Après Lomer et Blanca, c'est une grande joie de faire la connaissance de leur fils, Pierre, annoncé à la fin du précédent roman, Blanca en sainte. Lomer et Blanca sont morts. Rosaire, frère de Blanca, qui a pris en charge leur fils, a été emporté par la terrible maladie d'Alzheimer. N'ayant pas d'autre famille, Pierre a été placé dans un orphelinat, institution où les enfants, bourrés de pilules, servent de jouets érotiques aux prêtres qui soi-disant prennent soin d'eux. Maltraités, violés, ces enfants n'ont d'autre issue que de devenir eux-mêmes bourreaux et violeurs... Pour fuir cette situation invivable, symbolisée par l'État, Pierre s'est trouvé un cahier, une plume, « c'était la plume de mon père », et décrit une possible existence de son alter ego. Influencé par l'univers religieux qui l'abrite, il voit en son double un Jésus moderne, jouisseur, réunissant autour de lui les plus mauvais sujets qu'il rencontre dans un bar ou dans le désordre puant de certains trottoirs. Il fera de ces hommes et de ces femmes perdus, ses apôtres infidèles. Parmi eux, Marie-Madeleine, M&M, une itinérante qui, dépeinte en quelques pages, n'est pas sans rappeler la regrettée Gueuse, compagne bien-aimée de Lomer. Clin d'œil touchant à l'un des plus beaux portraits de vieille femme prostituée de la littérature... Il y a aussi Apéro, animatrice noire célèbre d'un show télévisé — bonjour, Oprah Winfrey ! —, Jude, barmaid au Full Moon, rivale intempestive de M&M. Celle-ci a compris qu'à l'heure de son calvaire, Jude trahira Pierre, le prochain Christ. Ainsi, jusqu'à la mort de Pierre-Jésus, Pierre l'orphelin imaginera une vie démentielle à celui qui doit sauver le monde. Un Christ anarchique, ivrogne, violeur, pédophile. Monde perverti où l'État, représenté sous les traits d'un homme laid, « avec la peau vérolée » intervient aux moments inopportuns. Quand l'État ordonne aux orphelins de partir, de se marier et de faire beaucoup d'enfants, des garçons de préférence, on lit dans l'histoire de Pierre, une parodie grinçante des années sombres du Québec où les couples subissaient la loi édifiante de la sainte Église. Marcher droit pour mieux soumettre hommes et femmes au despotisme de prêtres indignes.
Quand Pierre-Jésus meurt, « condamné à mort par injection létale », Pierre l'orphelin doit plier bagages, attendre sur le trottoir Tan, sa future femme désignée par l'État. Avec une jubilation contagieuse, Pierre Gariépy expose un Québec aujourd'hui ignoré de la jeune génération. Les miracles douteux, les beuveries orgiaques, le désert vide, la femme lapidée, le sermon sur la montagne, La Cène, servent d'exutoire pour fustiger les responsables d'une époque révolue mais combien présente dans la mémoire collective. Le dernier chapitre, dans lequel Pierre et Tan se marient, évoque la profonde détresse d'un couple asservi à un homme étatique pour qui Pierre devra composer les discours. Il n'est autre que le laid, « sous-ministre du Peuple », homme démoniaque qui, profitant de l'absence de Pierre, abusera de Tan et de Lili, leur petite fille. Conduit par la voix méconnaissable de Tan, Pierre se vengera de cet acte odieux. Pour leur perte ou pour leur paix, l'un n'allant pas sans l'autre. « Libres de mourir ou vivre... »
On n'a pas parlé de l'hommage que Pierre Gariépy rend aux femmes, particulièrement à celles de pays livrés à des politiques et traditions surannées. À la Palestine, que l'auteur espère « libre et debout. » Le roman porté par une écriture poétique et combien inventive, toujours à la limite d'une ironie cinglante, nuancée par la tendresse désespérée du jeune narrateur. Si Pierre se dédouble, c'est pour dénoncer la sottise des puissants, inaugurer un nouveau testament qui refuse mordicus la résurrection du Christ. Doté d'un talent prodigieux de conteur, et par la voix persuasive de Pierre l'orphelin, Pierre Gariépy tourne en ridicule les rites et mythes religieux desquels, nous le devinons, il a appris à se rebeller, à refuser un monde aseptisé, ennuyeux. Fable assurée contre tous les carcans abêtissant les humains, les révélant à leur condition première, soit l'innocence. À chacun d'y chercher une fleur minuscule poussant entre les pavés disjoints.
Cette trilogie s'interrompant d'une manière polysémique, on remercie Pierre Gariépy d'avoir créé une poignée d'êtres aussi subversifs, tellement humains. Généreux. Ils nous ont valu des heures savoureuses de lecture. On remercie André Vanasse d'avoir osé publier une œuvre si audacieuse, Josée Bonneville, qui a pris la relève... Nous tirons le rideau sur un spectacle inachevé. Le souvenir de Lomer, de Blanca, de Pierre, nous habitera longtemps encore.
L'âge de Pierre, Pierre Gariépy
XYZ éditeur, coll. Romanichels, Montréal, 2011, 138 pages