On consacre notre Journal Facebook aux œuvres littéraires, à nos publications. À la peinture, à quelques diversités culturelles. Plusieurs personnes marchent chaleureusement dans nos pas, ce qui nous réjouit. Cette note pour calmer d'éventuels indiscrets, bien qu'on laissât une porte à peine entrouverte, de crainte que la rage de ne pouvoir nous lire la fracasse sous le poids des invectives, ce qui, déjà, nous est arrivé. On parle du deuxième roman de Francine Brunet, Le Géant.
On ne connaissait pas la littérature de cette écrivaine, on le regrette un peu. On ne sait trop pourquoi son premier roman, Le Nain, nous a échappé. Ne pouvant tout lire, on a dû le mettre de côté pour le temps estival, croyant bien faire. Cette fois, on s'est attardée longuement sur son nouvel opus où elle traite de tragédies familiales. Un ton léger, jubilant, rythme le récit, invite le lecteur à sourire au cours de deux centaines de pages. Le géant se nomme Victor Scapa, six pieds sept pouces, divorcé de Madeline, père de leur fille Rosie puis de Babal, autre fille conçue avec Franie, sa nouvelle compagne, botaniste réputée. Trucker de son métier, Victor roule sur les routes d'Amérique du Nord. Insipides trajets pendant lesquels les kilomètres défilent, monotones. Pour remédier à l'ennui, il a créé un club de lecture qui permet à ses compagnons, truckers eux-mêmes, d'échanger des livres audio, enregistrés par une mystérieuse comédienne. Histoire qui pourrait être simple mais qui ne l'est pas. Chacun porte ses drames, son enfance et son adolescence, d'une amère manière. Madeline, mère possessive de Rosie, compagne d'une neurochirurgienne, astreint l'adolescente à partager ses fins de semaine entre elle et son père. L'adolescente se révolte, captive de péripéties que ses quatorze ans exigent. Elle a le génie des nombres qu'elle intègre à la philosophie, au grand dam de sa professeure. Elle vit avec son père, Franie et sa petite sœur Babal, qui, elle, a des particularités troublantes au point de devoir cesser de lire à voix haute devant l'enfant. Franie, à vingt ans, entamait une carrière de comédienne, s'est retrouvée sur le pont Mercier d'où sa mère s'est jetée ; elle entretient une énigme qu'elle dénouera après la mort de vieilles tantes jumelles, Ani et Mary Ottawa, des Atikamekw, artisanes de renom, mortes à une minute d'intervalle.
En parallèle, un policier dénommé Luciano Vidal, trucker improvisé, mène une enquête au sein de la communauté des hommes de la route, sur une affaire de pédophilie. Lui aussi a un passé brumeux, le rapprochant amicalement de Victor Scapa. Dans les truck stops, il échange des CD, faisant s'interroger ses compagnons. L'enquête aboutira, mais pas comme nous l'avions prévue. L'aventure étant remisée au second plan, le lecteur sera dirigé vers une piste où le cannabis et autres plantes, sirotés à doses prudentes, permettaient aux deux tantes, Ani et Mary, et à leurs amies, d'écouter des CD très particuliers. Un coffret en bois, confié à Franie, leur héritière, renferme de précieux ingrédients. L'anecdote est racontée avec drôlerie par une colocataire intime de la résidence à La Tuque, en Haute Mauricie, où séjournaient les deux sœurs durant l'hiver. Sortant de leur demeure, Franie rencontrera un vieil homme effarant, qui la ramènera mentalement sur le pont Mercier où sa mère s'est suicidée.
Histoire d'hommes et de femmes et aussi de couleurs. Franie, Rosie et Babal ne sont-elles pas désignées de la teinte de leurs yeux et de leur chevelure ? L'adolescente et la petite fille, inséparables, habitent un univers singulier qui inquiète leurs parents avant de les rassurer, des examens médicaux ayant prouvé que le monde n'est pas machinalement rationnel. Ni peut-être tout à fait peint en noir et blanc.
L'écrivaine a opté pour un style pétillant, agrémenté d'onomatopées enfantines, qui convient parfaitement à cette grande famille unie jusque dans des loufoqueries invraisemblables, qui ne le sont pas toujours. Nous savons peu des individus, ce qui se trame de marginal s'ajustant mal aux êtres pétris de convenances.
Moment de délicieuse lecture où la dérision adoucit les blessures anciennes, remet au jour des jeux interdits, rafraîchit des fruits défendus. On aime que le monde ne soit pas constamment uniforme, que de volcaniques événements le secouent de sa torpeur. N'est-ce point connu que plus le monde s'agite, plus il étouffe dans l'enfermement de ses offenses ? L'humour, que Francine Brunet utilise pour dédramatiser le cas expiatoire de chacun de ses protagonistes, s'avère efficace, irrésistible.
Le Géant, Francine Brunet
Éditions internationales Alain Stanké,
Montréal, 2016, 224 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 30 mai 2016
mardi 24 mai 2016
Deux frères justiciers ****
La haine qui déverse son flot de meurtres dans les pays européens et arabes nous amène à se poser la question suivante : pourquoi un tel sentiment habite-t-il la tête et le cœur de certains êtres ? Sentiment abject qui fait agir à contre-courant de la nature humaine. Faut-il se détester à ce point pour se venger de soi sur des femmes, des enfants, et des hommes innocents, en paix avec eux-mêmes ? On parle d'une autre histoire de haine, soit le roman de Craig Shreve, Une nuit au Mississippi.
Nous sommes au début des années 1960, dans une ferme du Mississippi. Une famille de Noirs y vit, y cultive laborieusement le coton. Le père, la mère, les quatre enfants, deux filles et deux fils. C'est de ces derniers dont il sera question. Warren et Graden Williams. Un préambule informe le lecteur que l'un des assassins de Graden ouvre cette terrifiante histoire. Earl Olsen que nous retrouverons plus tard. Avant d'en arriver au dénouement mettant en scène des personnages secondaires, nous écoutons Warren narrer l'histoire de sa famille unie, qui va bientôt se disloquer à cause de la témérité inébranlable de Graden. Il veut changer le sort des Noirs, victimes de ségrégation raciale. Dès l'adolescence, il se différencie de son frère par son physique corpulent, par son désir de s'instruire. Malgré les reproches virulents du père, qui travaille durement au champ avec Warren, il s'échappe pour aller à l'école. La nuit, il s'enfuit de la maison rejoindre un groupe de jeunes rebelles qui partagent ses rêves édifiants de liberté. Warren, s'interrogeant sur les fugues nocturnes de son frère, finit par le suivre. Lui se contente de beuveries dans une sinistre cabane. Un soir, alors qu'il est malade, le père, qui a tout deviné des incartades dangereuses de son fils cadet, fait promettre à Warren de protéger son frère. Ce que ce dernier pense ne pas avoir fait la nuit où Graden se fera enlever par des Blancs qui jugent le jeune homme encombrant, risque de leur causer des ennuis.
Tel un sinistre fil conducteur, c'est par petites touches que le lecteur apprendra la mort horrible de Graden. Après ses funérailles, Warren part de chez ses parents, décidé à se venger des meurtriers de son frère, dont Earl Olsen qui, à l'époque du drame, avait l'âge des deux frères. Plusieurs décennies ont passé, Warren a parcouru l'Amérique, se dirigeant vers le nord où les Blancs lui manifesteront plus de clémence. À Chicago, un professeur d'université lui enseignera les mathématiques, les sciences, la littérature. Il y aura aussi Anne, étudiante amoureuse, qui ne lui veut que du bien. La vie de Warren ne sera que fuites sous l'œil vigilant de l'une de ses sœurs qui, de loin, ne le perd pas de vue. Les meurtriers de son frère seront enfin jugés, sauf Earl Olsen qui s'est réfugié discrètement au Canada. Dans la deuxième partie du roman, celui-ci prendra la parole, relatant ce qu'a été sa vie misérable au Mississippi. Nous nous rendrons compte que le père de chacun était bon et honnête, ne désirant pas que les choses aillent de l'avant, de crainte qu'elles tournent court. Seule, la couleur de leur peau les divisait. Quand Warren et Earl seront face à face, rien ne se déroulera comme aurait pu l'imaginer le lecteur. En fait, c'est Earl Olsen qui boucle le roman d'une manière inattendue.
Il est difficile de penser que de telles tragédies raciales ont pu se produire, il y a soixante ans environ. On se demande si des descendants de Noirs ne recherchent pas encore des Blancs qui les ont férocement outragés, l'histoire de la famille Williams se concluant quarante ans après que Graden soit assassiné. L'auteur, Craig Shreve, est lui-même descendant de la militante antiesclavagiste Mary Ann Shadd Cary.
Récit qui n'est pas sans rappeler les meilleures œuvres littéraires du sud des États-Unis — celles de William Faulkner, Robert Penn Warren, Tennessee Williams, entre autres —, l'atmosphère étouffante des villes, la méfiance sournoise des protagonistes, la haine suintant jusque dans les regards, le moindre geste suffisant à déclencher une horde de pensées violentes, souvent au détriment des Noirs. Pour avoir dansé avec une Blanche, Warren Williams paiera cher son audace. Un seul souvenir heureux traverse la vie de sa famille. S'est incrusté dans la mémoire du jeune homme. Une veille de jour de l'An, il a neigé fortement. Les deux frères, en riant, chahutent dans la neige. Les parents et leurs filles, attendris, les regardent, souhaitant qu'il neige tous les jours au Mississippi.
À lire absolument, pour ne pas oublier que toutes les peurs engendrent l'esclavage individuel ou collectif, l'inaction, comme le souhaitait le père de Graden et de Warren. Et celui, en filigrane, d'Earl Olsen.
Nos félicitations à Marie Frankland pour la qualité de sa traduction.
Une nuit au Mississippi, Craig Shreve
Traduit de l'anglais (Canada) par Marie Frankland
Éditions Les Allusifs, Montréal, 2016, 197 pages
Nous sommes au début des années 1960, dans une ferme du Mississippi. Une famille de Noirs y vit, y cultive laborieusement le coton. Le père, la mère, les quatre enfants, deux filles et deux fils. C'est de ces derniers dont il sera question. Warren et Graden Williams. Un préambule informe le lecteur que l'un des assassins de Graden ouvre cette terrifiante histoire. Earl Olsen que nous retrouverons plus tard. Avant d'en arriver au dénouement mettant en scène des personnages secondaires, nous écoutons Warren narrer l'histoire de sa famille unie, qui va bientôt se disloquer à cause de la témérité inébranlable de Graden. Il veut changer le sort des Noirs, victimes de ségrégation raciale. Dès l'adolescence, il se différencie de son frère par son physique corpulent, par son désir de s'instruire. Malgré les reproches virulents du père, qui travaille durement au champ avec Warren, il s'échappe pour aller à l'école. La nuit, il s'enfuit de la maison rejoindre un groupe de jeunes rebelles qui partagent ses rêves édifiants de liberté. Warren, s'interrogeant sur les fugues nocturnes de son frère, finit par le suivre. Lui se contente de beuveries dans une sinistre cabane. Un soir, alors qu'il est malade, le père, qui a tout deviné des incartades dangereuses de son fils cadet, fait promettre à Warren de protéger son frère. Ce que ce dernier pense ne pas avoir fait la nuit où Graden se fera enlever par des Blancs qui jugent le jeune homme encombrant, risque de leur causer des ennuis.
Tel un sinistre fil conducteur, c'est par petites touches que le lecteur apprendra la mort horrible de Graden. Après ses funérailles, Warren part de chez ses parents, décidé à se venger des meurtriers de son frère, dont Earl Olsen qui, à l'époque du drame, avait l'âge des deux frères. Plusieurs décennies ont passé, Warren a parcouru l'Amérique, se dirigeant vers le nord où les Blancs lui manifesteront plus de clémence. À Chicago, un professeur d'université lui enseignera les mathématiques, les sciences, la littérature. Il y aura aussi Anne, étudiante amoureuse, qui ne lui veut que du bien. La vie de Warren ne sera que fuites sous l'œil vigilant de l'une de ses sœurs qui, de loin, ne le perd pas de vue. Les meurtriers de son frère seront enfin jugés, sauf Earl Olsen qui s'est réfugié discrètement au Canada. Dans la deuxième partie du roman, celui-ci prendra la parole, relatant ce qu'a été sa vie misérable au Mississippi. Nous nous rendrons compte que le père de chacun était bon et honnête, ne désirant pas que les choses aillent de l'avant, de crainte qu'elles tournent court. Seule, la couleur de leur peau les divisait. Quand Warren et Earl seront face à face, rien ne se déroulera comme aurait pu l'imaginer le lecteur. En fait, c'est Earl Olsen qui boucle le roman d'une manière inattendue.
Il est difficile de penser que de telles tragédies raciales ont pu se produire, il y a soixante ans environ. On se demande si des descendants de Noirs ne recherchent pas encore des Blancs qui les ont férocement outragés, l'histoire de la famille Williams se concluant quarante ans après que Graden soit assassiné. L'auteur, Craig Shreve, est lui-même descendant de la militante antiesclavagiste Mary Ann Shadd Cary.
Récit qui n'est pas sans rappeler les meilleures œuvres littéraires du sud des États-Unis — celles de William Faulkner, Robert Penn Warren, Tennessee Williams, entre autres —, l'atmosphère étouffante des villes, la méfiance sournoise des protagonistes, la haine suintant jusque dans les regards, le moindre geste suffisant à déclencher une horde de pensées violentes, souvent au détriment des Noirs. Pour avoir dansé avec une Blanche, Warren Williams paiera cher son audace. Un seul souvenir heureux traverse la vie de sa famille. S'est incrusté dans la mémoire du jeune homme. Une veille de jour de l'An, il a neigé fortement. Les deux frères, en riant, chahutent dans la neige. Les parents et leurs filles, attendris, les regardent, souhaitant qu'il neige tous les jours au Mississippi.
À lire absolument, pour ne pas oublier que toutes les peurs engendrent l'esclavage individuel ou collectif, l'inaction, comme le souhaitait le père de Graden et de Warren. Et celui, en filigrane, d'Earl Olsen.
Nos félicitations à Marie Frankland pour la qualité de sa traduction.
Une nuit au Mississippi, Craig Shreve
Traduit de l'anglais (Canada) par Marie Frankland
Éditions Les Allusifs, Montréal, 2016, 197 pages
lundi 16 mai 2016
De terre ou de déchets, des îles ****
Réponse à un lecteur fidèle qui se reconnaîtra. Quand on lit un roman ou des nouvelles, on fait abstraction de l'identité de l'auteur. On ne privilégie personne. On prend plaisir à découvrir une histoire, la qualité de l'écriture, l'habileté à réunir les éléments qui façonnent un livre. Le favoritisme ne nous concerne pas, on se tient à l'affût d'un ouvrage qui nous a suffisamment intéressée pour lui consacrer quelques jours. On a une expérience de l'écriture et de la lecture qui nous permet d'évaluer un livre, sans pour autant affirmer qu'on a raison. On se penche sur le récent roman de David Turgeon, Le continent de plastique.
En l'an 2015, on se souvient d'avoir commenté ici le roman La fille d'Ulysse, signé Marie Pascale Hugo, qui s'avérait sensible au sort des déchets déversés dans un océan, se tuméfiant en une île instable et glauque. Ceci nous est revenu en mémoire après avoir lu les péripéties du narrateur anonyme s'affairant dans le dernier opus de David Turgeon. L'homme est jeune, bardé de diplômes, promis, comme les quatre amis de sa bande, à un avenir prometteur. Nanti de peu d'ambition, il se contente d'être l'assistant d'un écrivain reconnu — le maître — alors que ses amis enseignent à l'université. On se demande s'il a trouvé refuge sur le continent de plastique duquel il rêve depuis plus d'une décennie, avant de relater l'histoire d'un homme nonchalant, flegmatique, qui est lui-même. Les événements ont creusé leur empreinte, les protagonistes se sont débattus entre les mains d'un écrivain qui ne désire plus écrire, après l'avoir souhaité longuement. La vie de cet homme s'apparente à celle de beaucoup de ses semblables. Avec ses aléas, ses incertitudes, ses tragédies, ses amours éphémères ou impérissables.
Quand le lecteur fait sa connaissance, il vit avec Odette, prof brillante, cérébrale, irascible envers son compagnon, lui reprochant son manque d'aspiration professionnelle. Lui se satisfait de réviser les écrits du maître, de lui fournir de la matière pour qu'il rédige d'éventuels romans, de l'accompagner dans des lancements littéraires. Quand il abordera la fille de celui-ci, Marguerite, c'est du côté des galeries d'art qu'il prendra appui. Mettre un point final à ses velléités d'écrivain proviendra d'un homonyme qui, apprend-il, publie quelque roman populaire, ce qui, avec raison, le mortifie. Puis, il prendra la défense de Stéfanie, compagne de son ami Paul, qui, ayant publié un recueil de poésie, est accusée de plagiat. Tout ceci compose l'existence d'un homme trentenaire qui ne sait plus très bien où il en est. Des années plus tard, il écrira qu'il entrait dans une « période étrange » de sa vie. Le vide qu'il ressent le fait déambuler dans la ville, sous l'œil débonnaire du maître. Qui lui présente sa relationniste de presse, Denise Bruck. La jeune femme le charme, elle est étrangère, intelligente, pétillante. « Épatante ». Femme aimée détenant un terrifiant secret, qui précipitera la rupture avec Odette. Le continent de plastique rôde encore dans la tête du narrateur, tel un inaccomplissement qui le frustre. Puis, un soir, le continent se personnalisera grâce à la Fondation Schasch, organisme donateur de bourses du maître et d'un couple de scientifiques, qu'il rencontrera lors d'une réception à ladite Fondation. Le vieux mythe de l'île déserte, convertie en îlots de déchets dans le Pacifique, prend ici tout son sens. N'est-ce point une utopie que de vouloir mythifier une île, qu'elle soit rébarbative, paradisiaque ou amalgamée de particules de matières répugnantes ? Fascination du narrateur, comme l'ont été jadis les navigateurs empilant leurs rêves édifiants sur leur fragile embarcation. Qu'y a-t-il à découvrir encore sous nos latitudes polluées ? Plus grand-chose, sinon rien. Et pour combien de temps le sol stagnant de ces archipels assurera-t-il un équilibre précaire à celui et celle qui fouleront leur croûte magmatique ?
Autant de questions qui se posent pendant que le narrateur, de décennie en décennie, arpente son « feuilleton personnel ». On ne dévoilera pas les individus qui enrichissent ce feuilleton, ils inspirent des pages admirables à l'auteur-narrateur, qu'il serait dommage de les présenter d'une manière même succincte. La virée en bicyclette, la banlieue où résident Paul et Stéfanie, s'avèrent des séquences captivantes, l'humour les décapant de la tragédie qui couve. On ne s'attardera pas au style, ni à l'écriture, l'écrivain-narrateur n'apprécierait pas les redondances, les clichés utilisés à outrance lorsqu'il s'agit de débiter trop de compliments... Lectrice assidue, ce roman nous a subjuguée, la musicalité du ton à la Satie, embellie d'imparfaits du subjonctif, n'a pas manqué de nous séduire. La vie, ce qu'elle déballe et provoque, nos préférences, nos humeurs, nos enchantements, ne cumulerait-elle pas un îlot de déchets qu'un improbable narrateur soumettrait au bon vouloir d'un lecteur imaginaire, au même titre que les livres fomentent leur incursion inévitable dans un espace déterminé ? Dans ce récit fascinant, l'objet de papier sillonne les pages, contrecarre parfois les décisions du narrateur. Autre île indispensable où poser le pied sans craindre un possible naufrage. Toutefois, on préfère les îles patiemment conçues par la nature, qu'artificiellement taillées sur mesure par la négligence humaine.
Le continent de plastique, David Turgeon
Éditions Le Quartanier, Montréal, 2016, 312 pages
En l'an 2015, on se souvient d'avoir commenté ici le roman La fille d'Ulysse, signé Marie Pascale Hugo, qui s'avérait sensible au sort des déchets déversés dans un océan, se tuméfiant en une île instable et glauque. Ceci nous est revenu en mémoire après avoir lu les péripéties du narrateur anonyme s'affairant dans le dernier opus de David Turgeon. L'homme est jeune, bardé de diplômes, promis, comme les quatre amis de sa bande, à un avenir prometteur. Nanti de peu d'ambition, il se contente d'être l'assistant d'un écrivain reconnu — le maître — alors que ses amis enseignent à l'université. On se demande s'il a trouvé refuge sur le continent de plastique duquel il rêve depuis plus d'une décennie, avant de relater l'histoire d'un homme nonchalant, flegmatique, qui est lui-même. Les événements ont creusé leur empreinte, les protagonistes se sont débattus entre les mains d'un écrivain qui ne désire plus écrire, après l'avoir souhaité longuement. La vie de cet homme s'apparente à celle de beaucoup de ses semblables. Avec ses aléas, ses incertitudes, ses tragédies, ses amours éphémères ou impérissables.
Quand le lecteur fait sa connaissance, il vit avec Odette, prof brillante, cérébrale, irascible envers son compagnon, lui reprochant son manque d'aspiration professionnelle. Lui se satisfait de réviser les écrits du maître, de lui fournir de la matière pour qu'il rédige d'éventuels romans, de l'accompagner dans des lancements littéraires. Quand il abordera la fille de celui-ci, Marguerite, c'est du côté des galeries d'art qu'il prendra appui. Mettre un point final à ses velléités d'écrivain proviendra d'un homonyme qui, apprend-il, publie quelque roman populaire, ce qui, avec raison, le mortifie. Puis, il prendra la défense de Stéfanie, compagne de son ami Paul, qui, ayant publié un recueil de poésie, est accusée de plagiat. Tout ceci compose l'existence d'un homme trentenaire qui ne sait plus très bien où il en est. Des années plus tard, il écrira qu'il entrait dans une « période étrange » de sa vie. Le vide qu'il ressent le fait déambuler dans la ville, sous l'œil débonnaire du maître. Qui lui présente sa relationniste de presse, Denise Bruck. La jeune femme le charme, elle est étrangère, intelligente, pétillante. « Épatante ». Femme aimée détenant un terrifiant secret, qui précipitera la rupture avec Odette. Le continent de plastique rôde encore dans la tête du narrateur, tel un inaccomplissement qui le frustre. Puis, un soir, le continent se personnalisera grâce à la Fondation Schasch, organisme donateur de bourses du maître et d'un couple de scientifiques, qu'il rencontrera lors d'une réception à ladite Fondation. Le vieux mythe de l'île déserte, convertie en îlots de déchets dans le Pacifique, prend ici tout son sens. N'est-ce point une utopie que de vouloir mythifier une île, qu'elle soit rébarbative, paradisiaque ou amalgamée de particules de matières répugnantes ? Fascination du narrateur, comme l'ont été jadis les navigateurs empilant leurs rêves édifiants sur leur fragile embarcation. Qu'y a-t-il à découvrir encore sous nos latitudes polluées ? Plus grand-chose, sinon rien. Et pour combien de temps le sol stagnant de ces archipels assurera-t-il un équilibre précaire à celui et celle qui fouleront leur croûte magmatique ?
Autant de questions qui se posent pendant que le narrateur, de décennie en décennie, arpente son « feuilleton personnel ». On ne dévoilera pas les individus qui enrichissent ce feuilleton, ils inspirent des pages admirables à l'auteur-narrateur, qu'il serait dommage de les présenter d'une manière même succincte. La virée en bicyclette, la banlieue où résident Paul et Stéfanie, s'avèrent des séquences captivantes, l'humour les décapant de la tragédie qui couve. On ne s'attardera pas au style, ni à l'écriture, l'écrivain-narrateur n'apprécierait pas les redondances, les clichés utilisés à outrance lorsqu'il s'agit de débiter trop de compliments... Lectrice assidue, ce roman nous a subjuguée, la musicalité du ton à la Satie, embellie d'imparfaits du subjonctif, n'a pas manqué de nous séduire. La vie, ce qu'elle déballe et provoque, nos préférences, nos humeurs, nos enchantements, ne cumulerait-elle pas un îlot de déchets qu'un improbable narrateur soumettrait au bon vouloir d'un lecteur imaginaire, au même titre que les livres fomentent leur incursion inévitable dans un espace déterminé ? Dans ce récit fascinant, l'objet de papier sillonne les pages, contrecarre parfois les décisions du narrateur. Autre île indispensable où poser le pied sans craindre un possible naufrage. Toutefois, on préfère les îles patiemment conçues par la nature, qu'artificiellement taillées sur mesure par la négligence humaine.
Le continent de plastique, David Turgeon
Éditions Le Quartanier, Montréal, 2016, 312 pages
lundi 9 mai 2016
Une île en héritage *** 1/2
Soyons vaniteuse. On apprécie que les milieux culturels lisent nos critiques. Certains nous demandent de les utiliser. Cette démonstration de politesse nous touche de plusieurs manières. D'abord, pour la délicatesse du geste, pour le fait que nos opinions littéraires ne sont pas négligeables, ni vaines. Une complicité s'établit entre gens qui savent lire, prennent référence là où les écrivains se manifestent avec des mots différents. On commente le récent roman de Claude-Emmanuelle Yance, L'île au Canot.
Voici un livre qui nous emporte dans un lieu et un temps étrangers aux nôtres. Le microcosme d'une société nous suffit pour en apprendre sur l'évolution d'un peuple. Sur ses joies, ses peines. Sa tolérance, ses impatiences. Ici, il s'agit d'une famille québécoise à la fin du dix-neuvième siècle. Deux frères s'apprêtent à annoncer à leurs parents qu'ils ont choisi leur future épouse. L'aîné, Jérémie, se heurte au refus catégorique du père quand il prononce le nom de la jeune fille. Flavie Lavoie. Une île achetée dans de ténébreuses conditions sépare irrévocablement les deux chefs de famille. Le fils cadet, Gabriel, n'a aucun souci à se faire, sa future épouse a reçu la bénédiction du père. Le mariage est prévu pour l'automne. Profitant de cette occasion, le père offrira un cadeau empoisonné à Gabriel, qui mettra Jérémie hors de lui, attisant sa jalousie haineuse contre son frère : il essaiera de le tuer. Le père le met à la porte, le reniant à jamais.
Cinq ans ont passé. Jérémie s'est marié deux fois, ses épouses sont mortes en couches, emportant avec elles leur bébé-mort né. Nous le retrouvons dans une taverne près de Montmagny, se lamentant sur son sort, sur la lâcheté du geste qu'il a commis envers Gabriel. Il boit trop, se laisse aller à une évidente déchéance physique et mentale. Un homme passant par là, le père Gosselin, recrute des jeunes gars pour travailler dans les Cantons-de-l'Est, faire barrage à l'envahissement des Anglais qui ont quitté les États-Unis, après l'indépendance. N'ayant rien à perdre, Jérémie accepte cette hasardeuse proposition, amplifiant son désir de s'éloigner de sa famille, surtout de Flavie, sa fiancée, envers qui il a commis un acte irréparable, croyant se l'attacher en bravant l'interdit de son père. Somerset, aujourd'hui Plessisville, nous informe l'écrivaine, s'avère le but du voyage.
Jérémie travaille à la tannerie. Des Indiens — des Abénaquis — y vendent des ballots de fourrures. Un jour d'automne, il aperçoit une femme blanche se mêlant à leur groupe. Elle a des racines indiennes ; après la mort de son mari, elle s'est rapprochée d'eux. Elle intrigue Jérémie qui, prudemment, fera sa connaissance. Il est amoureux. Pour Emma, il veut oublier sa vie d'autrefois. Elle est une femme forte, indépendante, mère d'un enfant de cinq ans, compatissante aux malheurs d'autrui, aux silences de Jérémie, qui, elle l'a deviné, lui cache un pan douloureux de son existence. Ils se marieront. Emma, habilement, interroge Jérémie sur ses déboires familiaux, qui, peu à peu, livre ses états d'âme blessée à cette femme compréhensive. Le bonheur semble sceller leurs mains, leurs corps, leurs cœurs. Cependant, un incendie détruira Somerset au point d'inciter Jérémie à s'exiler, au grand dam d'Emma. Il se rendra à Frankville, que traverse un train, où il est sûr de trouver un emploi à la « grosse » tannerie ; un logement leur conviendra en attendant de construire une maison. À son retour, il est si enthousiaste qu'Emma ne peut que le suivre, essayer de rebâtir sur des cendres.
Ils auront des enfants, seront heureux, jusqu'au jour où enfle la rumeur que les tanneries ne se portent plus très bien. Envoyé à Québec par son patron pour tester le phénomène, Jérémie ne revient pas à Frankville, porteur de bonnes nouvelles. Et puis, à Québec, une peau de sa vie de jeune homme l'a rattrapé sous la forme de Flavie, mère d'un adolescent. Ce qui s'ensuivra, rassurons le lecteur, se présentera pour le mieux après que la tannerie a déménagé en Ontario. Jérémie prendra sur lui de se refaire, tel un homme enfin libéré, signe qu'il a franchi plusieurs pas vers la maturité. Une lettre de sa mère ne sera pas étrangère à la transformation de ce fils insoumis.
Récit émouvant, farouche comme la force amoureuse d'Emma, déchirant comme le remords de Jérémie envers son frère. Un préambule daté de 1789 rebondira plus tard vers les origines d'Emma. Les chapitres sont entrecoupés de lettres éclaircissant le rôle que tiennent divers protagonistes, de poèmes évoquant la tendresse filtrant à travers la rudesse de Jérémie qui a subi la rancœur orgueilleuse de son père. Les sentiments excessifs d'une mère incomprise. C'est l'arrière-petite-fille de Jérémie qui clora l'histoire. Profitant d'une randonnée organisée sur l'île, « théâtre d'un si long déchirement », la visiteuse constate avec mélancolie que cette terre si disputée, aujourd'hui « sereine », n'a pas changé, même si elle est passée dans d'autres mains que celles de la lignée de Gabriel...
L'île au Canot, Claude-Emmanuelle Yance
Lévesque éditeur, Montréal, 2016, 192 pages
Voici un livre qui nous emporte dans un lieu et un temps étrangers aux nôtres. Le microcosme d'une société nous suffit pour en apprendre sur l'évolution d'un peuple. Sur ses joies, ses peines. Sa tolérance, ses impatiences. Ici, il s'agit d'une famille québécoise à la fin du dix-neuvième siècle. Deux frères s'apprêtent à annoncer à leurs parents qu'ils ont choisi leur future épouse. L'aîné, Jérémie, se heurte au refus catégorique du père quand il prononce le nom de la jeune fille. Flavie Lavoie. Une île achetée dans de ténébreuses conditions sépare irrévocablement les deux chefs de famille. Le fils cadet, Gabriel, n'a aucun souci à se faire, sa future épouse a reçu la bénédiction du père. Le mariage est prévu pour l'automne. Profitant de cette occasion, le père offrira un cadeau empoisonné à Gabriel, qui mettra Jérémie hors de lui, attisant sa jalousie haineuse contre son frère : il essaiera de le tuer. Le père le met à la porte, le reniant à jamais.
Cinq ans ont passé. Jérémie s'est marié deux fois, ses épouses sont mortes en couches, emportant avec elles leur bébé-mort né. Nous le retrouvons dans une taverne près de Montmagny, se lamentant sur son sort, sur la lâcheté du geste qu'il a commis envers Gabriel. Il boit trop, se laisse aller à une évidente déchéance physique et mentale. Un homme passant par là, le père Gosselin, recrute des jeunes gars pour travailler dans les Cantons-de-l'Est, faire barrage à l'envahissement des Anglais qui ont quitté les États-Unis, après l'indépendance. N'ayant rien à perdre, Jérémie accepte cette hasardeuse proposition, amplifiant son désir de s'éloigner de sa famille, surtout de Flavie, sa fiancée, envers qui il a commis un acte irréparable, croyant se l'attacher en bravant l'interdit de son père. Somerset, aujourd'hui Plessisville, nous informe l'écrivaine, s'avère le but du voyage.
Jérémie travaille à la tannerie. Des Indiens — des Abénaquis — y vendent des ballots de fourrures. Un jour d'automne, il aperçoit une femme blanche se mêlant à leur groupe. Elle a des racines indiennes ; après la mort de son mari, elle s'est rapprochée d'eux. Elle intrigue Jérémie qui, prudemment, fera sa connaissance. Il est amoureux. Pour Emma, il veut oublier sa vie d'autrefois. Elle est une femme forte, indépendante, mère d'un enfant de cinq ans, compatissante aux malheurs d'autrui, aux silences de Jérémie, qui, elle l'a deviné, lui cache un pan douloureux de son existence. Ils se marieront. Emma, habilement, interroge Jérémie sur ses déboires familiaux, qui, peu à peu, livre ses états d'âme blessée à cette femme compréhensive. Le bonheur semble sceller leurs mains, leurs corps, leurs cœurs. Cependant, un incendie détruira Somerset au point d'inciter Jérémie à s'exiler, au grand dam d'Emma. Il se rendra à Frankville, que traverse un train, où il est sûr de trouver un emploi à la « grosse » tannerie ; un logement leur conviendra en attendant de construire une maison. À son retour, il est si enthousiaste qu'Emma ne peut que le suivre, essayer de rebâtir sur des cendres.
Ils auront des enfants, seront heureux, jusqu'au jour où enfle la rumeur que les tanneries ne se portent plus très bien. Envoyé à Québec par son patron pour tester le phénomène, Jérémie ne revient pas à Frankville, porteur de bonnes nouvelles. Et puis, à Québec, une peau de sa vie de jeune homme l'a rattrapé sous la forme de Flavie, mère d'un adolescent. Ce qui s'ensuivra, rassurons le lecteur, se présentera pour le mieux après que la tannerie a déménagé en Ontario. Jérémie prendra sur lui de se refaire, tel un homme enfin libéré, signe qu'il a franchi plusieurs pas vers la maturité. Une lettre de sa mère ne sera pas étrangère à la transformation de ce fils insoumis.
Récit émouvant, farouche comme la force amoureuse d'Emma, déchirant comme le remords de Jérémie envers son frère. Un préambule daté de 1789 rebondira plus tard vers les origines d'Emma. Les chapitres sont entrecoupés de lettres éclaircissant le rôle que tiennent divers protagonistes, de poèmes évoquant la tendresse filtrant à travers la rudesse de Jérémie qui a subi la rancœur orgueilleuse de son père. Les sentiments excessifs d'une mère incomprise. C'est l'arrière-petite-fille de Jérémie qui clora l'histoire. Profitant d'une randonnée organisée sur l'île, « théâtre d'un si long déchirement », la visiteuse constate avec mélancolie que cette terre si disputée, aujourd'hui « sereine », n'a pas changé, même si elle est passée dans d'autres mains que celles de la lignée de Gabriel...
L'île au Canot, Claude-Emmanuelle Yance
Lévesque éditeur, Montréal, 2016, 192 pages
lundi 2 mai 2016
Voyager pour ne pas grandir *** 1/2
Il fut un temps où on visitait quelques sites artistiques. Depuis, on les a désertés, ces mondes virtuels ne se renouvelant pas. À force de se scléroser, ils ont fini par nous lasser. Cependant, on éprouve un réel plaisir à suivre des artistes qui, sans cesse, agrémentent leurs concepts visuels d'une inventivité jubilatoire. Grâce à leur importance créatrice, ces lieux inspirés réjouissent le regard qu'on porte sur eux. On a lu Trans, le récent roman de Marie-Christine Arbour.
On peut avancer que ce titre n'incite pas à la lecture du cinquième opus de cette écrivaine que depuis son premier roman, on suit avec curiosité et rigueur. Intelligente, elle nargue et intrigue le lecteur avec ses histoires psychanalytiques. Faut-il la prendre au sérieux, faire confiance à la fiction derrière laquelle se profilent tant de vies tronquées ?
On entre dans Trans — préposition latine signifiant " à travers " — par la porte grande ouverte de l'enfance, celle de la petite fille Christine, déjà personnage central des précédents livres de l'écrivaine. Elle se présente dès son plus jeune âge, celui où l'enfant commence à raisonner. Ses parents sont des excentriques cultivés, un père physicien libéral, une mère élégante, soucieuse de ne pas vieillir trop vite. Plus tard, ils divorceront, le père ayant jeté son dévolu sur une très jolie jeune femme qui lui donnera trois fils. La mère se trouvera un amant, homme d'affaires, compagnon débonnaire, s'intéressant peu à la petite fille. Christine s'ébroue entre les deux couples, elle rêve de devenir ballerine mais son corps aux formes déjà « rondes » et ses « pieds plats » briseront ce refuge dans la beauté éphémère. Les voyages servent de dérivatif à modeler son indépendance, à nourrir ses fantasmes. Avec les quatre parents recomposés, elle arpente des univers disparates, tels les Baléares, le Mexique, l'Équateur, la Martinique. Des continents plus conventionnels, la France, l'Italie, les États-Unis. Des îles, des terres sur lesquelles elle s'accoutrera de personnages fictionnels, des marginaux excessifs, comme il y en a de surprenants dans l'œuvre d'Arbour, attirée par les laissés pour compte de notre planète. En même temps qu'elle les fréquente, sa personnalité rebelle s'affirme. Lucide, elle a conscience que son jeune âge la retient auprès de sa famille, surtout avec le père, qui lui donnera le goût des nombres. Modérément avec la mère qui lui prodigue des conseils corporels, chrysalide qui s'éveille, se transforme. Papillon, Christine ne le sera jamais, elle s'ennuie avec les êtres trop civilisés. Engoncés dans un conformisme qu'elle ne peut tolérer, tout en profitant de leurs largesses. Laconique, elle observe, se distrait avec des déclassés auxquels elle s'attache momentanément, sa famille ignorant le but de ses balades solitaires. Quand l'après-midi, ses parents — lesquels ? —font l'amour, ne la livrent-ils pas à la rue, à de douteuses rencontres ?
Elle se perd dans Paris, fait la connaissance d'un pickpocket qui l'abandonne sur un quai de métro, puis d'une transsexuelle, Marthe-Jules, qui la ramène au Ritz où séjourne le père. Aux îles Caïmans, elle rencontre un juif, rescapé d'un camp de concentration, qui l'accuse de ressembler à une nazie. Sa chevelure blonde exulte. Aux États-Unis, lors d'un voyage organisé pour jeunes filles aisées, suggéré par le père, elle délaissera ses compagnes, se hasardera dans une rue qu'elle a repérée, soudoiera une prostituée, Lesbia, qui lui révélera sa véritable identité. En Martinique, c'est avec des jumeaux identiques qu'elle apprendra l'apport du narcissisme entre deux frères. Toujours ce double qui fascine Marie-Christine Arbour. Qui nous étonnera dans ses romans, mascarade d'elle-même et de ses protagonistes. Christine se considère comme une marionnette, assoupie entre ses parents délurés — sur un yacht luxueux ne pratiquent-ils pas l'échangisme avec un couple ami ? Ranimée au contact d'hommes-femmes qui la maintiennent dans un flot de sensualité qu'elle réprime, s'interdisant de grandir, les adultes l'abrutissant de leurs contraintes.
C'est l'un des romans les plus achevés de Marie-Christine Arbour, qu'on a lu avec délices. Si nous y retrouvons le monde cher à l'écrivaine, cette fois, elle a embelli ses récits de jeunesse d'une fraîcheur légère, faisant grâce au lecteur d'une représentation inutile à la compréhension de sa démarche fictive ou réelle, peu importe. La maturité de la fillette ne pouvait la diriger que vers l'essentiel d'une vie de femme qu'elle n'envisage pas sereinement, contrecarrée par une mère esclave des apparences, par un père cynique, superbement miroité dans la longue silhouette évanescente de sa deuxième épouse. Constamment, le roman se liquéfie dans le sang menstruel, d'où un clin d'œil ironique à la psychanalyse, se révèle à travers le mystère de sexes mal définis. L'acte d'amour interprété par Christine s'alimente d'un platonisme aux limites d'une anorexie amorcée par son corps qui, refusant de montrer sa nudité, se reflète dans le corps épanoui de ses compagnes et compagnons invertis. Manière jumelée de se suffire à soi-même.
Trans, Marie-Christine Arbour
Éditions Triptyque, Montréal, 2016, 241 pages
On peut avancer que ce titre n'incite pas à la lecture du cinquième opus de cette écrivaine que depuis son premier roman, on suit avec curiosité et rigueur. Intelligente, elle nargue et intrigue le lecteur avec ses histoires psychanalytiques. Faut-il la prendre au sérieux, faire confiance à la fiction derrière laquelle se profilent tant de vies tronquées ?
On entre dans Trans — préposition latine signifiant " à travers " — par la porte grande ouverte de l'enfance, celle de la petite fille Christine, déjà personnage central des précédents livres de l'écrivaine. Elle se présente dès son plus jeune âge, celui où l'enfant commence à raisonner. Ses parents sont des excentriques cultivés, un père physicien libéral, une mère élégante, soucieuse de ne pas vieillir trop vite. Plus tard, ils divorceront, le père ayant jeté son dévolu sur une très jolie jeune femme qui lui donnera trois fils. La mère se trouvera un amant, homme d'affaires, compagnon débonnaire, s'intéressant peu à la petite fille. Christine s'ébroue entre les deux couples, elle rêve de devenir ballerine mais son corps aux formes déjà « rondes » et ses « pieds plats » briseront ce refuge dans la beauté éphémère. Les voyages servent de dérivatif à modeler son indépendance, à nourrir ses fantasmes. Avec les quatre parents recomposés, elle arpente des univers disparates, tels les Baléares, le Mexique, l'Équateur, la Martinique. Des continents plus conventionnels, la France, l'Italie, les États-Unis. Des îles, des terres sur lesquelles elle s'accoutrera de personnages fictionnels, des marginaux excessifs, comme il y en a de surprenants dans l'œuvre d'Arbour, attirée par les laissés pour compte de notre planète. En même temps qu'elle les fréquente, sa personnalité rebelle s'affirme. Lucide, elle a conscience que son jeune âge la retient auprès de sa famille, surtout avec le père, qui lui donnera le goût des nombres. Modérément avec la mère qui lui prodigue des conseils corporels, chrysalide qui s'éveille, se transforme. Papillon, Christine ne le sera jamais, elle s'ennuie avec les êtres trop civilisés. Engoncés dans un conformisme qu'elle ne peut tolérer, tout en profitant de leurs largesses. Laconique, elle observe, se distrait avec des déclassés auxquels elle s'attache momentanément, sa famille ignorant le but de ses balades solitaires. Quand l'après-midi, ses parents — lesquels ? —font l'amour, ne la livrent-ils pas à la rue, à de douteuses rencontres ?
Elle se perd dans Paris, fait la connaissance d'un pickpocket qui l'abandonne sur un quai de métro, puis d'une transsexuelle, Marthe-Jules, qui la ramène au Ritz où séjourne le père. Aux îles Caïmans, elle rencontre un juif, rescapé d'un camp de concentration, qui l'accuse de ressembler à une nazie. Sa chevelure blonde exulte. Aux États-Unis, lors d'un voyage organisé pour jeunes filles aisées, suggéré par le père, elle délaissera ses compagnes, se hasardera dans une rue qu'elle a repérée, soudoiera une prostituée, Lesbia, qui lui révélera sa véritable identité. En Martinique, c'est avec des jumeaux identiques qu'elle apprendra l'apport du narcissisme entre deux frères. Toujours ce double qui fascine Marie-Christine Arbour. Qui nous étonnera dans ses romans, mascarade d'elle-même et de ses protagonistes. Christine se considère comme une marionnette, assoupie entre ses parents délurés — sur un yacht luxueux ne pratiquent-ils pas l'échangisme avec un couple ami ? Ranimée au contact d'hommes-femmes qui la maintiennent dans un flot de sensualité qu'elle réprime, s'interdisant de grandir, les adultes l'abrutissant de leurs contraintes.
C'est l'un des romans les plus achevés de Marie-Christine Arbour, qu'on a lu avec délices. Si nous y retrouvons le monde cher à l'écrivaine, cette fois, elle a embelli ses récits de jeunesse d'une fraîcheur légère, faisant grâce au lecteur d'une représentation inutile à la compréhension de sa démarche fictive ou réelle, peu importe. La maturité de la fillette ne pouvait la diriger que vers l'essentiel d'une vie de femme qu'elle n'envisage pas sereinement, contrecarrée par une mère esclave des apparences, par un père cynique, superbement miroité dans la longue silhouette évanescente de sa deuxième épouse. Constamment, le roman se liquéfie dans le sang menstruel, d'où un clin d'œil ironique à la psychanalyse, se révèle à travers le mystère de sexes mal définis. L'acte d'amour interprété par Christine s'alimente d'un platonisme aux limites d'une anorexie amorcée par son corps qui, refusant de montrer sa nudité, se reflète dans le corps épanoui de ses compagnes et compagnons invertis. Manière jumelée de se suffire à soi-même.
Trans, Marie-Christine Arbour
Éditions Triptyque, Montréal, 2016, 241 pages
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