompue de l'existence, qu'elles trament des bonheurs et malheurs que nous essuyons au cours du temps qui coule. On n'ose parler de l'histoire que dépeint Donald Alarie, tant elle rassemble des éléments simples, parfois crédules, pour explorer le cœur d'un homme épris de deux femmes. Hésitation, défection, questionnement, autant de prétextes à se dérober lorsqu'il s'agit de planifier un soupçon de bien-être amoureux lors du dernier tour d'une existence bien remplie.
David a atteint l'âge où la paix, la tolérance, la camaraderie sont parmi les priorités convenant aux soixante-cinq années qui ont laissé sur la chair et les os, le cœur et l'âme, leur lot de quiétude mais aussi leur tribut de souffrance. Naissance et mort, mariage et divorce, promesse et trahison, ce sont les prix à payer pour soutenir les désagréments qui façonnent les expériences humaines. Complexité et confusion des sentiments quand David oscille entre Yolande avec laquelle il entretient une liaison houleuse depuis une douzaine d'années, Colette de qui il a fait la connaissance trois mois plus tôt alors qu'il effectuait des réparations dans sa maison. Yolande et Colette, l'envers et le revers de destins opposés. Yolande, l'aventureuse, qui ne peut se passer des hommes « en moyens » que le hasard distribue sur sa route, Colette, sédentaire et fidèle, divorcée d'un joueur compulsif. Leur personnalité se complète, s'enchevêtre suffisamment pour troubler les journées et les nuits de David qui, faisant preuve de sérénité, savoure les instants prospères que les heures rondes lui offrent. Sa patience généreuse envers Yolande sera le point déclencheur de la conclusion qui s'impose. Il faut tôt ou tard que les inconvenances, les maladresses que nous commettons se cautérisent ; nous devons protéger les êtres qui nous aiment, n'attendent que le meilleur de nous. C'est la part lumineuse que David utilise, ne perdant jamais de vue que le temps s'étrécit, pour aller vers ceux qui ont besoin de lui, de ses gestes tranquilles, de son regard chaleureux. Si Antoine, l'ami de toujours, et Thomas, le père handicapé de Benoît, interviennent sans faillir, ces deux-là combattant des lacunes épineuses de leur existence, il n'en demeure pas moins que David, subtil et discret, s'interroge sur les nécessités de ces deux hommes lucides. Ainsi, le roman de Donald Alarie, loin des modes et du bruit éphémère qui les accompagne, rythme ses accords au son du jazz ; mélodieux périple apaisant quand David se démène avec les péripéties que concoctent les allers-retours impromptus de Yolande, tenant au bout de son bras sa symbolique petite valise. Mais un jour, tel le dénouement souriant d'une fable, arrive ce qui devait se produire. Yolande et Colette, qui a passé la nuit chez David, se rencontrent inopinément. Embarras de l'amant qui lui fait dire intérieurement : « Eh bien, mon vieux, tu as couru après... » Complicité latente des deux femmes qui se posent mutuellement des questions. Après que des petites lâchetés ont été réglées, l'incident grossier les obligera, tous les trois, à faire un choix décisif.
On n'a pas évoqué l'étonnante sensualité, et l'humour, enjolivant plusieurs chapitres. Que l'amour se fasse avec Yolande ou Colette, se dise avec des mots éternels, un flot de tendresse hétérogène compose cette histoire rebattue, unique, puisque l'amour y domine. Donald Alarie dépeint des « grands et petits malheurs » que chacun d'entre nous traverse, que chacun d'entre nous dissipe, le temps éminçant les couches successives de nos épreuves. Il faut avoir acquis un talent exceptionnel — tout s'apprend — pour épurer ce qui en vaut la peine, parvenir à une telle maîtrise de l'écriture, le pouvoir des mots s'avére étouffant quand trop envahissant. L'habileté créatrice de Donald Alarie rappelle ces chanteurs qui, sur scène, usent de leur voix, de leurs textes pour envoûter un public admiratif. Nul besoin d'apparat critique, de paillettes et de strass, de pots fumigènes pour dissimuler la banalité de chansons futiles. Un air de jazz suffira, que, émus, nous écoutons en refermant le roman d'un écrivain hors de pair.
J'attends ton appel, Donald Alarie
XYZ éditeur, Montréal, 2011, 132 pages
David Parent nous revient en force et en douceur. Depuis que son auteur l'a transformé en personnage. En écrivain, en homme à tout faire. Nous retrouvons les hommes et les femmes que David côtoie dans la petite ville où il réside. Nous nous familiarisons à nouveau avec ses proches, scrutant leur cheminement quotidien. Des anecdotes journalières ajoutent un maillon solide à la chaîne ininterrompue de l'existence, qu'elles trament des bonheurs et malheurs que nous essuyons au cours du temps qui coule. On n'ose parler de l'histoire que dépeint Donald Alarie, tant elle rassemble des éléments simples, parfois crédules, pour explorer le cœur d'un homme épris de deux femmes. Hésitation, défection, questionnement, autant de prétextes à se dérober lorsqu'il s'agit de planifier un soupçon de bien-être amoureux lors du dernier tour d'une existence bien remplie.
David a atteint l'âge où la paix, la tolérance, la camaraderie sont parmi les priorités convenant aux soixante-cinq années qui ont laissé sur la chair et les os, le cœur et l'âme, leur lot de quiétude mais aussi leur tribut de souffrance. Naissance et mort, mariage et divorce, promesse et trahison, ce sont les prix à payer pour soutenir les désagréments qui façonnent les expériences humaines. Complexité et confusion des sentiments quand David oscille entre Yolande avec laquelle il entretient une liaison houleuse depuis une douzaine d'années, Colette de qui il a fait la connaissance trois mois plus tôt alors qu'il effectuait des réparations dans sa maison. Yolande et Colette, l'envers et le revers de destins opposés. Yolande, l'aventureuse, qui ne peut se passer des hommes « en moyens » que le hasard distribue sur sa route, Colette, sédentaire et fidèle, divorcée d'un joueur compulsif. Leur personnalité se complète, s'enchevêtre suffisamment pour troubler les journées et les nuits de David qui, faisant preuve de sérénité, savoure les instants prospères que les heures rondes lui offrent. Sa patience généreuse envers Yolande sera le point déclencheur de la conclusion qui s'impose. Il faut tôt ou tard que les inconvenances, les maladresses que nous commettons se cautérisent ; nous devons protéger les êtres qui nous aiment, n'attendent que le meilleur de nous. C'est la part lumineuse que David utilise, ne perdant jamais de vue que le temps s'étrécit, pour aller vers ceux qui ont besoin de lui, de ses gestes tranquilles, de son regard chaleureux. Si Antoine, l'ami de toujours, et Thomas, le père handicapé de Benoît, interviennent sans faillir, ces deux-là combattant des lacunes épineuses de leur existence, il n'en demeure pas moins que David, subtil et discret, s'interroge sur les nécessités de ces deux hommes lucides. Ainsi, le roman de Donald Alarie, loin des modes et du bruit éphémère qui les accompagne, rythme ses accords au son du jazz ; mélodieux périple apaisant quand David se démène avec les péripéties que concoctent les allers-retours impromptus de Yolande, tenant au bout de son bras sa symbolique petite valise. Mais un jour, tel le dénouement souriant d'une fable, arrive ce qui devait se produire. Yolande et Colette, qui a passé la nuit chez David, se rencontrent inopinément. Embarras de l'amant qui lui fait dire intérieurement : « Eh bien, mon vieux, tu as couru après... » Complicité latente des deux femmes qui se posent mutuellement des questions. Après que des petites lâchetés ont été réglées, l'incident grossier les obligera, tous les trois, à faire un choix décisif.
On n'a pas évoqué l'étonnante sensualité, et l'humour, enjolivant plusieurs chapitres. Que l'amour se fasse avec Yolande ou Colette, se dise avec des mots éternels, un flot de tendresse hétérogène compose cette histoire rebattue, unique, puisque l'amour y domine. Donald Alarie dépeint des « grands et petits malheurs » que chacun d'entre nous traverse, que chacun d'entre nous dissipe, le temps éminçant les couches successives de nos épreuves. Il faut avoir acquis un talent exceptionnel — tout s'apprend — pour épurer ce qui en vaut la peine, parvenir à une telle maîtrise de l'écriture, le pouvoir des mots s'avére étouffant quand trop envahissant. L'habileté créatrice de Donald Alarie rappelle ces chanteurs qui, sur scène, usent de leur voix, de leurs textes pour envoûter un public admiratif. Nul besoin d'apparat critique, de paillettes et de strass, de pots fumigènes pour dissimuler la banalité de chansons futiles. Un air de jazz suffira, que, émus, nous écoutons en refermant le roman d'un écrivain hors de pair.
J'attends ton appel, Donald Alarie
XYZ éditeur, Montréal, 2011, 132 pages
lundi 3 octobre 2011
Voix d'ombre et de lumière ***
Ciel gris ardoisé, ciel bleu azur. En levant le nez, on se dit que ces teintes changeantes ressemblent à celles de la vie. Un jour bleu, un jour gris, comme nous le mentionnons couramment. Il n'empêche qu'au-dessous du ciel, les humains fonctionnent au rythme de leurs humeurs. De généreuses qui leur font tendre la main vers un sans-abri, de mauvaises qui leur font tourner la tête vers des réussites aléatoires. Négliger la misère dispersée au ras de l'asphalte. On a lu Thure, premier roman de Thierry Leuzy.
Trois générations d'hommes et de femmes démultipliées par la voix mentale d'un agonisant. Sur son ventre se tient son fils, Thure, que son épouse, Mijeanne, après avoir accouché, a posé là pour qu'il s'imprègne de l'esprit paternel. Le mourant se prénomme Arthur, il est le fils de Mika et d'un homme haineux, secret qui sera dévoilé dix-sept ans plus tard quand Arthur émettra le désir de rentrer dans l'armée. Après la mort de sa mère et de sa grand-mère Kay, il sera élevé par son grand-père Youri Michoustine, qui avait été danseur aux Ballets russes avant de s'exiler au Canada. Au fur et à mesure que le temps s'écoule, qu'il délie les chagrins du moribond, et les apaise, Thure intervient. Il a trente-trois ans, est père de Fay, fillette de dix ans. Sculpteur, il vit où son père, « faisait jadis les décors pour les spectacles de l'Académie. » À la suite d'un grave accident, Arthur est tombé dans un coma profond. Son enfant naissant étendu sur sa chair anéantie, il ne cessera de déployer le passé pour que Thure n'oublie pas d'où il vient, et surtout pour qu'il sache de qui, lui, Arthur, a été l'enfant. De l'héroïsme de sa mère Mika, de l'insoutenable douleur de Papi Youri qui, malgré l'horreur, a dû apprendre à l'aimer. Il lui a fallu cinq années pour juguler la répulsion qu'il éprouve lorsqu'il se rappelle Mika, sa fille torturée et violée par les nazis. Cinq années pendant lesquelles il placera Arthur dans une famille d'accueil en province française. Quand il le reprendra, une indéfectible histoire d'amour se tissera entre l'homme et l'enfant. Arrêt provisoire à Marseille avant d'embarquer pour le Canada — admirable traversée — où les attend un rabbin dont la fille a été sauvée grâce au sacrifice de Mika.
L'histoire est parsemée de sentiments indéfinissables, ricochant d'un côté et de l'autre. Entremêlant ce qui a été, ce qui ne sera jamais plus. Regard nostalgique pénétrant les êtres et les choses, regard englobant l'amour humain lorsqu'il est réparti entre des individus malmenés par des peurs viscérales, par les maladresses du corps qui doit apprendre la perfectible beauté du mouvement. Le tremblotement des paroles. C'est souvent en sourdine qu'Arthur s'adresse à son fils, craignant peut-être de l'éveiller aux turpitudes de l'existence. Plus tard, Thure se remémorera le parcours intense de son grand-père, celui de son père, lorsqu'ils décrivent des femmes, des lieux, des figures propres à la danse. Si parfois la voix de Thure interfère celle de son père, elles établissent un écho porté par des souvenirs toujours prégnants. Cependant, un flou demeure, évitant une idéalisation des personnages, un encombrement du passé dans le présent. Ainsi, quand Thure déambule un soir dans une ruelle « las d'écarteler [sa] solitude aux quatre coins du studio », et qu'il fait la connaissance d'un monde interlope, nous ne savons trop quelle est la part du songe ou du cauchemar. Déambulation envoûtante renforcée par la mélancolie de la disparition éthérée de Papi Youri, dépeinte par Arthur. Se cogner à des couloirs graffités de bonheurs et de chagrin, affermis par le charme slave que dégagent profondément ces hommes et ces femmes, ces dernières très souvent héroïques, demeurent parmi les plus belles pages du roman.
Ce long récit concentre les flétrissures d'une enfance passionnée pour la danse, pour le théâtre, très tôt encouragée par un grand-père meurtri par les aberrations d'une guerre qui le touchera jusque dans son âme. Une grandeur née de souffrances que seuls les Européens d'une certaine génération ont engrangée dans leurs gènes, comme si d'y pourvoir servait d'antidote aux embûches survenant inévitablement dans une existence. Nous avons l'impression qu'à travers des phrases chiffonnées par une poésie lyrique, exultent des scènes hallucinatoires entrecoupées de courtes séquences dans lesquelles Thure se démène du mieux qu'il peut, tenant par la main sa fille Fay qui, elle, partage ses jeunes années entre un père et une mère séparés, dispersés dans leurs propres codes. Autre temps, autre danse que Fay doit exécuter, laissant provisoirement de côté les intermittences du passé, plus accessibles que les méandres de la mémoire blessée par de trop douloureuses confidences.
On recommande la lecture de ce roman pour ce qu'il nous apprend encore et encore des méfaits humains mais, aussi, la capacité des hommes à renouer avec la chair amoureuse quand les morsures fielleuses d'actes indécents se sont cicatrisées, quand les corps amputés ont enfin trouvé une manière différente de se reconstruire...
Thure, Thierry Leuzy
Les Éditions de la Bagnole, collection Parking
Montréal, 2011, 168 pages
Trois générations d'hommes et de femmes démultipliées par la voix mentale d'un agonisant. Sur son ventre se tient son fils, Thure, que son épouse, Mijeanne, après avoir accouché, a posé là pour qu'il s'imprègne de l'esprit paternel. Le mourant se prénomme Arthur, il est le fils de Mika et d'un homme haineux, secret qui sera dévoilé dix-sept ans plus tard quand Arthur émettra le désir de rentrer dans l'armée. Après la mort de sa mère et de sa grand-mère Kay, il sera élevé par son grand-père Youri Michoustine, qui avait été danseur aux Ballets russes avant de s'exiler au Canada. Au fur et à mesure que le temps s'écoule, qu'il délie les chagrins du moribond, et les apaise, Thure intervient. Il a trente-trois ans, est père de Fay, fillette de dix ans. Sculpteur, il vit où son père, « faisait jadis les décors pour les spectacles de l'Académie. » À la suite d'un grave accident, Arthur est tombé dans un coma profond. Son enfant naissant étendu sur sa chair anéantie, il ne cessera de déployer le passé pour que Thure n'oublie pas d'où il vient, et surtout pour qu'il sache de qui, lui, Arthur, a été l'enfant. De l'héroïsme de sa mère Mika, de l'insoutenable douleur de Papi Youri qui, malgré l'horreur, a dû apprendre à l'aimer. Il lui a fallu cinq années pour juguler la répulsion qu'il éprouve lorsqu'il se rappelle Mika, sa fille torturée et violée par les nazis. Cinq années pendant lesquelles il placera Arthur dans une famille d'accueil en province française. Quand il le reprendra, une indéfectible histoire d'amour se tissera entre l'homme et l'enfant. Arrêt provisoire à Marseille avant d'embarquer pour le Canada — admirable traversée — où les attend un rabbin dont la fille a été sauvée grâce au sacrifice de Mika.
L'histoire est parsemée de sentiments indéfinissables, ricochant d'un côté et de l'autre. Entremêlant ce qui a été, ce qui ne sera jamais plus. Regard nostalgique pénétrant les êtres et les choses, regard englobant l'amour humain lorsqu'il est réparti entre des individus malmenés par des peurs viscérales, par les maladresses du corps qui doit apprendre la perfectible beauté du mouvement. Le tremblotement des paroles. C'est souvent en sourdine qu'Arthur s'adresse à son fils, craignant peut-être de l'éveiller aux turpitudes de l'existence. Plus tard, Thure se remémorera le parcours intense de son grand-père, celui de son père, lorsqu'ils décrivent des femmes, des lieux, des figures propres à la danse. Si parfois la voix de Thure interfère celle de son père, elles établissent un écho porté par des souvenirs toujours prégnants. Cependant, un flou demeure, évitant une idéalisation des personnages, un encombrement du passé dans le présent. Ainsi, quand Thure déambule un soir dans une ruelle « las d'écarteler [sa] solitude aux quatre coins du studio », et qu'il fait la connaissance d'un monde interlope, nous ne savons trop quelle est la part du songe ou du cauchemar. Déambulation envoûtante renforcée par la mélancolie de la disparition éthérée de Papi Youri, dépeinte par Arthur. Se cogner à des couloirs graffités de bonheurs et de chagrin, affermis par le charme slave que dégagent profondément ces hommes et ces femmes, ces dernières très souvent héroïques, demeurent parmi les plus belles pages du roman.
Ce long récit concentre les flétrissures d'une enfance passionnée pour la danse, pour le théâtre, très tôt encouragée par un grand-père meurtri par les aberrations d'une guerre qui le touchera jusque dans son âme. Une grandeur née de souffrances que seuls les Européens d'une certaine génération ont engrangée dans leurs gènes, comme si d'y pourvoir servait d'antidote aux embûches survenant inévitablement dans une existence. Nous avons l'impression qu'à travers des phrases chiffonnées par une poésie lyrique, exultent des scènes hallucinatoires entrecoupées de courtes séquences dans lesquelles Thure se démène du mieux qu'il peut, tenant par la main sa fille Fay qui, elle, partage ses jeunes années entre un père et une mère séparés, dispersés dans leurs propres codes. Autre temps, autre danse que Fay doit exécuter, laissant provisoirement de côté les intermittences du passé, plus accessibles que les méandres de la mémoire blessée par de trop douloureuses confidences.
On recommande la lecture de ce roman pour ce qu'il nous apprend encore et encore des méfaits humains mais, aussi, la capacité des hommes à renouer avec la chair amoureuse quand les morsures fielleuses d'actes indécents se sont cicatrisées, quand les corps amputés ont enfin trouvé une manière différente de se reconstruire...
Thure, Thierry Leuzy
Les Éditions de la Bagnole, collection Parking
Montréal, 2011, 168 pages
lundi 19 septembre 2011
La mort et ses vengeances ****
Aujourd'hui, on est offusquée par les nouvelles télévisées. On dit aujourd'hui, mais l'indignation fait partie de nos constantes interrogations. On n'a rien de particulier à mentionner, mais que d'hypocrisie dans les déclarations d'hommes ou de femmes politiques qui ne songent qu'à servir leurs ambitions. Que ces personnes soient d'ici ou d'ailleurs, elles génèrent une révolte contenue. Faudrait-il souhaiter une révolution planétaire pour remettre les pendules à l'heure ? On a lu les récits de Laurent Gaudé, Les oliviers du Négus.
Étrange descente aux enfers que manigancent ces quatre récits. Du monde moderne où le narrateur se démarque, il nous convie à regarder derrière notre épaule. Des histoires où la mort intervient pour se souvenir d'événements presque irréels. Le premier récit éponyme nous plonge au cœur des oliviers de Calena, en Italie, où Zio Négus vient de mourir. Le narrateur, qui fut son ami, raconte l'invraisemblable cheminement du vieux rebelle qui croit entendre l'empereur souabe, Frédéric II, chevaucher parmi le royaume des morts. En son siècle, le souverain a forcé les portes de l'abbaye de Calena, édifice appartenant à une riche famille italienne despote, qui en interdit l'accès malgré les suppliques des villageois et du curé. Zio Négus a participé à la guerre italienne en Éthiopie — d'où son surnom — et, revenu dans son fief natal, il ne cesse de narguer les habitants, les insultent, les méprisent, eux qui ignorent l'aberration des massacres. Les oliviers de Calena l'ont appelé, il leur parle, se confie au narrateur qui manifeste à son égard une amicale compréhension. Mais Zio Négus est mort et le narrateur, son épouse et ses enfants, assistent à son minable enterrement. En parallèle, à des époques différentes, Frédéric II et Zio Négus auront payé un lourd tribut, l'un, pour avoir eu l'audace de défier la mort, l'autre, pour l'avoir croisée de si près.
Le deuxième récit, Le bâtard du bout du monde, propulse le lecteur à Rome, au siècle de l'empereur Hadrien. Lucius, bâtard de l'Aventin, est citoyen de l'Empire, la Légion l'a fait. L'empereur l'a envoyé aux confins de Rome, dans un fort brumeux et pluvieux, « pays de nulle part », au bout du monde, éradiquer les Barbares. Or, le centurion qui, depuis trois ans, tient son poste, et que Lucius transpercera de son glaive, est son père. Poussé par une curiosité morbide, il partira avec quelques-uns des hommes, s'aventurera sur des terres arides, « non pour les conquérir mais pour les traverser. » Peu à peu, le mercenaire sent une paralysie gagner son bras puis tout son être. Lui et ses comparses seront attaqués par les Barbares, Lucius demeurera le seul survivant. « Le dernier Romain en terre étrangère. » Le fort sera endommagé par les nouveaux conquérants et quand, paralytique, Lucius rentrera à Rome, il se rendra compte que l'Empire vit ses derniers beaux jours. Disgracié par la Légion, réfugié en haut de l'Aventin, il se lamente sur son crime et sur son échec. Sur son amour pour Rome qui, comme lui, agonise.
Après la chute des pierres, nous essuyons la colère de la Terre. L'action se passe dans un village français en Artois, durant la Grande Guerre. S'inspirant du mythe juif du Golem, l'auteur, Laurent Gaudé, nous renvoie notre propre image. Nous devrons payer les crimes que nous fomentons à l'égard de la Terre. Sur le Front, la terre a été abandonnée des paysans, labourée par la mitraille, éventrée par les obus. Elle ne suffit plus à enterrer les corps. Alors, elle envoie aux humains un monstre glaiseux que les combattants et les paysans auront beau disloquer en sept morceaux, l'enfermer dans des caisses clouées, il se reconstituera de lui-même une nuit où le vieux Fosquin, qui devrait être déjà mort, décide de l'exterminer... Ce conte effarant s'intitule Je finirai à terre.
Un tombeau à Palerme se veut un hommage à la tragédie de Capaci, survenue en 1992. Le juge Paolo Borsellino se remémore les derniers moments de son « frère » Giovanni Falcone, qui a explosé avec son épouse, Francesca Morvillo, et leurs trois gardes du corps sur l'asphalte bourré de tolite. Paolo Borsellino se sait condamner à périr lui aussi dans un attentat similaire. Pendant quelques heures, il doutera de ses capacités à décapiter un autre monstre, la mafia. Il sera tenté de tout abandonner, s'accordera un semblant de liberté en déambulant dans un marché, sans escorte...
Si on a consacré une place inhabituelle à un auteur français, Laurent Gaudé, c'est pour le faire connaître au lectorat québécois. On a été impressionnée par le talent inimitable de ce jeune auteur, par les thèmes vastes, universels, qu'il aborde. Des histoires poignantes et dures imprègnent les quatre récits. L'écriture à la fois poétique et dense, le style incisif, ciselé, tel un détail de sculpture, s'accordent fatalement à prédire que, tôt ou tard, nos actes nous rattrapent d'une manière implacable. Laurent Gaudé a été lauréat du prix Goncourt en 2004 pour son roman, Le soleil des Scorta.
À lire et relire sans modération !
Les oliviers du Négus, Laurent Gaudé
Éditions Actes Sud / Leméac, Arles / Montréal, 2011, 160 pages
Étrange descente aux enfers que manigancent ces quatre récits. Du monde moderne où le narrateur se démarque, il nous convie à regarder derrière notre épaule. Des histoires où la mort intervient pour se souvenir d'événements presque irréels. Le premier récit éponyme nous plonge au cœur des oliviers de Calena, en Italie, où Zio Négus vient de mourir. Le narrateur, qui fut son ami, raconte l'invraisemblable cheminement du vieux rebelle qui croit entendre l'empereur souabe, Frédéric II, chevaucher parmi le royaume des morts. En son siècle, le souverain a forcé les portes de l'abbaye de Calena, édifice appartenant à une riche famille italienne despote, qui en interdit l'accès malgré les suppliques des villageois et du curé. Zio Négus a participé à la guerre italienne en Éthiopie — d'où son surnom — et, revenu dans son fief natal, il ne cesse de narguer les habitants, les insultent, les méprisent, eux qui ignorent l'aberration des massacres. Les oliviers de Calena l'ont appelé, il leur parle, se confie au narrateur qui manifeste à son égard une amicale compréhension. Mais Zio Négus est mort et le narrateur, son épouse et ses enfants, assistent à son minable enterrement. En parallèle, à des époques différentes, Frédéric II et Zio Négus auront payé un lourd tribut, l'un, pour avoir eu l'audace de défier la mort, l'autre, pour l'avoir croisée de si près.
Le deuxième récit, Le bâtard du bout du monde, propulse le lecteur à Rome, au siècle de l'empereur Hadrien. Lucius, bâtard de l'Aventin, est citoyen de l'Empire, la Légion l'a fait. L'empereur l'a envoyé aux confins de Rome, dans un fort brumeux et pluvieux, « pays de nulle part », au bout du monde, éradiquer les Barbares. Or, le centurion qui, depuis trois ans, tient son poste, et que Lucius transpercera de son glaive, est son père. Poussé par une curiosité morbide, il partira avec quelques-uns des hommes, s'aventurera sur des terres arides, « non pour les conquérir mais pour les traverser. » Peu à peu, le mercenaire sent une paralysie gagner son bras puis tout son être. Lui et ses comparses seront attaqués par les Barbares, Lucius demeurera le seul survivant. « Le dernier Romain en terre étrangère. » Le fort sera endommagé par les nouveaux conquérants et quand, paralytique, Lucius rentrera à Rome, il se rendra compte que l'Empire vit ses derniers beaux jours. Disgracié par la Légion, réfugié en haut de l'Aventin, il se lamente sur son crime et sur son échec. Sur son amour pour Rome qui, comme lui, agonise.
Après la chute des pierres, nous essuyons la colère de la Terre. L'action se passe dans un village français en Artois, durant la Grande Guerre. S'inspirant du mythe juif du Golem, l'auteur, Laurent Gaudé, nous renvoie notre propre image. Nous devrons payer les crimes que nous fomentons à l'égard de la Terre. Sur le Front, la terre a été abandonnée des paysans, labourée par la mitraille, éventrée par les obus. Elle ne suffit plus à enterrer les corps. Alors, elle envoie aux humains un monstre glaiseux que les combattants et les paysans auront beau disloquer en sept morceaux, l'enfermer dans des caisses clouées, il se reconstituera de lui-même une nuit où le vieux Fosquin, qui devrait être déjà mort, décide de l'exterminer... Ce conte effarant s'intitule Je finirai à terre.
Un tombeau à Palerme se veut un hommage à la tragédie de Capaci, survenue en 1992. Le juge Paolo Borsellino se remémore les derniers moments de son « frère » Giovanni Falcone, qui a explosé avec son épouse, Francesca Morvillo, et leurs trois gardes du corps sur l'asphalte bourré de tolite. Paolo Borsellino se sait condamner à périr lui aussi dans un attentat similaire. Pendant quelques heures, il doutera de ses capacités à décapiter un autre monstre, la mafia. Il sera tenté de tout abandonner, s'accordera un semblant de liberté en déambulant dans un marché, sans escorte...
Si on a consacré une place inhabituelle à un auteur français, Laurent Gaudé, c'est pour le faire connaître au lectorat québécois. On a été impressionnée par le talent inimitable de ce jeune auteur, par les thèmes vastes, universels, qu'il aborde. Des histoires poignantes et dures imprègnent les quatre récits. L'écriture à la fois poétique et dense, le style incisif, ciselé, tel un détail de sculpture, s'accordent fatalement à prédire que, tôt ou tard, nos actes nous rattrapent d'une manière implacable. Laurent Gaudé a été lauréat du prix Goncourt en 2004 pour son roman, Le soleil des Scorta.
À lire et relire sans modération !
Les oliviers du Négus, Laurent Gaudé
Éditions Actes Sud / Leméac, Arles / Montréal, 2011, 160 pages
mardi 6 septembre 2011
Deux hommes, deux immortels ***
Septembre est le mois qu'on préfère. Il n'est plus tout à fait l'été ni encore l'automne. Mois qui se suffit à lui-même. Qu'a-t-on fait en des dates ultérieures de ce temps flamboyant ? Des marches, des rencontres, des escapades. On a aussi grandi, mûri. Vieilli. On s'est tournée vers les autres, on a détesté le nombrilisme. Il y aura quatre ans la saison prochaine qu'on a pris la décision de créer un blogue pour y parler de livres québécois et de quelques traductions. On se penche sur Le juste milieu, roman signé Annabel Lyon.
L'histoire s'ouvre sur Aristote, trois siècles avant l'avènement du Christ. Le philosophe, accompagné de son épouse Pythias, de son neveu Callisthène, et de sa suite, se rend à Pella, capitale de la Macédoine. Il y retrouve son ami d'enfance, le roi Philippe, qui lui demandera d'être le précepteur de son fils cadet, le futur Alexandre le Grand. Le fils aîné de Philippe, Arrhidée, est déficient mental. Philosophe et médecin, Aristote tentera d'améliorer son sort en lui prodiguant des soins appropriés à l'époque. Ce sont les chevaux qui capteront l'attention mentale du garçon. Puis, Aristote rencontrera Alexandre, treize ans, rétif, en conflit constant avec le souverain. Déjà, il rêve de conquérir le monde, la timidité politique de son père et ses maladresses diplomatiques l'exaspérant au plus haut point. Aristote sera le maître qui répondra du mieux possible à ses questionnements insatisfaits, exigeants, ne perdant jamais de vue qu'Alexandre est le prince héritier. À travers des dialogues incisifs, truffés de symbolisme, l'homme et l'adolescent chemineront intellectuellement ensemble. Aristote lui apprendra à distinguer le juste milieu de toute chose, soit d'abolir les excès, d'éviter les insuffisances. Leçon qu'Alexandre, téméraire et passionné, mettra peu souvent en pratique.
Féru de théâtre, de médecine, de sciences, Aristote se remémorera son père, médecin, sa mère, sage-femme, parents qu'il perdit à onze ans. Sa voix narrative nous informera qu'il est né à Stagire, une colonie grecque. Disciple de Platon pendant plus de vingt ans, il prendra une distance critique face à son maître et fondera sa propre école, le célèbre Lycée, plus tard financé par Alexandre le Grand. Quand il revoit Philippe, vingt-cinq années se sont écoulées. Il est marié à Pythias, de qui il aura une fille. Après la mort de son épouse, il s'accommodera d'une compagne, Herpyllis, elle aussi native de Stagire, qui lui donnera un fils. Ce retour dans le passé se greffe à des moments poignants, à des guerres impitoyables, des conflits de cour, des vengeances sanglantes. Des rencontres assidues avec Alexandre qui dissimule de profonds désirs ambitieux, de plus en plus exacerbés par la haine qu'il éprouve pour un père dissolu, ombrageux de la maturité de son fils, de l'influence que son illustre précepteur exerce sur le jeune homme. Cependant, l'enseignement d'Aristote envers Alexandre ne durera que deux ou trois ans, l'adolescent orgueilleux, indépendant, acceptant mal de se laisser guider par un homme de qui, obscurément, il est épris comme d'un père. Leurs échanges se nourrissent de thèmes qu'Alexandre ne peut confier à son entourage : la médecine, la géographie, et plus intime, son affection méprisante pour sa mère, ses amours avec des garçons de son âge. Confident attentionné, Aristote essaie d'apprivoiser son élève en piquant sa curiosité sur des sujets naturalistes : l'étude des guêpes, la dissection de cadavres, alors proscrite. De ces leçons partagées parfois avec ses compagnons, Alexandre en sort grandi, confiant à son maître le nom des pays qu'il vaincra. L'Asie Mineure, la Syrie, l'Égypte... À la suite de l'assassinat de son père, Alexandre suppliera Aristote de l'escorter avec son armée. Ne lui avoue-t-il pas qu'il est son enfant. L'un des plus émouvants échanges entre le philosophe et le guerrier qui, tous deux, bouleverseront le monde.
Roman qui nous en apprend beaucoup sur les mœurs de l'époque macédonienne alors à son apogée. On se rend compte que peu de choses ont changé : la conquête par la force meurtrière des guerres, les populations civiles décimées, réduites à l'esclavage. Les femmes vendues à l'encan. C'est l'ère des superstitions païennes, des dieux de pierre, des oracles, de l'analphabétisme réducteur, des intrigues se réglant à l'arme blanche. Du patriotisme agressif. Les Athéniens considéraient Aristote, malgré son rang privilégié — il s'habille de linge fin, se pare de bijoux — tel un étranger, sa mère et sa ville natale étant grecques.
On a lu ce roman avec un immense plaisir, mais on a été dérangée par l'approximation de situations dépeintes en surface. On sait que l'anecdote forge une existence. Même si de nombreux dialogues, empreints d'une grande habileté, créent un lien affectif entre les deux hommes, les propos du récit s'ouvrent sur différentes considérations ne concernant en rien le prince héritier. Perçus par la voix d'Aristote, les événements se propagent dans le temps et l'espace sans qu'Alexandre en soit témoin. Historiquement, il n'est pas certain que le philosophe ait accompagné Alexandre dans ses dangereux périples. Si le roman se termine sur ce tableau, mirant ainsi le voyage du premier chapitre, on aurait aimé connaître ce qu'a ressenti le vieil homme quand Alexandre sera tué, jeune, à la bataille de Crannon. Aristote mourra à soixante-trois ans d'une maladie d'estomac, à Chalcis, île d'Eubée, ville de sa mère. On se plait à imaginer ce que Marguerite Yourcenar, auteure magistrale des Mémoires d'Hadrien aurait magnifié autour de cet homme atteint sa vie durant de « bile noire », mélancolie anxieuse...
On souligne la justesse de la traduction de David Fauquemberg.
Le juste milieu, Annabel Lyon
traduit de l'anglais (Canada) par David Fauquemberg
Éditions Alto, Québec, 2011, 450 pages
L'histoire s'ouvre sur Aristote, trois siècles avant l'avènement du Christ. Le philosophe, accompagné de son épouse Pythias, de son neveu Callisthène, et de sa suite, se rend à Pella, capitale de la Macédoine. Il y retrouve son ami d'enfance, le roi Philippe, qui lui demandera d'être le précepteur de son fils cadet, le futur Alexandre le Grand. Le fils aîné de Philippe, Arrhidée, est déficient mental. Philosophe et médecin, Aristote tentera d'améliorer son sort en lui prodiguant des soins appropriés à l'époque. Ce sont les chevaux qui capteront l'attention mentale du garçon. Puis, Aristote rencontrera Alexandre, treize ans, rétif, en conflit constant avec le souverain. Déjà, il rêve de conquérir le monde, la timidité politique de son père et ses maladresses diplomatiques l'exaspérant au plus haut point. Aristote sera le maître qui répondra du mieux possible à ses questionnements insatisfaits, exigeants, ne perdant jamais de vue qu'Alexandre est le prince héritier. À travers des dialogues incisifs, truffés de symbolisme, l'homme et l'adolescent chemineront intellectuellement ensemble. Aristote lui apprendra à distinguer le juste milieu de toute chose, soit d'abolir les excès, d'éviter les insuffisances. Leçon qu'Alexandre, téméraire et passionné, mettra peu souvent en pratique.
Féru de théâtre, de médecine, de sciences, Aristote se remémorera son père, médecin, sa mère, sage-femme, parents qu'il perdit à onze ans. Sa voix narrative nous informera qu'il est né à Stagire, une colonie grecque. Disciple de Platon pendant plus de vingt ans, il prendra une distance critique face à son maître et fondera sa propre école, le célèbre Lycée, plus tard financé par Alexandre le Grand. Quand il revoit Philippe, vingt-cinq années se sont écoulées. Il est marié à Pythias, de qui il aura une fille. Après la mort de son épouse, il s'accommodera d'une compagne, Herpyllis, elle aussi native de Stagire, qui lui donnera un fils. Ce retour dans le passé se greffe à des moments poignants, à des guerres impitoyables, des conflits de cour, des vengeances sanglantes. Des rencontres assidues avec Alexandre qui dissimule de profonds désirs ambitieux, de plus en plus exacerbés par la haine qu'il éprouve pour un père dissolu, ombrageux de la maturité de son fils, de l'influence que son illustre précepteur exerce sur le jeune homme. Cependant, l'enseignement d'Aristote envers Alexandre ne durera que deux ou trois ans, l'adolescent orgueilleux, indépendant, acceptant mal de se laisser guider par un homme de qui, obscurément, il est épris comme d'un père. Leurs échanges se nourrissent de thèmes qu'Alexandre ne peut confier à son entourage : la médecine, la géographie, et plus intime, son affection méprisante pour sa mère, ses amours avec des garçons de son âge. Confident attentionné, Aristote essaie d'apprivoiser son élève en piquant sa curiosité sur des sujets naturalistes : l'étude des guêpes, la dissection de cadavres, alors proscrite. De ces leçons partagées parfois avec ses compagnons, Alexandre en sort grandi, confiant à son maître le nom des pays qu'il vaincra. L'Asie Mineure, la Syrie, l'Égypte... À la suite de l'assassinat de son père, Alexandre suppliera Aristote de l'escorter avec son armée. Ne lui avoue-t-il pas qu'il est son enfant. L'un des plus émouvants échanges entre le philosophe et le guerrier qui, tous deux, bouleverseront le monde.
Roman qui nous en apprend beaucoup sur les mœurs de l'époque macédonienne alors à son apogée. On se rend compte que peu de choses ont changé : la conquête par la force meurtrière des guerres, les populations civiles décimées, réduites à l'esclavage. Les femmes vendues à l'encan. C'est l'ère des superstitions païennes, des dieux de pierre, des oracles, de l'analphabétisme réducteur, des intrigues se réglant à l'arme blanche. Du patriotisme agressif. Les Athéniens considéraient Aristote, malgré son rang privilégié — il s'habille de linge fin, se pare de bijoux — tel un étranger, sa mère et sa ville natale étant grecques.
On a lu ce roman avec un immense plaisir, mais on a été dérangée par l'approximation de situations dépeintes en surface. On sait que l'anecdote forge une existence. Même si de nombreux dialogues, empreints d'une grande habileté, créent un lien affectif entre les deux hommes, les propos du récit s'ouvrent sur différentes considérations ne concernant en rien le prince héritier. Perçus par la voix d'Aristote, les événements se propagent dans le temps et l'espace sans qu'Alexandre en soit témoin. Historiquement, il n'est pas certain que le philosophe ait accompagné Alexandre dans ses dangereux périples. Si le roman se termine sur ce tableau, mirant ainsi le voyage du premier chapitre, on aurait aimé connaître ce qu'a ressenti le vieil homme quand Alexandre sera tué, jeune, à la bataille de Crannon. Aristote mourra à soixante-trois ans d'une maladie d'estomac, à Chalcis, île d'Eubée, ville de sa mère. On se plait à imaginer ce que Marguerite Yourcenar, auteure magistrale des Mémoires d'Hadrien aurait magnifié autour de cet homme atteint sa vie durant de « bile noire », mélancolie anxieuse...
On souligne la justesse de la traduction de David Fauquemberg.
Le juste milieu, Annabel Lyon
traduit de l'anglais (Canada) par David Fauquemberg
Éditions Alto, Québec, 2011, 450 pages
lundi 29 août 2011
De passion et d'essoufflement *** 1/2
Juillet en a terminé avec ses abondances festivalières. Les feux d'artifice n'éclaboussent plus le ciel de Montréal, les bruits suspects de bombardement ont cessé. On évoque des images crispantes qui éclosent en bouquets colorés, ces explosions rappelant des souvenirs douloureux à de nombreux immigrants. Surtout aux enfants qui n'ont aucune mesure du malheur s'abattant sur eux. Pour se rassurer, on se réfugie dans le roman de Lynn Diamond, Leslie Muller ou le principe d'incertitude.
C'est d'abord la voix de la narratrice, Leslie Muller, qui nous interpelle. En pièces détachées, elle fait allusion à un incendie qui aurait détruit sa maison, puis à un drame qui serait survenu au Salvador. En compagnie de son amant, Josua, médecin et vétéran du Vietnam, elle a vécu trois jours de tuerie durant la guerre civile. Leslie ne s'adresse pas au lecteur mais à ses compagnons de route durant les années quatre-vingt. Porteurs d'un idéal qu'ils ont concrétisé pleinement, ils se sont engagés en Amérique centrale. Il y a Anna, anthropologue, son conjoint Max, professeur de psychologie, Tammy, réalisatrice de documentaires sur le tiers-monde. Lili, la plus jeune du groupe. À quoi s'occupe Leslie ? Elle se situe « sans profession définie », comme si elle s'était consacrée à raconter une histoire d'amitié indestructible, d'amour qui s'effiloche. Ces réminiscences se déroulant sur vingt-cinq ans, nous faisons connaissance avec des hommes et des femmes qui ont regardé au-delà de leur propre vie. Ils n'ont jamais capitulé, les pires expériences leur ayant servi de catalyseur. Certains êtres humains ont besoin de ces tremblements excessifs pour se détourner d'une existence facile et sans risques. Leslie et ses camarades ont beaucoup appris du monde, qu'il soit démuni ou favorisé. Ils n'échappent pas pour autant au doute, à la perplexité, à la folie qui les guette face aux injustices politico-sociales contre lesquelles ils ne peuvent rien. À la peur de se perdre, de ne plus savoir aimer, ni pardonner.
Perpétuel chassé-croisé que Leslie entretient en s'interrogeant sur leur manière d'avoir été, de se démener aujourd'hui dans une société assoupie dans son confort, gorgée d'informations plus ou moins véridiques. Pourquoi s'engager quand l'essentiel est à notre portée, l'essentiel se limitant souvent à des futilités. D'une maison ou d'une ville à une autre, Leslie contemple ses compagnons pris eux aussi dans l'engrenage de sentiments contradictoires, de bannissements attardés dans une parcelle d'existence qu'ils ont vécu comme si elle n'était pas la leur. Josua, héroïque dans l'action, se révèle un homme qui fuit l'amour de Leslie, elle-même opaque quand il s'agit de dénoncer ce qui s'est réellement passé au Salvador. Chacun se dissimule en utilisant le passage du temps, en fêtant les cinquante ans de Leslie, tous réunis « dans le jardin de la maison d'Anna. » Ironiques, un peu amers, ils analysent la condition humaine, à savoir ce qu'elle représente après un excès de foi qui, à fleur de jeunesse, les a conduits dans des pays où la misère ne fait que croître. Que reste-t-il de ces années chargées d'émotions fortes, de déceptions amères ? La hantise que rien ne sert à rien, la fatigue qu'ils ressentent, semble conclure Leslie en dialoguant avec Anna, Tammy, Lili. Les ailes des moulins à vent se profilent à l'horizon... Pourtant, en cette époque de ferveur véhémente, tous se sont démarqués dans une entreprise qui les a fait grandir au-delà de leurs espérances. Au-delà peut-être de l'échouement qu'ils ont redouté en se perdant provisoirement, en se retrouvant, fragiles et semblables aux humains quand ils doivent montrer leurs visages nus, déchirer les masques.
Roman lucide, truffé de références philosophiques empruntées à des ouvrages signés Luis Sepelveda, Hermann Hesse et d'autres, que nous offre Lynn Diamond. Roman de la maturité quand, sous les traits de Leslie Muller, en chapitres bousculés par sa propre incertitude, l'auteure dépeint des univers stigmatisés par des conflits qui n'en finissent pas. Trop souvent, nous oublions que des femmes et des hommes admirables, inspirés par la nécessité d'accomplir un destin différent, ou de refuser tout confort moral et physique, mettent leur intégrité au service de peuples asservis par diverses formes de misère...
L'écriture, toujours dynamique, enrichie de dialogues efficaces, intelligents, pourvus d'un questionnement confrontant nos raisons d'agir, de se comporter. Écriture frémissante parce que passionnée et volcanique. Roman à lire avant d'entrer de plain-pied dans la saison des nouveautés automnales. On regrette de ne pas avoir parlé plus tôt du dernier ouvrage de Lynn Diamond. On s'est dérobée à la passion de la lecture pour des raisons estivales, nos âges nous permettant de regarder derrière soi sans trembler d'indécision, ni de nous culpabiliser à cause d'un devoir inachevé...
Leslie Muller ou le principe d'incertitude, Lynn Diamond
Éditions Triptyque, Montréal, 2011, 205 pages
C'est d'abord la voix de la narratrice, Leslie Muller, qui nous interpelle. En pièces détachées, elle fait allusion à un incendie qui aurait détruit sa maison, puis à un drame qui serait survenu au Salvador. En compagnie de son amant, Josua, médecin et vétéran du Vietnam, elle a vécu trois jours de tuerie durant la guerre civile. Leslie ne s'adresse pas au lecteur mais à ses compagnons de route durant les années quatre-vingt. Porteurs d'un idéal qu'ils ont concrétisé pleinement, ils se sont engagés en Amérique centrale. Il y a Anna, anthropologue, son conjoint Max, professeur de psychologie, Tammy, réalisatrice de documentaires sur le tiers-monde. Lili, la plus jeune du groupe. À quoi s'occupe Leslie ? Elle se situe « sans profession définie », comme si elle s'était consacrée à raconter une histoire d'amitié indestructible, d'amour qui s'effiloche. Ces réminiscences se déroulant sur vingt-cinq ans, nous faisons connaissance avec des hommes et des femmes qui ont regardé au-delà de leur propre vie. Ils n'ont jamais capitulé, les pires expériences leur ayant servi de catalyseur. Certains êtres humains ont besoin de ces tremblements excessifs pour se détourner d'une existence facile et sans risques. Leslie et ses camarades ont beaucoup appris du monde, qu'il soit démuni ou favorisé. Ils n'échappent pas pour autant au doute, à la perplexité, à la folie qui les guette face aux injustices politico-sociales contre lesquelles ils ne peuvent rien. À la peur de se perdre, de ne plus savoir aimer, ni pardonner.
Perpétuel chassé-croisé que Leslie entretient en s'interrogeant sur leur manière d'avoir été, de se démener aujourd'hui dans une société assoupie dans son confort, gorgée d'informations plus ou moins véridiques. Pourquoi s'engager quand l'essentiel est à notre portée, l'essentiel se limitant souvent à des futilités. D'une maison ou d'une ville à une autre, Leslie contemple ses compagnons pris eux aussi dans l'engrenage de sentiments contradictoires, de bannissements attardés dans une parcelle d'existence qu'ils ont vécu comme si elle n'était pas la leur. Josua, héroïque dans l'action, se révèle un homme qui fuit l'amour de Leslie, elle-même opaque quand il s'agit de dénoncer ce qui s'est réellement passé au Salvador. Chacun se dissimule en utilisant le passage du temps, en fêtant les cinquante ans de Leslie, tous réunis « dans le jardin de la maison d'Anna. » Ironiques, un peu amers, ils analysent la condition humaine, à savoir ce qu'elle représente après un excès de foi qui, à fleur de jeunesse, les a conduits dans des pays où la misère ne fait que croître. Que reste-t-il de ces années chargées d'émotions fortes, de déceptions amères ? La hantise que rien ne sert à rien, la fatigue qu'ils ressentent, semble conclure Leslie en dialoguant avec Anna, Tammy, Lili. Les ailes des moulins à vent se profilent à l'horizon... Pourtant, en cette époque de ferveur véhémente, tous se sont démarqués dans une entreprise qui les a fait grandir au-delà de leurs espérances. Au-delà peut-être de l'échouement qu'ils ont redouté en se perdant provisoirement, en se retrouvant, fragiles et semblables aux humains quand ils doivent montrer leurs visages nus, déchirer les masques.
Roman lucide, truffé de références philosophiques empruntées à des ouvrages signés Luis Sepelveda, Hermann Hesse et d'autres, que nous offre Lynn Diamond. Roman de la maturité quand, sous les traits de Leslie Muller, en chapitres bousculés par sa propre incertitude, l'auteure dépeint des univers stigmatisés par des conflits qui n'en finissent pas. Trop souvent, nous oublions que des femmes et des hommes admirables, inspirés par la nécessité d'accomplir un destin différent, ou de refuser tout confort moral et physique, mettent leur intégrité au service de peuples asservis par diverses formes de misère...
L'écriture, toujours dynamique, enrichie de dialogues efficaces, intelligents, pourvus d'un questionnement confrontant nos raisons d'agir, de se comporter. Écriture frémissante parce que passionnée et volcanique. Roman à lire avant d'entrer de plain-pied dans la saison des nouveautés automnales. On regrette de ne pas avoir parlé plus tôt du dernier ouvrage de Lynn Diamond. On s'est dérobée à la passion de la lecture pour des raisons estivales, nos âges nous permettant de regarder derrière soi sans trembler d'indécision, ni de nous culpabiliser à cause d'un devoir inachevé...
Leslie Muller ou le principe d'incertitude, Lynn Diamond
Éditions Triptyque, Montréal, 2011, 205 pages
lundi 8 août 2011
Des histoires adhésives *** 1/2
Pendant les congés de la deuxième quinzaine de juillet, on a l'impression de vivre sur une planète où les gens font preuve de gentillesse, de patience. Moins de monde, moins de coude à coude dans les transports en commun. Plus de tolérance envers les piétons, les automobilistes eux-mêmes laissent leur mécanique se la couler douce... Serions-nous trop nombreux sur notre Terre souillée par des usagers trop pressés, trop indifférents, parfois agressifs ? On parle du roman signé Marina Lewycka, Des adhésifs dans le monde moderne.
À la suite d'une discussion stupide, Rip Sinclair claque la porte de l'appartement qu'il partage avec son épouse, Georgie, et leurs deux enfants, Stella et Ben. Excédé, il annonce qu'il va vivre avec Pete, son partenaire de squash. Celui-ci est marié à Ottoline. Ils habitent une grande maison et louent « parfois le dernier étage transformé en appartement. » Désemparée et en colère, Georgie se débarrasse spontanément des affaires de son mari. Heureuse initiative qui lui fera faire la connaissance d'une vieille dame juive crasseuse, qui se présente à elle comme étant madame Naomi Shapiro, quatre-vingt-un ans. Elle vit avec sept chats grincheux et pisseurs dans une maison délabrée et puante, au nom biblique, Canaan House. La dame et la maison ont une histoire palpitante que Georgie, tout en écrivant un roman à l'eau de rose, essaiera de percer et de résoudre. Elle se heurtera à tant de facettes incohérentes, qu'elle n'hésitera pas à les comparer aux articles qu'elle rédige pour la revue Des adhésifs dans le monde moderne. Métaphore essaimant le roman, les personnages et les chats s'agitant comme sur une scène de théâtre. Chacun colle à l'autre, dépend de l'autre, malgré de multiples divergences les opposant radicalement. Georgie devra démonter les usurpations de Naomi Shapiro, qui se dissimule depuis soixante ans derrière une douloureuse histoire d'amour. Sa tyrannique voisine admise à l'hôpital à la suite d'une chute dans la neige, Georgie s'occupera d'elle comme elle le fait avec Ben, son fils de quinze ans, qui traverse une troublante crise mystique. Elle imaginera que la maison, un personnage en soi, appartient à l'une de ses tantes, qui veut la mettre en vente. Elle aura alors affaire à de véreux agents immobiliers, sera exposée à tous les compromis malveillants pour acquérir la demeure. Ils collent à Georgie, à Mr Ali, à ses deux neveux qui entreprennent, tant bien que mal, de la rénover. L'un des agents collera tellement à Georgie qu'il éveillera en elle des sensations perverses... Au fur et à mesure que l'intrigue se dénoue, les protagonistes mettent au jour des blessures purulentes, inguérissables. Thématiques complexes qui, sous le couvert d'un humour féroce, d'une légèreté grinçante, s'agglutinent au roman. Pièces d'un puzzle qu'il est bon de souligner : création d'Israël, conflits israëlo-palestiniens, immigration, Deuxième Guerre mondiale, solitude de la vieillesse, révolte des mineurs avant et sous Margaret Thatcher.
Une dualité permanente, tels des jumeaux ennemis, crée des situations où le passé et le présent se disputent une place indéterminée, affaiblissant un précaire avenir. Nous avons l'impression que les luttes finissent toujours par se résorber, ce qui est improbable dans certains cas désespérés. Le monde évolue mais pour aller où ? La maison aux odeurs fétides renferme bien des secrets rassemblés dans des lettres froissées, des photos jaunies, que Naomi Shapiro n'est pas à même de soustraire aux témoins de son passé lequel, sans cesse, ressurgit. Jusqu'à son supposé fils sioniste qui devra partager quelques chambres avec les neveux palestiniens de Mr Ali. Perpétuel affrontement entre des êtres déchirés, exaltés par la convoitise d'une terre constamment saccagée par des hommes à la recherche d'un pays. Une patrie acquise durement après que tous ont été rejetés...
À la suite d'une discussion stupide, Rip Sinclair claque la porte de l'appartement qu'il partage avec son épouse, Georgie, et leurs deux enfants, Stella et Ben. Excédé, il annonce qu'il va vivre avec Pete, son partenaire de squash. Celui-ci est marié à Ottoline. Ils habitent une grande maison et louent « parfois le dernier étage transformé en appartement. » Désemparée et en colère, Georgie se débarrasse spontanément des affaires de son mari. Heureuse initiative qui lui fera faire la connaissance d'une vieille dame juive crasseuse, qui se présente à elle comme étant madame Naomi Shapiro, quatre-vingt-un ans. Elle vit avec sept chats grincheux et pisseurs dans une maison délabrée et puante, au nom biblique, Canaan House. La dame et la maison ont une histoire palpitante que Georgie, tout en écrivant un roman à l'eau de rose, essaiera de percer et de résoudre. Elle se heurtera à tant de facettes incohérentes, qu'elle n'hésitera pas à les comparer aux articles qu'elle rédige pour la revue Des adhésifs dans le monde moderne. Métaphore essaimant le roman, les personnages et les chats s'agitant comme sur une scène de théâtre. Chacun colle à l'autre, dépend de l'autre, malgré de multiples divergences les opposant radicalement. Georgie devra démonter les usurpations de Naomi Shapiro, qui se dissimule depuis soixante ans derrière une douloureuse histoire d'amour. Sa tyrannique voisine admise à l'hôpital à la suite d'une chute dans la neige, Georgie s'occupera d'elle comme elle le fait avec Ben, son fils de quinze ans, qui traverse une troublante crise mystique. Elle imaginera que la maison, un personnage en soi, appartient à l'une de ses tantes, qui veut la mettre en vente. Elle aura alors affaire à de véreux agents immobiliers, sera exposée à tous les compromis malveillants pour acquérir la demeure. Ils collent à Georgie, à Mr Ali, à ses deux neveux qui entreprennent, tant bien que mal, de la rénover. L'un des agents collera tellement à Georgie qu'il éveillera en elle des sensations perverses... Au fur et à mesure que l'intrigue se dénoue, les protagonistes mettent au jour des blessures purulentes, inguérissables. Thématiques complexes qui, sous le couvert d'un humour féroce, d'une légèreté grinçante, s'agglutinent au roman. Pièces d'un puzzle qu'il est bon de souligner : création d'Israël, conflits israëlo-palestiniens, immigration, Deuxième Guerre mondiale, solitude de la vieillesse, révolte des mineurs avant et sous Margaret Thatcher.
Une dualité permanente, tels des jumeaux ennemis, crée des situations où le passé et le présent se disputent une place indéterminée, affaiblissant un précaire avenir. Nous avons l'impression que les luttes finissent toujours par se résorber, ce qui est improbable dans certains cas désespérés. Le monde évolue mais pour aller où ? La maison aux odeurs fétides renferme bien des secrets rassemblés dans des lettres froissées, des photos jaunies, que Naomi Shapiro n'est pas à même de soustraire aux témoins de son passé lequel, sans cesse, ressurgit. Jusqu'à son supposé fils sioniste qui devra partager quelques chambres avec les neveux palestiniens de Mr Ali. Perpétuel affrontement entre des êtres déchirés, exaltés par la convoitise d'une terre constamment saccagée par des hommes à la recherche d'un pays. Une patrie acquise durement après que tous ont été rejetés...
Étonnée par tant d'incompréhension haineuse, Georgie, en désaccord total avec son mari, réalise qu'il est plus facile de se venger que de faire la paix. Ce qui la fait réfléchir et, écrire, sous la plume de Marina Lewycka, des propos réalistes qui font mouche. « Parfois, quand j'essaie de comprendre ce qui se passe dans le monde, je me surprends à penser à de la colle. » Roman perçu par une femme que chacun utilise à sa manière, d'où son prénom mutilé chaque fois que l'un d'eux recourt à sa générosité. Même son mari se rendra compte que Georgie n'est plus la femme qui se tracassait pour des futilités.
L'action se déroule en six mois, à Londres, entre l'automne et le printemps. Temps nécessaire à Georgie pour mesurer la bêtifiante sottise humaine. Essayer de recoller ce qui en vaut la peine en philosophant sur les attraits des adhésifs, vaste métaphore décryptant les relations interpersonnelles. En dernier recours, après avoir réussi à réconcilier ceux et celles qui, victimes d'un passé houleux, ne pensaient pas que le pardon fût possible. Georgie, elle aussi aux prises avec une famille récalcitrante, comprend que « tout est étroitement lié, maintenu par une force mystérieuse, que l'on peut appeler colle, si l'on veut. » Elle spécifie « les baleines et les dauphins, les Palestiniens et les juifs, les forêts tropicales, les chats de gouttière, les grandes demeures et les villages de mineurs. »
L'humour omniprésent, soutenant magistralement le récit, se révèle la grande porte de sortie lorsque les différences, si difficiles à admettre, nous font planer au-dessus de toute indulgence ; elles nous initient à la détestation plutôt qu'à nous délasser dans une paisible cohabitation, Georgie parvenant à disséminer dans l'esprit surchauffé des antagonistes des soupçons de douceur.
Toutefois, le titre original We are all made of glue, convient mieux aux pertinences de l'histoire que sa traduction en français. À lire pendant les chaudes journées estivales pour ajouter à nos bonheurs de lecture !
Des adhésifs dans le monde moderne, Marina Lewycka
traduit de l'anglais (Royaume-Uni) par Sabine Porte
éditions Alto, Québec, 2011, 585 pages
L'action se déroule en six mois, à Londres, entre l'automne et le printemps. Temps nécessaire à Georgie pour mesurer la bêtifiante sottise humaine. Essayer de recoller ce qui en vaut la peine en philosophant sur les attraits des adhésifs, vaste métaphore décryptant les relations interpersonnelles. En dernier recours, après avoir réussi à réconcilier ceux et celles qui, victimes d'un passé houleux, ne pensaient pas que le pardon fût possible. Georgie, elle aussi aux prises avec une famille récalcitrante, comprend que « tout est étroitement lié, maintenu par une force mystérieuse, que l'on peut appeler colle, si l'on veut. » Elle spécifie « les baleines et les dauphins, les Palestiniens et les juifs, les forêts tropicales, les chats de gouttière, les grandes demeures et les villages de mineurs. »
L'humour omniprésent, soutenant magistralement le récit, se révèle la grande porte de sortie lorsque les différences, si difficiles à admettre, nous font planer au-dessus de toute indulgence ; elles nous initient à la détestation plutôt qu'à nous délasser dans une paisible cohabitation, Georgie parvenant à disséminer dans l'esprit surchauffé des antagonistes des soupçons de douceur.
Toutefois, le titre original We are all made of glue, convient mieux aux pertinences de l'histoire que sa traduction en français. À lire pendant les chaudes journées estivales pour ajouter à nos bonheurs de lecture !
Des adhésifs dans le monde moderne, Marina Lewycka
traduit de l'anglais (Royaume-Uni) par Sabine Porte
éditions Alto, Québec, 2011, 585 pages
lundi 25 juillet 2011
Autour d'un homme absent *** 1/2
Dernièrement, on a fait un rêve étrange. Corps plié vers l'avant, une main tenant un bâton noueux, une vieille femme traversait à pas incertains une clairière d'acacias en fleur. Spectatrice de ce tableau vivant, on s'est souvenue que, petite fille, on se promenait dans cette même clairière. La vie se boucle-t-elle ainsi ? Aujourd'hui, on parle du roman de Christine Eddie, Parapluies.
Béatrice raconte comment Matteo l'a quittée une nuit, alors que la veille, avec des amis, ils ont joyeusement fêté son quarantième anniversaire à elle dans un chic restaurant japonais. Ils sont en couple depuis quinze ans, tout semble aller bien entre eux. Ils s'aiment. Béatrice est correctrice dans « une agence qui produit des catalogues électroniques », Matteo enseigne la littérature dans une université. Très apprécié de ses étudiants, il leur consacre beaucoup de son temps. La mère de ce dernier, Francesca, vit dans l'appartement du rez-de-chaussée. Seul point sombre à leur existence sans failles, ils n'ont pas d'enfants, Béatrice est stérile. Elle a songé à l'adoption, Matteo a habilement découragé ce désir légitime. Béatrice s'interroge longuement sur la disparition de son conjoint quand, passant l'aspirateur sous le lit, le goulot de l'appareil lui rapporte une petite culotte « avec de la dentelle rose pâle », trop grande pour elle. Choc douloureux qui la jette vers Aisha, Somalienne de treize ans, qui a été lapidée parce qu'elle a dénoncé à la milice les hommes qui l'ont violée... Béatrice porte la jeune fille en elle, lui parle, la protège. Le fantôme d'Aisha lui permet de relativiser son malheur, d'évaluer sa chance d'être une femme occidentale indépendante. À l'hôpital, quand sa belle-mère se remettra d'un accident vasculaire cérébral, elle fera la connaissance d'une fillette, Thalie, qui, croit-elle, ressemble à Aisha. Bien sûr, Béatrice fera le tour des amies, des collègues de Matteo pour enfin s'arrêter sur une certaine Daphnée ( avec un e ) Sanschagrin, qu'elle soupçonne d'avoir débauché son conjoint. Depuis que sa vie a basculé dans son quarantième anniversaire, il pleut.
Nous délaissons momentanément Béatrice et entrons dans l'univers adolescent de Daphnée Sanschagrin. Obèse et fille unique, elle se dit sauvée par les livres qu'elle a découverts quand elle s'est lassée des moqueries de ses amies. Du primaire à l'université, son parcours est semé d'embûches cruelles subies par la fréquentation de garçons et de filles qui n'ont aucune indulgence pour sa corpulence. Dans un demi sous-sol qu'elle a loué, elle rêve de rencontrer le docteur Jivago. La littérature russe n'a plus de secret pour elle. Pourquoi n'irait-elle pas sur place pour en savoir davantage ? Fascinée par les cours dynamiques de Matteo Jordi, éperdument amoureuse, Daphnée devient son assistante. Lui ne prête pas attention à ses avances, il est aveuglé, essoufflé par Catherine, doctorante en littérature. Coup de poing en plein visage qu'il ne sait comment soigner, et dont sa jeune cinquantaine est responsable, se plaint-il à ses deux meilleurs amis. Catherine est mère célibataire d'une petite métisse prénommée Thalie, déjà rencontrée brièvement dans l'existence de Béatrice. Alors qu'il a rendez-vous avec Catherine, celle-ci se dédit, aucune gardienne n'est disponible. Daphnée, écoutant la conversation téléphonique dans le bureau de son directeur de maîtrise, se propose de jouer ce rôle, elle « sait y faire avec les bébés. » Matteo jubile, affirme qu'elle est un ange.
Troisième femme du roman : Catherine. Elle est très séduisante et va d'un homme à un autre. Elle travaille dans une librairie, habite un HLM, se présente à Matteo Jordi, décidée à faire une thèse de doctorat sur la différence de plusieurs littératures. Elle est aussi la maman de Thalie qui, à dix ans, lui pose des questions embarrassantes sur son papa. Catherine bafouille, se contredit, élude. Incapable de supporter davantage les tricheries de sa mère, Thalie vendra des journaux, de manière à gagner des sous qui l'aideront à retrouver son père, qu'elle pense être Barak Obama... Puis, un matin, une vieille dame lui ouvre sa porte, elle est italienne, prépare à la fillette du chocolat chaud, elle s'appelle Francesca. Il ne cesse de pleuvoir.
C'est un lot de surprises arc-en-ciel que nous offre Christine Eddie. Magnifiquement structuré, le roman fait penser à deux mains qui se joignent autour d'autres mains, celles-là, immobiles et boueuses. Ce sont les mains de Matteo qui ne peuvent plus tendre la lettre qu'il a écrite à Béatrice. Le destin de trois femmes s'imbrique, abritant des vies alternées sous des parapluies imaginaires. Superbe parabole. L'auteure ne dit-elle pas « qu'on traîne en soi un sac de plomb […] » ? Le tour de force de Christine Eddie, c'est d'avoir utilisé un ton primesautier pour dénoncer des « choses terribles ». Aucun apitoiement, tout est légèreté. L'être humain n'est-il pas composé de ces situations déchirantes qui le font se lamenter, avivant les larmes. Les soupçons de Béatrice ne s'appuient-ils pas sur une réalité surfaite, comme si la disparition de Matteo s'avérait nécessaire pour mettre en branle une machine infernale qui nous assourdit. La vieillesse, la solitude, la paternité, la maternité. Le sort des petites filles somaliennes, africaines. Moult sujets traités par l'auteure, déliant une profonde lucidité, un nœud coulant dans la gorge. Générosité de sa part, soustrayant le lecteur à trop de désarroi, alimentant une mûre et amère réflexion sur nos capacités à cheminer dans des sentiers tracés au hasard des forêts dans lesquelles nous nous enfonçons, sans ombre pour nous rafraîchir, ni eau pour nous désaltérer. À lire absolument.
Parapluies, Christine Eddie
éditions Alto, Québec, 2011, 200 pages
Béatrice raconte comment Matteo l'a quittée une nuit, alors que la veille, avec des amis, ils ont joyeusement fêté son quarantième anniversaire à elle dans un chic restaurant japonais. Ils sont en couple depuis quinze ans, tout semble aller bien entre eux. Ils s'aiment. Béatrice est correctrice dans « une agence qui produit des catalogues électroniques », Matteo enseigne la littérature dans une université. Très apprécié de ses étudiants, il leur consacre beaucoup de son temps. La mère de ce dernier, Francesca, vit dans l'appartement du rez-de-chaussée. Seul point sombre à leur existence sans failles, ils n'ont pas d'enfants, Béatrice est stérile. Elle a songé à l'adoption, Matteo a habilement découragé ce désir légitime. Béatrice s'interroge longuement sur la disparition de son conjoint quand, passant l'aspirateur sous le lit, le goulot de l'appareil lui rapporte une petite culotte « avec de la dentelle rose pâle », trop grande pour elle. Choc douloureux qui la jette vers Aisha, Somalienne de treize ans, qui a été lapidée parce qu'elle a dénoncé à la milice les hommes qui l'ont violée... Béatrice porte la jeune fille en elle, lui parle, la protège. Le fantôme d'Aisha lui permet de relativiser son malheur, d'évaluer sa chance d'être une femme occidentale indépendante. À l'hôpital, quand sa belle-mère se remettra d'un accident vasculaire cérébral, elle fera la connaissance d'une fillette, Thalie, qui, croit-elle, ressemble à Aisha. Bien sûr, Béatrice fera le tour des amies, des collègues de Matteo pour enfin s'arrêter sur une certaine Daphnée ( avec un e ) Sanschagrin, qu'elle soupçonne d'avoir débauché son conjoint. Depuis que sa vie a basculé dans son quarantième anniversaire, il pleut.
Nous délaissons momentanément Béatrice et entrons dans l'univers adolescent de Daphnée Sanschagrin. Obèse et fille unique, elle se dit sauvée par les livres qu'elle a découverts quand elle s'est lassée des moqueries de ses amies. Du primaire à l'université, son parcours est semé d'embûches cruelles subies par la fréquentation de garçons et de filles qui n'ont aucune indulgence pour sa corpulence. Dans un demi sous-sol qu'elle a loué, elle rêve de rencontrer le docteur Jivago. La littérature russe n'a plus de secret pour elle. Pourquoi n'irait-elle pas sur place pour en savoir davantage ? Fascinée par les cours dynamiques de Matteo Jordi, éperdument amoureuse, Daphnée devient son assistante. Lui ne prête pas attention à ses avances, il est aveuglé, essoufflé par Catherine, doctorante en littérature. Coup de poing en plein visage qu'il ne sait comment soigner, et dont sa jeune cinquantaine est responsable, se plaint-il à ses deux meilleurs amis. Catherine est mère célibataire d'une petite métisse prénommée Thalie, déjà rencontrée brièvement dans l'existence de Béatrice. Alors qu'il a rendez-vous avec Catherine, celle-ci se dédit, aucune gardienne n'est disponible. Daphnée, écoutant la conversation téléphonique dans le bureau de son directeur de maîtrise, se propose de jouer ce rôle, elle « sait y faire avec les bébés. » Matteo jubile, affirme qu'elle est un ange.
Troisième femme du roman : Catherine. Elle est très séduisante et va d'un homme à un autre. Elle travaille dans une librairie, habite un HLM, se présente à Matteo Jordi, décidée à faire une thèse de doctorat sur la différence de plusieurs littératures. Elle est aussi la maman de Thalie qui, à dix ans, lui pose des questions embarrassantes sur son papa. Catherine bafouille, se contredit, élude. Incapable de supporter davantage les tricheries de sa mère, Thalie vendra des journaux, de manière à gagner des sous qui l'aideront à retrouver son père, qu'elle pense être Barak Obama... Puis, un matin, une vieille dame lui ouvre sa porte, elle est italienne, prépare à la fillette du chocolat chaud, elle s'appelle Francesca. Il ne cesse de pleuvoir.
C'est un lot de surprises arc-en-ciel que nous offre Christine Eddie. Magnifiquement structuré, le roman fait penser à deux mains qui se joignent autour d'autres mains, celles-là, immobiles et boueuses. Ce sont les mains de Matteo qui ne peuvent plus tendre la lettre qu'il a écrite à Béatrice. Le destin de trois femmes s'imbrique, abritant des vies alternées sous des parapluies imaginaires. Superbe parabole. L'auteure ne dit-elle pas « qu'on traîne en soi un sac de plomb […] » ? Le tour de force de Christine Eddie, c'est d'avoir utilisé un ton primesautier pour dénoncer des « choses terribles ». Aucun apitoiement, tout est légèreté. L'être humain n'est-il pas composé de ces situations déchirantes qui le font se lamenter, avivant les larmes. Les soupçons de Béatrice ne s'appuient-ils pas sur une réalité surfaite, comme si la disparition de Matteo s'avérait nécessaire pour mettre en branle une machine infernale qui nous assourdit. La vieillesse, la solitude, la paternité, la maternité. Le sort des petites filles somaliennes, africaines. Moult sujets traités par l'auteure, déliant une profonde lucidité, un nœud coulant dans la gorge. Générosité de sa part, soustrayant le lecteur à trop de désarroi, alimentant une mûre et amère réflexion sur nos capacités à cheminer dans des sentiers tracés au hasard des forêts dans lesquelles nous nous enfonçons, sans ombre pour nous rafraîchir, ni eau pour nous désaltérer. À lire absolument.
Parapluies, Christine Eddie
éditions Alto, Québec, 2011, 200 pages
lundi 20 juin 2011
Regards étonnés sur cour *** 1/2
Ce matin, très tôt, on a rencontré un géant chevauchant une autruche ailée, une femme glissant sur sa queue de sirène. Une fillette courant après un lapin rose, un pierrot blafard suspendu à un croissant de lune. Rencontres improbables si d'elles n'émanait pas une odeur poussiéreuse de livre enfantin... On aurait voulu poursuivre la balade de papier, mais on a été sollicitée par le premier recueil de nouvelles d'Amélie Panneton, Le charme discret du café filtre.
Cela se passe dans le quartier pittoresque de Saint-Roch, à Québec. Un immeuble où vont et viennent les locataires, pour la plupart des étudiants, des chômeurs, des retraités. Avant de les évoquer, l'auteure ouvre ses nouvelles sur une sorte d'introduction, donnant vie épistolaire à des cartes postales envoyées et reçues par les occupants de l'édifice. Point de repère que nous suivons comme autant de cailloux blancs de poucet. Au premier étage, résident quatre personnes se débattant avec leurs démêlés sentimentaux, professionnels. Ils se croisent, bien souvent se décroisent, parvenant à s'isoler pour donner leur point de vue sur des sujets réalistes. Félix porte un regard critique sur ses compagnons ; Samuel, quand il fait son épicerie, aime « espionner les messieurs d'un certain âge ». Charles s'imagine au cinéma avec une fille de hasard ; Martine s'attarde sur un homme invisible de l'immeuble, qui ne sort qu'au printemps. Des détails photographiques enjolivent ces impressions spontanées, se recoupent avec les agissements d'autres locataires, destinataires de cartes postales. Au deuxième étage, nous faisons la connaissance de Rodrigue et d'Yves. Rodrigue nous livrera l'un des plus beaux textes du recueil, Le goût des choses perdues. Un vieil homme de quatre-vingt-un ans attend que l'hiver recule pour aller "magasiner ". Tentative hésitante entre les premiers pas dehors et le choix de son alimentation dans une épicerie. Les gestes frémissent, les regards effleurent, tel le reflet d'un visage fripé sur un lac caressé par la brise. Émouvants, comme l'illusion de la jeunesse qui ne revient plus. À mots couverts, Yves racontera le métissage de sa mère puis son intrusion malvenue dans la cour où Nadia se fait bronzer. Toujours aux deuxième étage, demeurent Anne et Philippe qui, à tour de rôle, mentionnent des faits divers qui tissent une existence. Minimalistes, certes, nous les observons de près ou de loin, selon qu'ils entrent dans un bistrot ou se figent au bord d'un trottoir. Anne et Philippe, colocataires perclus d'une amitié indéfectible, sont outrés quand des amis communs, les croyant amoureux, leur offrent une machine à espresso. Par divers moyens, ils essaieront de s'en débarrasser mais la machine à café s'impose. Jusqu'au soir où Anne inventera une astuce. Longue nouvelle éponyme caustique, grinçante, englobant l'utilité de l'objet, les indiscrétions concernant les différents locataires. Ainsi, au troisième, Pénélope s'interroge sur la valeur de la pensée de Thalès de Milet, philosophe et savant grec. Elle aussi reçoit des cartes postales de sa petite sœur Zoé. En février, Pénélope affronte les intempéries pour attraper l'autobus. Occasions de rabâcher de courtes nostalgies. À ce même étage, vivent Maryse et sa fille Louise. Trois nouvelles formant un récit. L'auteure dépeint indiciblement comment Maryse a connu Antoine, le père de sa fille, comment il a failli à ses responsabilités, comment elle l'a largué. Son comportement ambigu avec Louise. Puis, comment Maryse gagne sa vie, les tribulations de sa digne profession : boulangère.
Si la thématique est simple, le regard que pose Amélie Panneton sur les êtres de sa génération, contient une maturité étonnamment lucide. L'écriture elle-même surprend par sa juste maîtrise. Futurs hommes et femmes se cherchent, entravés qu'ils sont dans des propos anodins, des amours essoufflées, mortes. Précarité de la jeunesse, viduité de la vieillesse. Des passages à vide, des trous de solitude, comme dans les cauchemars. Nous tombons dans de profonds vertiges avant de retrouver le sol stable, de reprendre les questionnements, une déchirure au fond de l'âme. De jeunes adultes en quête de ce qui rarement nous atteint : l'absolu. Des regards étonnés sur cette cour où chacun essaie de vivre le mieux possible, se protégeant contre les déceptions, les manques. L'usure. En apparence, rien ne se passe, mais dans la vie que se passe-t-il vraiment qui fasse exception aux usages routiniers ?
Déconcertant premier recueil de nouvelles éloigné de toute mode ; singulière incursion d'Amélie Panneton dans un univers qui certainement lui ressemble un peu. Ou qui du moins l'instigue. Cohabitation avec la réalité et l'imaginaire qui, greffée aux préoccupations existentielles de l'auteure, comme nous en avons tous, influe sur la manière d'extérioriser nos démons... Ne sont-ils pas le fil conducteur qui a dirigé Amélie Panneton vers des êtres solitaires malgré leur proximité ? Leur frôlement dans les escaliers, leurs secrets décodés par une auteure à l'inspiration féconde. Nous la lisons sans nous lasser de cet immeuble, symbole de la fragilité et de la force humaine.
Le charme discret du café filtre, Amélie Panneton
éditions de la Bagnole, collection Parking
Montréal, 2011, 160 pages
lundi 13 juin 2011
Un monde si proche du nôtre ***
Juin, mois de la lumière. Non celle des lampadaires ni celle des feux d'artifice. On parle du vert des arbres, des pelouses, des plantes. De leurs reflets sur l'eau des bassins, sur l'iris de nos yeux. Un peu de poésie est de mise à quelques jours des fêtes de la saint Jean-Baptiste. On se promène dans des allées verdoyantes avec, serré entre les doigts, le premier roman de Jean-Marc Ouellet, L'homme des jours oubliés.
Alors qu'il savoure un samedi agréable dans sa maison, entre sa femme et sa fille, Étienne Beauchamp, jeune médecin dans la trentaine, est soudainement projeté dans le quartier d'une ville dévastée par la guerre. Il ne se souvient de rien, ni de quel bouleversement il a été la victime. Le serveur d'un bistrot lui dira piteusement « qu'on ne suivait plus le passage du temps. ». Observant les gens, Étienne se rend compte que ceux-ci ne dépassent pas trente ans. Aucun individu plus âgé, aucun enfant. Chacun est méfiant, vindicatif, désespéré. Aucun véhicule n'encombre les rues. Il entre dans une échoppe, une femme à l'allure « coquine » prend la commande d'Étienne puis, l'informe vulgairement qu'il est en Emeldham.
En parallèle, le lecteur fait la connaissance de Kaïna, résidente de la ville. Elle aussi est jeune, a connu des jours meilleurs, et pour subsister, elle gère un « étal de fruits et de légumes. » Dirigé par l'Autorité, le marché central réunit les producteurs de la région, qui ne peuvent vendre ou troquer aucune marchandise sans leur assentiment. Des gangs se sont formés, exploitant la peur craintive des citadins. Dangereux, car sans avenir, promis à une déchéance certaine, les agresseurs menacent, attaquent à l'arme blanche celui qui détient quelque trésor... C'est ainsi qu'un soir Kaïna deviendra leur proie. L'incident se déroule sous les fenêtres d'un ancien hôtel où Étienne Beauchamp s'est réfugié pour y dormir. Entendant les plaintes d'une femme, il se précipitera, mettra en échec les vauriens. Au moment où la partie semble gagnée, l'un d'eux poignarde lâchement Étienne dans le dos et, le laissant pour mort, il s'enfuit... Kaïna cachera son sauveur chez elle, pendant cinq jours, elle le soignera avec les moyens du bord. De constitution solide, Étienne se remettra lentement de sa blessure. L'enfermement forcé dans l'appartement de Kaïna encouragera les confidences. Étienne relatera son aventure singulière dans ce monde inconnu. Sa femme et sa fille. En retour, Kaïna racontera la guerre, l'épidémie qui a décimé la population, l'infertilité survenue, le décès des enfants et des personnes âgées au-delà de trente ans. Mise en confiance par le charisme et la bonne foi de son compagnon, Kaïna lui confiera son appartenance au groupe Athéna désirant mettre fin à la tyrannie de l'Autorité, autrefois sous l'égide d'une femme mystérieuse se prénommant Gaïa. Au prix de sa vie, elle l'entraînera dans leur fief, le présentera à leur chef Shamesh qui, d'abord méfiant, se liera d'amitié avec lui. Ensemble, ils visiteront les hôpitaux, y cherchant les indices d'une épidémie endémique. Mais la guerre des clans étant ce qu'elle est, despote et cruelle, le groupe Athéna résistera mal à l'attaque surprise de l'Autorité fomentée par le général Philidor. Shamesh et Kaïna ne s'en remettront pas. En souvenir des deux êtres qu'il a aimés, Étienne poursuivra leur mission puis, son mandat terminé, il tentera de retrouver sa femme et sa fille.
Roman complexe où les zones d'ombre cernent Étienne Beauchamp. Ombre d'un être troublant qui ne cesse de lui démontrer la relativité de l'espace-temps, son élasticité. Conscience d'Étienne, nous ne savons trop. Hallucinations, comme il arrive que nous en ayons lorsque déplacés dans des lieux étrangers à notre gestuelle quotidienne, à notre pensée rationnelle. Le roman est une longue promenade sur le fil précaire de la vie d'un homme, qui essaie de dénoncer la sauvagerie des guerres, le machiavélisme d'humains lorsqu'ils manipulent les clés empoisonnées du pouvoir. Si la fin du récit s'avère un peu obscure, il faut faire confiance à l'auteur, Jean-Marc Ouellet, qui, médecin lui-même, propose au lecteur le retour hypothétique d'Étienne dans sa contrée où, quinze ans plus tard, l'attendent de surprenants événements. Des années plus tôt, atteint de la rupture d'un anévrisme cérébral, il est depuis sujet à des cauchemars, Étienne « n'avait aucun souvenir de ces heures de néant ». Si le temps et l'espace se jouent de nous, qu'en est-il de notre identité ? L'histoire se termine quand Étienne Beauchamp, et son équipe médicale, acceptera le projet alléchant d'une compagnie pharmaceutique : une recherche sur le traitement du cancer en utilisant les caractéristiques d'un virus. Juste avant cette proposition, « un homme vêtu d'un long manteau noir, les cheveux dans le dos, marchait vers la ville. » Il s'arrêtera et, derrière ses verres fumés, sourira à Étienne. La boucle se boucle sur une conscience en équilibre entre la corruption et le désintéressement. Sur Jémacaël, ange de sang, de chair et d'os, apparu au cours des pérégrinations d'Étienne Beauchamp.
Histoire aux relents surréalistes, parfois mystiques, toujours empreinte de questionnements, qu'il faut lire en se laissant aller au rythme syncopé de courts chapitres, narrant la destinée d'hommes et de femmes soumis à la décomposition d'une civilisation pour mieux s'ajuster à la reconstruction d'une ère nouvelle. Témoin intemporel, Jémacaël n'a-t-il pas inventé la roue ou découvert le feu ? Tant d'hommes en un seul. Tant de paradoxes soulevés par un auteur, Jean-Marc Ouellet, à la sensibilité écorchée par la capacité de ses semblables à commettre des actes répréhensibles.
Cependant, on aurait aimé un travail éditorial plus rigoureux, qui aurait apporté à ce premier roman original une ampleur qu'il ne possède pas ici. Dommage.
L'homme des jours oubliés, Jean-Marc Ouellet
éditions de La Grenouillère, Saint-Sauveur-des-Monts, 2011, 293 pages
Alors qu'il savoure un samedi agréable dans sa maison, entre sa femme et sa fille, Étienne Beauchamp, jeune médecin dans la trentaine, est soudainement projeté dans le quartier d'une ville dévastée par la guerre. Il ne se souvient de rien, ni de quel bouleversement il a été la victime. Le serveur d'un bistrot lui dira piteusement « qu'on ne suivait plus le passage du temps. ». Observant les gens, Étienne se rend compte que ceux-ci ne dépassent pas trente ans. Aucun individu plus âgé, aucun enfant. Chacun est méfiant, vindicatif, désespéré. Aucun véhicule n'encombre les rues. Il entre dans une échoppe, une femme à l'allure « coquine » prend la commande d'Étienne puis, l'informe vulgairement qu'il est en Emeldham.
En parallèle, le lecteur fait la connaissance de Kaïna, résidente de la ville. Elle aussi est jeune, a connu des jours meilleurs, et pour subsister, elle gère un « étal de fruits et de légumes. » Dirigé par l'Autorité, le marché central réunit les producteurs de la région, qui ne peuvent vendre ou troquer aucune marchandise sans leur assentiment. Des gangs se sont formés, exploitant la peur craintive des citadins. Dangereux, car sans avenir, promis à une déchéance certaine, les agresseurs menacent, attaquent à l'arme blanche celui qui détient quelque trésor... C'est ainsi qu'un soir Kaïna deviendra leur proie. L'incident se déroule sous les fenêtres d'un ancien hôtel où Étienne Beauchamp s'est réfugié pour y dormir. Entendant les plaintes d'une femme, il se précipitera, mettra en échec les vauriens. Au moment où la partie semble gagnée, l'un d'eux poignarde lâchement Étienne dans le dos et, le laissant pour mort, il s'enfuit... Kaïna cachera son sauveur chez elle, pendant cinq jours, elle le soignera avec les moyens du bord. De constitution solide, Étienne se remettra lentement de sa blessure. L'enfermement forcé dans l'appartement de Kaïna encouragera les confidences. Étienne relatera son aventure singulière dans ce monde inconnu. Sa femme et sa fille. En retour, Kaïna racontera la guerre, l'épidémie qui a décimé la population, l'infertilité survenue, le décès des enfants et des personnes âgées au-delà de trente ans. Mise en confiance par le charisme et la bonne foi de son compagnon, Kaïna lui confiera son appartenance au groupe Athéna désirant mettre fin à la tyrannie de l'Autorité, autrefois sous l'égide d'une femme mystérieuse se prénommant Gaïa. Au prix de sa vie, elle l'entraînera dans leur fief, le présentera à leur chef Shamesh qui, d'abord méfiant, se liera d'amitié avec lui. Ensemble, ils visiteront les hôpitaux, y cherchant les indices d'une épidémie endémique. Mais la guerre des clans étant ce qu'elle est, despote et cruelle, le groupe Athéna résistera mal à l'attaque surprise de l'Autorité fomentée par le général Philidor. Shamesh et Kaïna ne s'en remettront pas. En souvenir des deux êtres qu'il a aimés, Étienne poursuivra leur mission puis, son mandat terminé, il tentera de retrouver sa femme et sa fille.
Roman complexe où les zones d'ombre cernent Étienne Beauchamp. Ombre d'un être troublant qui ne cesse de lui démontrer la relativité de l'espace-temps, son élasticité. Conscience d'Étienne, nous ne savons trop. Hallucinations, comme il arrive que nous en ayons lorsque déplacés dans des lieux étrangers à notre gestuelle quotidienne, à notre pensée rationnelle. Le roman est une longue promenade sur le fil précaire de la vie d'un homme, qui essaie de dénoncer la sauvagerie des guerres, le machiavélisme d'humains lorsqu'ils manipulent les clés empoisonnées du pouvoir. Si la fin du récit s'avère un peu obscure, il faut faire confiance à l'auteur, Jean-Marc Ouellet, qui, médecin lui-même, propose au lecteur le retour hypothétique d'Étienne dans sa contrée où, quinze ans plus tard, l'attendent de surprenants événements. Des années plus tôt, atteint de la rupture d'un anévrisme cérébral, il est depuis sujet à des cauchemars, Étienne « n'avait aucun souvenir de ces heures de néant ». Si le temps et l'espace se jouent de nous, qu'en est-il de notre identité ? L'histoire se termine quand Étienne Beauchamp, et son équipe médicale, acceptera le projet alléchant d'une compagnie pharmaceutique : une recherche sur le traitement du cancer en utilisant les caractéristiques d'un virus. Juste avant cette proposition, « un homme vêtu d'un long manteau noir, les cheveux dans le dos, marchait vers la ville. » Il s'arrêtera et, derrière ses verres fumés, sourira à Étienne. La boucle se boucle sur une conscience en équilibre entre la corruption et le désintéressement. Sur Jémacaël, ange de sang, de chair et d'os, apparu au cours des pérégrinations d'Étienne Beauchamp.
Histoire aux relents surréalistes, parfois mystiques, toujours empreinte de questionnements, qu'il faut lire en se laissant aller au rythme syncopé de courts chapitres, narrant la destinée d'hommes et de femmes soumis à la décomposition d'une civilisation pour mieux s'ajuster à la reconstruction d'une ère nouvelle. Témoin intemporel, Jémacaël n'a-t-il pas inventé la roue ou découvert le feu ? Tant d'hommes en un seul. Tant de paradoxes soulevés par un auteur, Jean-Marc Ouellet, à la sensibilité écorchée par la capacité de ses semblables à commettre des actes répréhensibles.
Cependant, on aurait aimé un travail éditorial plus rigoureux, qui aurait apporté à ce premier roman original une ampleur qu'il ne possède pas ici. Dommage.
L'homme des jours oubliés, Jean-Marc Ouellet
éditions de La Grenouillère, Saint-Sauveur-des-Monts, 2011, 293 pages
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