Étant sans cesse à l'écoute des tracas planétaires, on s'en détourne pour nous intéresser à des événements plus agréables. On a besoin de ce répit pour faire la part des choses, le monde présentant ses deux faces théâtrales. Tragédie et comédie. Il en est de même des livres, on délaisse momentanément les auteurs exilés et leurs guerres lointaines pour se complaire dans la lecture distrayante du roman de Rachel Laverdure, De chair et de bronze.
Quatre personnages sont interpellés par une massive statue de bronze érigée dans un parc. Un homme âgé assis sur un banc tend une rose à une femme se tenant à ses côtés. Sur ses genoux repose un livre ouvert. La sculpture intrigue ou indiffère. Elle fait partie du paysage citadin près de chez Laure, femme divorcée dans la quarantaine. Elle vit avec sa fille, Amandine, fil conducteur entre Laure et son ex-conjoint, Éric, déménageur d'œuvres d'art. Laure a monté un petit commerce de cassage de vaisselle qui permet aux clients de se défouler à peu de frais. Pendant qu'hommes et femmes essaient de régler leurs problèmes, Laure rêve de séduire David, employé dans une quincaillerie. Elle y parviendra, mais des désagréments lui révéleront la nature réelle du jeune homme. Laissons Laure à son aventure périlleuse pour cerner Malorie, adolescente, qui vit avec ses parents et son frère. Sa mère, s'étant mise dans la tête de voir sa fille devenir une pianiste réputée, l'oblige à suivre des cours qui n'intéressent absolument pas Malorie ; celle-ci occupe son temps entre ses copines, son amoureux, ses études. Elle a repéré la statue de bronze et, se croyant incomprise, elle glisse des billets dans la main tendue du vieil homme. Jusqu'au jour où un billet bleu répond à ses billets blancs. Le risque est grand, mais Malorie ne peut s'empêcher d'aller au rendez-vous fixé par un inconnu... Peu après le danger encouru par Malorie, nous faisons connaissance avec Éric, l'ex-conjoint de Laure. Il aime sa fille Amandine, sa nouvelle flamme, riche et divorcée, Héléna. Versatile et protéiforme, il se disperse, se plie aux exigences des personnes qu'il fréquente, tant familiales qu'étrangères, comme si sa vie en dépendait. Opportuniste, il nourrit son insatiable curiosité de la complexité de l'être humain. Cependant, au fond de lui, sommeille un inquiétant dilemme : de qui est-il le fils, pourquoi sa mère l'a-t-elle abandonné à sa naissance ? Lui aussi a été frappé par la statue de bronze envers qui il éprouve une « indifférence plutôt bienveillante. » Un jour, il est chargé de la déplacer sur le parvis d'un immeuble. Vue sous un nouvel angle, la statue pose un troublant questionnement à Éric sur l'homme et la femme qui la composent. Laissons Éric à son introspection, entrons dans l'appartement de Nadège et de Rosaire, couple sexagénaire mal assorti. Lui est plébéien, alcoolique, tyrannique. Obsédé par le sexe. Elle, intelligente, cultivée, à l'affût des nouveautés culturelles. Tributaire d'un mari exigeant, elle rêve qu'il meurt, se culpabilisant malgré elle de cette odieuse pensée. Nadège sort avec son amie veuve, Colette, avec qui elle peut discuter de tout. Souvent, elles vont ensemble au cinéma, fréquentent les musées. La mémoire défaillante de Colette réservera une étonnante surprise à Nadège ; son amie s'affublera d'un homme, Fulgence, qui comblera ses absences, s'intitulant « souffleur de mots, indulgent pour l'oubli. » Peu à peu, Nadège se rend compte que Fulgence est loin de lui déplaire et manigance un rendez-vous. Il sera question de la statue de bronze dont le nom du sculpteur ébahit Nadège. Fulgence mènera une minutieuse enquête dont l'issue dentèlera un merveilleux horizon à Nadège.
Roman bien ficelé, habilement mené par Rachel Laverdure. Nous nous doutons que les protagonistes ne sont pas étrangers les uns aux autres, procédé romanesque assez courant. Si nous considérons que l'histoire se divise en quatre parties, celle de Nadège et de Rosaire s'avère la plus touchante, la plus originale. Le rôle de l'adolescente Malorie semble convenu, même si la jeune fille apporte plusieurs éléments utiles à l'intrigue. Tous les quatre se promènent dans leurs quartiers personnels, butant sur des incompréhensions légitimes chaque fois que se dresse la statue, déclenchant en eux de spécifiques réactions : les désirs sexuels inassouvis de Laure, les spéculations tourmentées d'Éric, les regrets refoulés de Nadège. Sous des dehors légers, souvent réjouissants, le roman s'inscrit dans une gravité que renforce la pensée réflexive de l'auteure. Elle ne manque jamais de glisser un humour féroce là où le lecteur ne capte qu'une signifiante oisiveté. Lecture divertissante, assurée de sourires certains, l'écriture s'enrichissant d'un vocabulaire abondant et défini.
À lire pour entrer sereinement dans les Fêtes de fin d'année, le cœur compatissant aux tourments des êtres de chair, les statues aimant s'entourer de mystère, apparemment insensibles aux geignements humains... Mais qui sait ?
De chair et de bronze, Rachel Laverdure
VLB éditeur, Montréal, 2010, 192 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 20 décembre 2010
lundi 6 décembre 2010
L'exil, trente ans plus tard *** 1/2
Une petite fille, un livre serré contre elle, se terre dans un grenier, se tapit dans les joncs, au bord d'un étang, pour lire en paix. Les " grandes personnes " conçoivent mal son désir de solitude — une enfant de cinq, six ans, ne doit pas rester seule. La petite fille aime à se raconter des histoires inspirées d'écrivains qui seront ses premiers amis. Plus tard, son goût de l'écriture et de la lecture ne tarira pas. Avec un esprit critique, elle se penchera sur ce qu'écrivent ses pairs. Aujourd'hui, elle s'attarde sur le récit de Kim Thuy, Ru.
Une autre petite fille a attendu trente ans pour nous faire part de ses souvenirs d'avant et d'après son exil. Elle est née à Saïgon pendant l'offensive du Têt, c'est-à-dire un jour avant la nouvelle année lunaire, celle du Singe. L'offensive constitue la bataille la plus importante, et la plus meurtrière, du conflit vietnamien sous la présidence américaine de Lyndon B. Johnson. Terrorisées par les communistes, des familles entières s'enfuiront, usant de moyens précaires et sordides. La petite fille, Kim, a dix ans quand, avec sa parentèle aisée sud-vietnamienne, elle bourlingue dans la cale d'un bateau. Plus de deux cents personnes seront entassées les unes sur les autres. Première vague de boat people. La plupart seront recueillis en Malaisie, dans un camp de réfugiés. À la suite de cette terrifiante épreuve, Kim Thuy décrira la peur qui étreignait chacun lors de la traversée du golfe du Siam. Les communistes à leurs trousses, la promiscuité régnant parmi les fugitifs, une ampoule pendue à un clou, seule touche lumineuse à quoi la fillette se raccroche. Après plusieurs mois de l'ultime déchéance, les rescapés seront envoyés au Canada. N'ayant d'autre choix que de s'adapter à la vie nord-américaine, la petite fille en perdra momentanément la parole. À Granby, c'est Jeanne, « notre fée en maillot et collant rose aux cheveux piqués d'une fleur », qui la lui rendra. Musique et danse restitueront au corps blessé de Kim sa souplesse. Les mouvements circulaires des bras et des jambes de Jeanne semblaient « balayer les murs, remuer l'air. » Trente années passeront cahin-caha avant que Kim puisse mettre un ordre circonstanciel dans sa mémoire autant meurtrie que son corps.
Il est inévitable que Kim Thuy parle d'elle-même avant de renouer mentalement et sereinement avec sa famille. Sa mère, rigoriste, a commencé à se « réinventer » à cinquante-cinq ans, son père insouciant vivait confortablement dans l'instant « sans attachement au passé. » Ses grands-parents, ses tantes et ses oncles. Sa cousine Sao Mai de qui la narratrice sera toujours l'ombre. Il y a surtout ses deux enfants, Pascal et Henri. Ainsi, du passé au présent, la mémoire vacille d'un côté ou de l'autre. Entremêlant des visages, familiers ou étrangers, tous portent le nom de la réconciliation après que les années aient adouci les souffrances de la jeune femme, atténué ses désillusions. Sa jeunesse lui a donné le désir irrépressible de recommencer une nouvelle existence. Au fur et à mesure que se débobinent les événements tragiques d'alors, l'auteure se remémore les êtres qui l'ont aidée à survivre. Monsieur Ming, qui avait étudié la littérature à la Sorbonne, rescapé d'un camp de rééducation. Grâce à sa générosité, elle a découvert « la pureté, le pouvoir de l'écriture. » Madame Girard, à Granby, qui avait engagé sa mère pour faire du ménage chez elle, ignorant que celle-ci « n'avait jamais tenu un balai dans ses mains avant son premier jour de travail. » Elle évoque aussi un serveur à Hanoï, lui reprochant de se laisser emporter par le rêve américain. Superbe leçon d'humilité ! Monsieur An, autrefois juge et professeur, devenu autiste, lui aussi victime des camps de rééducation. À la jeune femme, il aura appris les nuances. La famille de Kim Thuy a été sauvée par plusieurs personnes, de la plus jeune à la plus âgée, nous dit clairement l'auteure, spécifiant rarement qu'existait entre elles une immense solidarité.
Plus tard, Kim Thuy fera un va-et-vient continuel entre le Vietnam et le Canada. Sans excès, avec pudeur et sensualité, elle dépeint les hommes aimés, la naissance incognito de l'enfant de sa tante Sept, le handicap de son fils Henri, ses retrouvailles avec Johanne, première amie perdue, qui lui avait tendu la main en arrivant à Granby. Hormis ces anecdotes émouvantes, parfois cocasses, intervient la mémoire fragmentée, tourmentée ; l'auteure relate les dangers du communisme, le courage indescriptible des femmes de son pays, les détails de ses sentiments, le souvenir des gestes éphémères. Différentes particularités poignantes parcourent les sillages tumultueux télescopant l'auteure ; presque soufflées au lecteur tellement les mots sont à peine dévoilés, à peine audibles. L'écriture prend sa source dans la légèreté de l'enfance, sa gravité dans des péripéties improbables. Kim Thuy a dû tout réapprendre, les langues française et anglaise, la pensée occidentale, la manière de se nourrir, le travail quelquefois misérable, elle qui vivait dans l'opulence familiale.
Éclats de vie exaltant le rêve poétique, devant sans cesse réconcilier ce qui fut, ce qui sera. Deux univers transitoires, forts et fragiles, que Kim Thuy fréquente indifféremment, éloquente traversée du désert jusqu'à l'échouement dans une oasis reposante, avant de repartir témoigner de la folie et de la sagesse des hommes.
On mentionne que le livre de Kim Thuy, Ru, — petit ruisseau en français, berceuse en vietnamien — a été lauréat du Prix du Gouverneur général 2010 et du Prix du Grand Public La Presse du Salon du livre de Montréal 2010.
Ru, Kim Thuy
éditions Libre Expression, Montréal, 2010, 146 pages
Une autre petite fille a attendu trente ans pour nous faire part de ses souvenirs d'avant et d'après son exil. Elle est née à Saïgon pendant l'offensive du Têt, c'est-à-dire un jour avant la nouvelle année lunaire, celle du Singe. L'offensive constitue la bataille la plus importante, et la plus meurtrière, du conflit vietnamien sous la présidence américaine de Lyndon B. Johnson. Terrorisées par les communistes, des familles entières s'enfuiront, usant de moyens précaires et sordides. La petite fille, Kim, a dix ans quand, avec sa parentèle aisée sud-vietnamienne, elle bourlingue dans la cale d'un bateau. Plus de deux cents personnes seront entassées les unes sur les autres. Première vague de boat people. La plupart seront recueillis en Malaisie, dans un camp de réfugiés. À la suite de cette terrifiante épreuve, Kim Thuy décrira la peur qui étreignait chacun lors de la traversée du golfe du Siam. Les communistes à leurs trousses, la promiscuité régnant parmi les fugitifs, une ampoule pendue à un clou, seule touche lumineuse à quoi la fillette se raccroche. Après plusieurs mois de l'ultime déchéance, les rescapés seront envoyés au Canada. N'ayant d'autre choix que de s'adapter à la vie nord-américaine, la petite fille en perdra momentanément la parole. À Granby, c'est Jeanne, « notre fée en maillot et collant rose aux cheveux piqués d'une fleur », qui la lui rendra. Musique et danse restitueront au corps blessé de Kim sa souplesse. Les mouvements circulaires des bras et des jambes de Jeanne semblaient « balayer les murs, remuer l'air. » Trente années passeront cahin-caha avant que Kim puisse mettre un ordre circonstanciel dans sa mémoire autant meurtrie que son corps.
Il est inévitable que Kim Thuy parle d'elle-même avant de renouer mentalement et sereinement avec sa famille. Sa mère, rigoriste, a commencé à se « réinventer » à cinquante-cinq ans, son père insouciant vivait confortablement dans l'instant « sans attachement au passé. » Ses grands-parents, ses tantes et ses oncles. Sa cousine Sao Mai de qui la narratrice sera toujours l'ombre. Il y a surtout ses deux enfants, Pascal et Henri. Ainsi, du passé au présent, la mémoire vacille d'un côté ou de l'autre. Entremêlant des visages, familiers ou étrangers, tous portent le nom de la réconciliation après que les années aient adouci les souffrances de la jeune femme, atténué ses désillusions. Sa jeunesse lui a donné le désir irrépressible de recommencer une nouvelle existence. Au fur et à mesure que se débobinent les événements tragiques d'alors, l'auteure se remémore les êtres qui l'ont aidée à survivre. Monsieur Ming, qui avait étudié la littérature à la Sorbonne, rescapé d'un camp de rééducation. Grâce à sa générosité, elle a découvert « la pureté, le pouvoir de l'écriture. » Madame Girard, à Granby, qui avait engagé sa mère pour faire du ménage chez elle, ignorant que celle-ci « n'avait jamais tenu un balai dans ses mains avant son premier jour de travail. » Elle évoque aussi un serveur à Hanoï, lui reprochant de se laisser emporter par le rêve américain. Superbe leçon d'humilité ! Monsieur An, autrefois juge et professeur, devenu autiste, lui aussi victime des camps de rééducation. À la jeune femme, il aura appris les nuances. La famille de Kim Thuy a été sauvée par plusieurs personnes, de la plus jeune à la plus âgée, nous dit clairement l'auteure, spécifiant rarement qu'existait entre elles une immense solidarité.
Plus tard, Kim Thuy fera un va-et-vient continuel entre le Vietnam et le Canada. Sans excès, avec pudeur et sensualité, elle dépeint les hommes aimés, la naissance incognito de l'enfant de sa tante Sept, le handicap de son fils Henri, ses retrouvailles avec Johanne, première amie perdue, qui lui avait tendu la main en arrivant à Granby. Hormis ces anecdotes émouvantes, parfois cocasses, intervient la mémoire fragmentée, tourmentée ; l'auteure relate les dangers du communisme, le courage indescriptible des femmes de son pays, les détails de ses sentiments, le souvenir des gestes éphémères. Différentes particularités poignantes parcourent les sillages tumultueux télescopant l'auteure ; presque soufflées au lecteur tellement les mots sont à peine dévoilés, à peine audibles. L'écriture prend sa source dans la légèreté de l'enfance, sa gravité dans des péripéties improbables. Kim Thuy a dû tout réapprendre, les langues française et anglaise, la pensée occidentale, la manière de se nourrir, le travail quelquefois misérable, elle qui vivait dans l'opulence familiale.
Éclats de vie exaltant le rêve poétique, devant sans cesse réconcilier ce qui fut, ce qui sera. Deux univers transitoires, forts et fragiles, que Kim Thuy fréquente indifféremment, éloquente traversée du désert jusqu'à l'échouement dans une oasis reposante, avant de repartir témoigner de la folie et de la sagesse des hommes.
On mentionne que le livre de Kim Thuy, Ru, — petit ruisseau en français, berceuse en vietnamien — a été lauréat du Prix du Gouverneur général 2010 et du Prix du Grand Public La Presse du Salon du livre de Montréal 2010.
Ru, Kim Thuy
éditions Libre Expression, Montréal, 2010, 146 pages
lundi 29 novembre 2010
La face ombrée de l'amour *** 1/2
Ça y est, on a franchi l'heure de la marmotte ! On souhaite que cette charmante petite bête se réveille au plus vite, nous annonce l'arrivée du printemps... On se réjouit à l'avance du soleil plus chaud, des bourgeons griffant les branches, des primevères, des narcisses égayant les pelouses... Aimant rêver, on le fait en compagnie du roman de Nadia Ghalem, L'amour au temps des mimosas.
S'il est vrai qu'existe une écriture au féminin, cet ouvrage en représente un authentique exemple. D'une sensibilité de poète émérite, Nadia Ghalem nous invite à voyager dans les pays qu'elle a quittés avant d'en explorer de différents. À la recherche du premier amour adolescent, la narratrice évite un maniérisme sentimental agaçant, observe les êtres avec empathie. Son œil perçant de journaliste scrute au-delà des ruines, redonne vie à d'antiques civilisations disparues, ne négligeant pas pour autant le souvenir lancinant de Fodhil. C'est un « amour d'été au temps des mimosas. » L'arbre se tient « juste à côté du portail [...] couronné d'or. » L'arbre, telle la madeleine de Proust, délie la mémoire de l'auteure, conviant le lecteur à de vertigineuses randonnées dans des lieux où richesses architecturales se mêlent aux relents sulfureux d'un colonialisme éhonté. Répondant à l'invitation passionnelle de la narratrice, nous la suivons dans les bayous louisianais avant de partir en Andalousie où la jeune femme a vécu plusieurs années. Civilisation qui, depuis sa reconquête en 1492 par Isabelle et Ferdinand d'Espagne, n'a su recouvrer ses splendeurs. Pourtant, elle fut le berceau méditerranéen d'un monde qui avait à peu près tout inventé. L'algèbre, la poésie, la médecine, sans omettre l'alchimie et la philosophie. Pages admirables dans lesquelles Nadia Ghalem nous insuffle son amour pour l'Espagne arabo-andalouse, en même temps qu'elle nous fait part de sa tendresse pour sa mère, venue en touriste à Grenade. « Ma mère, ma déchirure. » Sa compagne de lutte. La narratrice dit raconter la vie, « la mienne et celle des autres. » Chaque pays qu'elle découvre ou dans lequel elle travaille, est marqué d'une présence pathétique qu'elle se remémore douloureusement. Les arbres aussi y demeurent comme pour ombrer, préserver, l'amour intense qu'elle porte à Fodhil, « ce garçon de quatorze ans, j'étais à peine plus jeune. » Il était en vacances chez ses grands-parents puis, l'été fini, il était reparti « par le train de cinq heures du matin », la guerre commençait... Plus tard, la narratrice nous emmène à Abidjan, ville qu'elle a tellement aimée. Entre-temps, elle est rentrée à Montréal, territoire paisible et tranquille qui la protège de ses souvenirs déchirants. Rappelons que, originaire d'Oran, Algérie, Nadia Ghalem réside au Québec depuis 1965. Journaliste, poète et romancière, elle n'a cessé d'aller au-devant des meurtris de la planète, affligés par des guerres incessantes. Séjournant en Allemagne avec son fiancé, elle y rencontre Henock, il étudie l'ébénisterie. Figure prégnante que la narratrice dépeint en quelques phrases ; elle voit en ce jeune homme « une sorte de réincarnation de Fodhil. »
D'un continent ou d'un pays à un autre, le fil invisible, ténu de Fodhil tisse un va-et-vient constant entre un passé exalté par l'absence, un présent bercé par Montréal, ville qui tel « un parc où viennent s'égarer des maisons et des rues. » Les femmes, symbolisées par la grand-mère et la mère, par d'humbles passantes de hasard, avivent les incantations affectives de l'auteure quand elle évoque les femmes des Aurès, de Kabylie et d'Oranie. Khadija, « marchande qui passait de maison en maison pour vendre ou échanger des bijoux [...]. Il y a surtout la tante — Amti, en arabe — qui narre l'histoire de Shéhérazade, d'Hypatie, de Néfertiti. Quand chacun était installé sous les couvertures, Amti débitait la vie tragique de ces trois femmes, savantes avant qu'il leur soit permis de posséder quelque science infuse. Amti affirme avoir vu des choses étranges à Carthage, cité que la narratrice dépeindra avec une évidente nostalgie. Les pages consacrées à Amti, entrelacées de poèmes, sont parmi celles qui nous ont particulièrement touchée. Il y a Houreya, aperçue pour la dernière fois à Petra, en Jordanie. Se tient auprès d'elle l'ombre lumineuse de Fodhil. La narratrice confie son aspiration à mourir dans le désert, « le plus grand carré de sable au monde » dans lequel elle a joué et qui annihile les faiblesses humaines. Dans ce lieu mythique, « rien ne peut nous abattre. » Il y a eu la halte à Rome, qui « avait été magique », la déception de Florence. Émotions enrobées du désir inassouvi envers l'adolescent bien-aimé. Tunis, Carthage. La silhouette de la Carthaginoise se dessine sur fond de légende, nous ne savons pas très bien qui, de l'auteure ou de la narratrice, magnifie les vestiges majestueux d'une ville démocratique écrasée par Rome.
Nous ne pouvons tout décrire de ce récit ambitieux et fervent, inspiré du pays natal. Les continents africain et européen se recoupent, dénonçant des situations humiliantes trop souvent personnifiées par des enfants. Mimo, orphelin des rues, « docile comme un petit animal. » Mina, prostituée à dix ans, « aussi menue et fragile qu'un oisillon tombé du nid. » Si les jours se succèdent comme les perles d'un collier, à Ottawa la narratrice témoigne du 11 septembre, date où le monde venait de changer... Partout, la nature surgit, colorant harmonieusement les paysages orientaux et occidentaux. Un arbre aux grappes floconneuses, le visage évanescent d'un jeune garçon émaillent les souvenirs récurrents de la narratrice. Le mimosa et Fodhil s'enchevêtrent dans deux paradis perdus, celui des pierres avilies par les guerres, celui de l'enfance tuméfiée par le temps qui, inexorablement, ravine les traits juvéniles. Mais c'est dans la paix du Nord canadien, et sur une naissance, que Nadia Ghalem termine son éprouvant périple.
Récit qui secoue le lecteur d'une torpeur conditionnée par les habitudes, agrémenté d'une écriture dynamique, sensuelle. Jaillissent les réminiscences d'un cœur épris de la jeunesse de la chair, des œuvres picturales regroupées dans les musées. Les mots crépitent, abondent en une ardente litanie. La dernière image, le train de cinq heures du matin emportant Fodhil, prélude à la fin d'un monde, du temps vert de l'innocence.
À lire non comme un roman, mais telle une manifestation, bouleversant ce que nous pensons connaître de nos convictions, après que Nadia Ghalem nous eut informés que la paix avec soi-même et nos semblables se nourrissait à la flamme de tous les feux. Exils vagabonds, désirs inapaisés, tumulte des hommes et de leurs armes.
L'amour au temps des mimosas, Nadia Ghalem
Éditions Mémoire d'encrier, Montréal, 2010, 134 pages
S'il est vrai qu'existe une écriture au féminin, cet ouvrage en représente un authentique exemple. D'une sensibilité de poète émérite, Nadia Ghalem nous invite à voyager dans les pays qu'elle a quittés avant d'en explorer de différents. À la recherche du premier amour adolescent, la narratrice évite un maniérisme sentimental agaçant, observe les êtres avec empathie. Son œil perçant de journaliste scrute au-delà des ruines, redonne vie à d'antiques civilisations disparues, ne négligeant pas pour autant le souvenir lancinant de Fodhil. C'est un « amour d'été au temps des mimosas. » L'arbre se tient « juste à côté du portail [...] couronné d'or. » L'arbre, telle la madeleine de Proust, délie la mémoire de l'auteure, conviant le lecteur à de vertigineuses randonnées dans des lieux où richesses architecturales se mêlent aux relents sulfureux d'un colonialisme éhonté. Répondant à l'invitation passionnelle de la narratrice, nous la suivons dans les bayous louisianais avant de partir en Andalousie où la jeune femme a vécu plusieurs années. Civilisation qui, depuis sa reconquête en 1492 par Isabelle et Ferdinand d'Espagne, n'a su recouvrer ses splendeurs. Pourtant, elle fut le berceau méditerranéen d'un monde qui avait à peu près tout inventé. L'algèbre, la poésie, la médecine, sans omettre l'alchimie et la philosophie. Pages admirables dans lesquelles Nadia Ghalem nous insuffle son amour pour l'Espagne arabo-andalouse, en même temps qu'elle nous fait part de sa tendresse pour sa mère, venue en touriste à Grenade. « Ma mère, ma déchirure. » Sa compagne de lutte. La narratrice dit raconter la vie, « la mienne et celle des autres. » Chaque pays qu'elle découvre ou dans lequel elle travaille, est marqué d'une présence pathétique qu'elle se remémore douloureusement. Les arbres aussi y demeurent comme pour ombrer, préserver, l'amour intense qu'elle porte à Fodhil, « ce garçon de quatorze ans, j'étais à peine plus jeune. » Il était en vacances chez ses grands-parents puis, l'été fini, il était reparti « par le train de cinq heures du matin », la guerre commençait... Plus tard, la narratrice nous emmène à Abidjan, ville qu'elle a tellement aimée. Entre-temps, elle est rentrée à Montréal, territoire paisible et tranquille qui la protège de ses souvenirs déchirants. Rappelons que, originaire d'Oran, Algérie, Nadia Ghalem réside au Québec depuis 1965. Journaliste, poète et romancière, elle n'a cessé d'aller au-devant des meurtris de la planète, affligés par des guerres incessantes. Séjournant en Allemagne avec son fiancé, elle y rencontre Henock, il étudie l'ébénisterie. Figure prégnante que la narratrice dépeint en quelques phrases ; elle voit en ce jeune homme « une sorte de réincarnation de Fodhil. »
D'un continent ou d'un pays à un autre, le fil invisible, ténu de Fodhil tisse un va-et-vient constant entre un passé exalté par l'absence, un présent bercé par Montréal, ville qui tel « un parc où viennent s'égarer des maisons et des rues. » Les femmes, symbolisées par la grand-mère et la mère, par d'humbles passantes de hasard, avivent les incantations affectives de l'auteure quand elle évoque les femmes des Aurès, de Kabylie et d'Oranie. Khadija, « marchande qui passait de maison en maison pour vendre ou échanger des bijoux [...]. Il y a surtout la tante — Amti, en arabe — qui narre l'histoire de Shéhérazade, d'Hypatie, de Néfertiti. Quand chacun était installé sous les couvertures, Amti débitait la vie tragique de ces trois femmes, savantes avant qu'il leur soit permis de posséder quelque science infuse. Amti affirme avoir vu des choses étranges à Carthage, cité que la narratrice dépeindra avec une évidente nostalgie. Les pages consacrées à Amti, entrelacées de poèmes, sont parmi celles qui nous ont particulièrement touchée. Il y a Houreya, aperçue pour la dernière fois à Petra, en Jordanie. Se tient auprès d'elle l'ombre lumineuse de Fodhil. La narratrice confie son aspiration à mourir dans le désert, « le plus grand carré de sable au monde » dans lequel elle a joué et qui annihile les faiblesses humaines. Dans ce lieu mythique, « rien ne peut nous abattre. » Il y a eu la halte à Rome, qui « avait été magique », la déception de Florence. Émotions enrobées du désir inassouvi envers l'adolescent bien-aimé. Tunis, Carthage. La silhouette de la Carthaginoise se dessine sur fond de légende, nous ne savons pas très bien qui, de l'auteure ou de la narratrice, magnifie les vestiges majestueux d'une ville démocratique écrasée par Rome.
Nous ne pouvons tout décrire de ce récit ambitieux et fervent, inspiré du pays natal. Les continents africain et européen se recoupent, dénonçant des situations humiliantes trop souvent personnifiées par des enfants. Mimo, orphelin des rues, « docile comme un petit animal. » Mina, prostituée à dix ans, « aussi menue et fragile qu'un oisillon tombé du nid. » Si les jours se succèdent comme les perles d'un collier, à Ottawa la narratrice témoigne du 11 septembre, date où le monde venait de changer... Partout, la nature surgit, colorant harmonieusement les paysages orientaux et occidentaux. Un arbre aux grappes floconneuses, le visage évanescent d'un jeune garçon émaillent les souvenirs récurrents de la narratrice. Le mimosa et Fodhil s'enchevêtrent dans deux paradis perdus, celui des pierres avilies par les guerres, celui de l'enfance tuméfiée par le temps qui, inexorablement, ravine les traits juvéniles. Mais c'est dans la paix du Nord canadien, et sur une naissance, que Nadia Ghalem termine son éprouvant périple.
Récit qui secoue le lecteur d'une torpeur conditionnée par les habitudes, agrémenté d'une écriture dynamique, sensuelle. Jaillissent les réminiscences d'un cœur épris de la jeunesse de la chair, des œuvres picturales regroupées dans les musées. Les mots crépitent, abondent en une ardente litanie. La dernière image, le train de cinq heures du matin emportant Fodhil, prélude à la fin d'un monde, du temps vert de l'innocence.
À lire non comme un roman, mais telle une manifestation, bouleversant ce que nous pensons connaître de nos convictions, après que Nadia Ghalem nous eut informés que la paix avec soi-même et nos semblables se nourrissait à la flamme de tous les feux. Exils vagabonds, désirs inapaisés, tumulte des hommes et de leurs armes.
L'amour au temps des mimosas, Nadia Ghalem
Éditions Mémoire d'encrier, Montréal, 2010, 134 pages
lundi 15 novembre 2010
Une femme, un enfant, un homme *** 1/2
Ce matin, on a été surprise par quelques flocons de neige. On a eu l'impression désagréable que l'hiver s'en venait à pas feutrés. Les journées blanches et glaciales nous accablent. On aime les terrasses de bistrots, les parcs et leurs écureuils, les rues où flâner. Les saisons en fleurs ! Pendant plusieurs heures, on oubliera la désolation du paysage en lisant le roman de Donald Alarie, Thomas est de retour.
Le monde est ainsi fait que l'auteur, l'air de ne pas y toucher, magistralement le dépeint. Il aborde en une centaine de pages moult sujets modernes issus de notre société effrénée. D'abord, il y a un homme, Thomas, qui, après quinze années vécues en Ontario, revient au Québec, dans la maison parentale. Son père est décédé, sa mère a été placée dans un CHSLD. Il y a une femme, Annie, avec qui Thomas a eu une brève aventure amoureuse avant son départ en Ontario. Elle est avocate, indépendante, sédentaire. Thomas, qui rêvait de s'exiler en Australie, lui a fait croire qu'il partait en ce bout du monde. Il n'était pas question pour elle de le suivre. Il y a Benoît, l'enfant d'Annie que depuis sa naissance elle élève seule. Autour de ces trois individus bien ordinaires, se déroule la vie à l'échelle restreinte d'un village. Cependant, un drame touchera Thomas de plein fouet. Une maladie dégénérative qui s'attaque au système nerveux le condamnera à la chaise roulante. Il y a David, écrivain, menuisier et peintre. Nous avons fait sa connaissance dans le précédent roman de Donald Alarie, David et les autres. Il est aussi le père d'Annie. Homme sage qui émet rarement une opinion involontaire, porte peu de jugements, se tient éloigné des rumeurs villageoises. N'a posé aucune question quand Annie lui avait annoncé quinze ans plus tôt qu'elle était enceinte. Curieusement, l'image paisible de cet homme n'est pas sans rappeler Donald Alarie, discret et silencieux, quand il s'agit d'exalter son œuvre qu'il a importante.... Il y a les visages familiers que, dans le parc ou dans sa maison, Thomas observe. Marco, Ève, Léa, Odile, Donatien, Maurice, Françoise, Antoine. Jeunes et moins jeunes joueront un rôle prépondérant quand Benoît recherchera son père. Serviront de modèle à l'auteur pour décrire les tracas que subit chacun d'entre eux.
L'histoire est limpide, narrée avec les mots appropriés. Nulle bavure stylistique n'alourdit le thème de la vie que l'auteur empoigne à bras le corps, dénonçant à voix basse, à gestes mesurés, les griefs incongrus qui nous font hausser les épaules d'agacement. Certains crient, certains tuent. Donald Alarie, loin de tout excès, dénote à travers le discours réfléchi de ses personnages les injustices commises au nom de lois surannées, de traditions conservatrices, d'une panoplie d'arguments pernicieux n'ayant plus cours en ce début de vingt et unième siècle que nous aimerions plus libéral. Pour étayer ses propos véridiques, Donald Alarie met à contribution les trois voix principales tressant son histoire : celle de Thomas, de Benoît et d'Annie. Le trio par excellence finira par s'accorder aux retrouvailles familiales.
Le monde est ainsi fait que l'auteur, l'air de ne pas y toucher, magistralement le dépeint. Il aborde en une centaine de pages moult sujets modernes issus de notre société effrénée. D'abord, il y a un homme, Thomas, qui, après quinze années vécues en Ontario, revient au Québec, dans la maison parentale. Son père est décédé, sa mère a été placée dans un CHSLD. Il y a une femme, Annie, avec qui Thomas a eu une brève aventure amoureuse avant son départ en Ontario. Elle est avocate, indépendante, sédentaire. Thomas, qui rêvait de s'exiler en Australie, lui a fait croire qu'il partait en ce bout du monde. Il n'était pas question pour elle de le suivre. Il y a Benoît, l'enfant d'Annie que depuis sa naissance elle élève seule. Autour de ces trois individus bien ordinaires, se déroule la vie à l'échelle restreinte d'un village. Cependant, un drame touchera Thomas de plein fouet. Une maladie dégénérative qui s'attaque au système nerveux le condamnera à la chaise roulante. Il y a David, écrivain, menuisier et peintre. Nous avons fait sa connaissance dans le précédent roman de Donald Alarie, David et les autres. Il est aussi le père d'Annie. Homme sage qui émet rarement une opinion involontaire, porte peu de jugements, se tient éloigné des rumeurs villageoises. N'a posé aucune question quand Annie lui avait annoncé quinze ans plus tôt qu'elle était enceinte. Curieusement, l'image paisible de cet homme n'est pas sans rappeler Donald Alarie, discret et silencieux, quand il s'agit d'exalter son œuvre qu'il a importante.... Il y a les visages familiers que, dans le parc ou dans sa maison, Thomas observe. Marco, Ève, Léa, Odile, Donatien, Maurice, Françoise, Antoine. Jeunes et moins jeunes joueront un rôle prépondérant quand Benoît recherchera son père. Serviront de modèle à l'auteur pour décrire les tracas que subit chacun d'entre eux.
L'histoire est limpide, narrée avec les mots appropriés. Nulle bavure stylistique n'alourdit le thème de la vie que l'auteur empoigne à bras le corps, dénonçant à voix basse, à gestes mesurés, les griefs incongrus qui nous font hausser les épaules d'agacement. Certains crient, certains tuent. Donald Alarie, loin de tout excès, dénote à travers le discours réfléchi de ses personnages les injustices commises au nom de lois surannées, de traditions conservatrices, d'une panoplie d'arguments pernicieux n'ayant plus cours en ce début de vingt et unième siècle que nous aimerions plus libéral. Pour étayer ses propos véridiques, Donald Alarie met à contribution les trois voix principales tressant son histoire : celle de Thomas, de Benoît et d'Annie. Le trio par excellence finira par s'accorder aux retrouvailles familiales.
Dans l'attente d'un tel dénouement, Donald Alarie se mesure à l'espoir. Entre les lignes, il laisse entendre que rien, jamais, n'est définitif, surtout pas les duperies divisant les hommes et les femmes depuis la nuit des temps. Nous nous demandons pour quelles raisons démodées tant de sujets tabous obscurcissent la mémoire des êtres, la réduisent à une sorte de paralysie que la bêtise humaine explique... Donald Alarie glisse au gré de son récit, les affres des femmes battues, la solitude des gens âgés, l'isolement des résidences, les pires méfaits de la pédophilie, l'incompréhension de l'homosexualité chez les jeunes. Et que dire d'Annie, monoparentale avant l'heure...
Roman étoffé, murmuré, qui amoindrit les crispations rigides du monde contemporain, nous écarte de livres imprégnés d'états d'âmes égocentriques, ne visant pas plus loin, ni plus haut, que la chair plissée du nombril. Nous aimons que les écrivains mettent en relief le malheur d'hommes et de femmes pour en informer le lecteur attentionné. Bien souvent, les petites choses additionnées les unes aux autres révèlent la force d'une écriture, la prégnance d'un style. Le pouvoir des mots s'avère l'effet d'un coup de marteau dans nos esprits ! Ainsi en est-il du roman de Donald Alarie. Loin des modes, faisant fi de toute compromission, le récit se lit avec la conviction que chaque microcosme existentiel contient sa part de bienfaits, surtout quand il est contemplé du bout d'une lorgnette où l'humour répand l'écho de rires en sourdine...
Thomas est de retour, Donald Alarie
XYZ éditeur, collection « Romanichels »
Montréal, 2010, 125 pages
Roman étoffé, murmuré, qui amoindrit les crispations rigides du monde contemporain, nous écarte de livres imprégnés d'états d'âmes égocentriques, ne visant pas plus loin, ni plus haut, que la chair plissée du nombril. Nous aimons que les écrivains mettent en relief le malheur d'hommes et de femmes pour en informer le lecteur attentionné. Bien souvent, les petites choses additionnées les unes aux autres révèlent la force d'une écriture, la prégnance d'un style. Le pouvoir des mots s'avère l'effet d'un coup de marteau dans nos esprits ! Ainsi en est-il du roman de Donald Alarie. Loin des modes, faisant fi de toute compromission, le récit se lit avec la conviction que chaque microcosme existentiel contient sa part de bienfaits, surtout quand il est contemplé du bout d'une lorgnette où l'humour répand l'écho de rires en sourdine...
Thomas est de retour, Donald Alarie
XYZ éditeur, collection « Romanichels »
Montréal, 2010, 125 pages
lundi 8 novembre 2010
L'embaumeur et le pianiste ****
Récemment, on a fait un rêve étrange. Sur une avenue où ne roulait aucune voiture, des hommes et des femmes marchaient lentement. Ils tâtonnaient en aveugles, leurs pas mal assurés, cherchant où poser le pied. Les traits creusés des visages, les rictus dénotaient une profonde lassitude. On les regardait, ne cherchant pas à leur venir en aide. On les abandonnait à leur sort pour lire le roman d'Hélène Vachon, Attraction terrestre.
La narration commence une veille de Noël. Hermann se présente en embaumant un cadavre. Il est thanatopracteur, a quarante-six ans, se partage entre deux chats. Il fréquente Clotilde avec qui il « essaie de rompre depuis un certain temps sans le moindre succès [...] » L'immeuble dans lequel il vit « est habité des pieds à la tête de vieilles choses tranquilles. Tout le monde ici a au moins cent dix ans ». Des personnes âgées, hommes et femmes, usent leurs dernières années à se distraire comme elles peuvent. Parmi elles, s'agite M. Hu « petit homme encore vert [...] ». En cours de lecture, il causera des surprises, bien que son rôle, de prime abord, s'avère secondaire. Hermann est un anxieux au point de disposer d'un « coussin » pour l'aider à se sentir mieux. Il se préoccupe sans compter des vivants et des morts, jusqu'au jour où l'inoffensif M. Hu lui confiera un manuscrit. Hermann suppose que c'est son autobiographie, il a « treize vies à lire et à apprécier. » Si Hermann rêve de rendre ses semblables heureux, il rêve aussi de Zita, jeune collègue dont il se prétend amoureux. En parallèle, un homme de quarante et un ans, connu sous le numéro 32, apprend de son médecin qu'il souffre de « polyarthrite rhumatoïde évolutive, d'emphysème et d'un début de parkinson », maladies compromettant dangereusement sa carrière de pianiste. Ébranlé, il se promène dans un marché aux légumes, et trouve un manuscrit égaré sur un étal. Soupçonnant quelque oubli, il l'emporte chez lui. À la suite de nombreuses péripéties cocasses ou douloureuses, qu'il serait long et dommage d'énumérer, le numéro 32 et Hermann se rencontreront dans un port. Ils iront ensemble, terriblement tourmentés, échoueront au bistrot préféré de Clotilde. L'un racontera de qui il est le fils, ce qu'a été sa carrière de pianiste réputé, la solitude dans laquelle ses maladies le plongent. Il parlera d'Yseult, amie presque imaginaire, tel un clin d'œil à Richard Wagner, de la négligence affective de son père, collectionneur débridé de miniatures. L'autre confiera l'échec de ses études de médecine, son empathie pour les corps inertes, sa compassion pour les femmes vieillissantes. Clotilde et Zita témoignent des contradictions dans lesquelles Hermann se démène, pas mieux loti que les êtres en fin de parcours avec qui il essaie d'élucider ses raisons d'exister.
Si l'ombre magistrale de Samuel Beckett se projette sur certaines scènes insolites, l'ensemble n'est pas sans évoquer Momo, l'adolescent de La vie devant soi, roman d'Émile Ajar. Momo a grandi, il est devenu cet homme de quarante-six ans superbement porté par le don de soi. Sa bonté, sa tendresse, ses incertitudes font de lui un être comme nous en côtoyons peu dans la littérature québécoise actuelle, éprise de son nombril. L'intégrité dont parle Hélène Vachon ne signifie-t-elle pas que sans la connaissance d'autrui, aucune tolérance n'est possible, ni permise. Vieillir n'est-ce pas se singulariser, se distancier habilement de sa propre jeunesse ? N'est-ce pas se différencier, tel le numéro 32 se caractérise par son aspect physique et que, seul, Hermann parviendra à apprivoiser jusqu'à l'issue fatale. Nous ne pouvons sauver constamment ceux qui redoutent de se fondre dans l'aventure périlleuse de la vie. Ils choisissent la voie la plus détournée, la plus somptueuse.
Roman qui, sous une légèreté primesautière, serti de savoureuses trouvailles stylistiques, dissimule une angoisse démesurée face aux servitudes que façonne la vie quotidienne. De modestes actions valorisent Hermann, comme celle d'accompagner madame de Valois dans le parc avec son attirail d'artiste peintre. Le récit est truffé de séquences émouvantes, corroborant la solitude et la vulnérabilité des personnages à qui nous ressemblons tous un peu. On a aimé qu'aucune morale n'encombre l'histoire des protagonistes qui, inéluctablement, poursuivent leur chemin cahoteux, le destin favorisant rarement le marginal désirant sortir des sentiers battus. L'embaumeur et le pianiste n'échappent pas à cette catégorie de gens singuliers, déplacés dans le temps et l'espace, donc universels. D'où l'intention délibérée de l'auteure à ne pas situer de repères géographiques. Les êtres exceptionnels en ont-ils besoin, eux qui se déportent hors de l'immense pouvoir de l'attraction terrestre, se posant dans des lieux où personne ne les attend mais qui, une fois sur place, font preuve d'une générosité sans borne. C'est peut-être le message que transmet Hélène Vachon : ne jamais se détourner d'un être qui nous veut du bien et qui, affligé de son inutilité, se convainc qu'il ne sert à rien. Plus il gomme ses traces, davantage il les inscrit dans le sillage d'individus recroquevillés sur eux-mêmes. Sans cette dose d'humanisme grandiose dont les gratifie l'auteure, Hermann se serait-il tourné vers les défunts pour atténuer les ravages de la mort ? Le numéro 32 aurait-il sacrifié ses mains à un public qui ne tarissait pas d'éloges sur ses talents de pianiste ?
État de grâce, hymne à la vie que le roman humain rien qu'humain d'Hélène Vachon. On rappelle que l'auteure a été finaliste de plusieurs prix et lauréate, en 2002, du Prix littéraire du Gouverneur général et du Prix du livre M. Christie pour son livre jeunesse L'oiseau de passage.
Attraction terrestre, Hélène Vachon
éditions Alto, Québec, 2010, 358 pages
La narration commence une veille de Noël. Hermann se présente en embaumant un cadavre. Il est thanatopracteur, a quarante-six ans, se partage entre deux chats. Il fréquente Clotilde avec qui il « essaie de rompre depuis un certain temps sans le moindre succès [...] » L'immeuble dans lequel il vit « est habité des pieds à la tête de vieilles choses tranquilles. Tout le monde ici a au moins cent dix ans ». Des personnes âgées, hommes et femmes, usent leurs dernières années à se distraire comme elles peuvent. Parmi elles, s'agite M. Hu « petit homme encore vert [...] ». En cours de lecture, il causera des surprises, bien que son rôle, de prime abord, s'avère secondaire. Hermann est un anxieux au point de disposer d'un « coussin » pour l'aider à se sentir mieux. Il se préoccupe sans compter des vivants et des morts, jusqu'au jour où l'inoffensif M. Hu lui confiera un manuscrit. Hermann suppose que c'est son autobiographie, il a « treize vies à lire et à apprécier. » Si Hermann rêve de rendre ses semblables heureux, il rêve aussi de Zita, jeune collègue dont il se prétend amoureux. En parallèle, un homme de quarante et un ans, connu sous le numéro 32, apprend de son médecin qu'il souffre de « polyarthrite rhumatoïde évolutive, d'emphysème et d'un début de parkinson », maladies compromettant dangereusement sa carrière de pianiste. Ébranlé, il se promène dans un marché aux légumes, et trouve un manuscrit égaré sur un étal. Soupçonnant quelque oubli, il l'emporte chez lui. À la suite de nombreuses péripéties cocasses ou douloureuses, qu'il serait long et dommage d'énumérer, le numéro 32 et Hermann se rencontreront dans un port. Ils iront ensemble, terriblement tourmentés, échoueront au bistrot préféré de Clotilde. L'un racontera de qui il est le fils, ce qu'a été sa carrière de pianiste réputé, la solitude dans laquelle ses maladies le plongent. Il parlera d'Yseult, amie presque imaginaire, tel un clin d'œil à Richard Wagner, de la négligence affective de son père, collectionneur débridé de miniatures. L'autre confiera l'échec de ses études de médecine, son empathie pour les corps inertes, sa compassion pour les femmes vieillissantes. Clotilde et Zita témoignent des contradictions dans lesquelles Hermann se démène, pas mieux loti que les êtres en fin de parcours avec qui il essaie d'élucider ses raisons d'exister.
Si l'ombre magistrale de Samuel Beckett se projette sur certaines scènes insolites, l'ensemble n'est pas sans évoquer Momo, l'adolescent de La vie devant soi, roman d'Émile Ajar. Momo a grandi, il est devenu cet homme de quarante-six ans superbement porté par le don de soi. Sa bonté, sa tendresse, ses incertitudes font de lui un être comme nous en côtoyons peu dans la littérature québécoise actuelle, éprise de son nombril. L'intégrité dont parle Hélène Vachon ne signifie-t-elle pas que sans la connaissance d'autrui, aucune tolérance n'est possible, ni permise. Vieillir n'est-ce pas se singulariser, se distancier habilement de sa propre jeunesse ? N'est-ce pas se différencier, tel le numéro 32 se caractérise par son aspect physique et que, seul, Hermann parviendra à apprivoiser jusqu'à l'issue fatale. Nous ne pouvons sauver constamment ceux qui redoutent de se fondre dans l'aventure périlleuse de la vie. Ils choisissent la voie la plus détournée, la plus somptueuse.
Roman qui, sous une légèreté primesautière, serti de savoureuses trouvailles stylistiques, dissimule une angoisse démesurée face aux servitudes que façonne la vie quotidienne. De modestes actions valorisent Hermann, comme celle d'accompagner madame de Valois dans le parc avec son attirail d'artiste peintre. Le récit est truffé de séquences émouvantes, corroborant la solitude et la vulnérabilité des personnages à qui nous ressemblons tous un peu. On a aimé qu'aucune morale n'encombre l'histoire des protagonistes qui, inéluctablement, poursuivent leur chemin cahoteux, le destin favorisant rarement le marginal désirant sortir des sentiers battus. L'embaumeur et le pianiste n'échappent pas à cette catégorie de gens singuliers, déplacés dans le temps et l'espace, donc universels. D'où l'intention délibérée de l'auteure à ne pas situer de repères géographiques. Les êtres exceptionnels en ont-ils besoin, eux qui se déportent hors de l'immense pouvoir de l'attraction terrestre, se posant dans des lieux où personne ne les attend mais qui, une fois sur place, font preuve d'une générosité sans borne. C'est peut-être le message que transmet Hélène Vachon : ne jamais se détourner d'un être qui nous veut du bien et qui, affligé de son inutilité, se convainc qu'il ne sert à rien. Plus il gomme ses traces, davantage il les inscrit dans le sillage d'individus recroquevillés sur eux-mêmes. Sans cette dose d'humanisme grandiose dont les gratifie l'auteure, Hermann se serait-il tourné vers les défunts pour atténuer les ravages de la mort ? Le numéro 32 aurait-il sacrifié ses mains à un public qui ne tarissait pas d'éloges sur ses talents de pianiste ?
État de grâce, hymne à la vie que le roman humain rien qu'humain d'Hélène Vachon. On rappelle que l'auteure a été finaliste de plusieurs prix et lauréate, en 2002, du Prix littéraire du Gouverneur général et du Prix du livre M. Christie pour son livre jeunesse L'oiseau de passage.
Attraction terrestre, Hélène Vachon
éditions Alto, Québec, 2010, 358 pages
lundi 25 octobre 2010
Amours et délices à la russe ! *** 1/2
Lisant de nombreux romans québécois, on se rend compte qu'ils éclipsent de plus en plus souvent les frontières territoriales canadiennes. Leurs auteurs appartiennent au monde moderne qui va dans tous les sens... On voyage d'un continent à un autre, accompagnée de personnages qui ont tout à dire. On n'a donc pas hésité à suivre Étienne, protagoniste migrateur du dernier roman d'André Girard, Moscou Cosmos.
Au début de l'été, nous retrouvons le jeune homme à l'aérogare de Moscou. Il attend un groupe d'étudiants et leur professeur, invités durant une semaine à un séminaire. L'événement se déroulera à l'Université d'État des sciences humaines de Russie où, depuis sept ans, Étienne est chargé de cours « en français et littérature québécoise. » Se joint au groupe, Johanna, « une fille peu ordinaire », qu'il avait rencontrée deux ans plus tôt à Port-Alfred. Elle vient de terminer la première année d'un MBA à l'Université de Nottingham, en Grande-Bretagne. Tous deux ont conclu le pacte suivant : se revoir dans une capitale européenne. Six mois plus tôt, ils s'étaient échappé ensemble à Prague. Rien ne les attire autant que les pierres antiques et leurs charmes nostalgiques. Moscou ne déroge pas à leur promesse ; profitant d'un colloque et d'une canicule, Étienne et Johanna arpenteront les avenues, les bistrots, les musées, le métro. S'aimeront farouchement. Deux semaines avant l'arrivée de Johanna, Étienne avait reçu son père. Rendez-vous risqué entre un père engagé politiquement du mauvais côté, un fils qui le connaissait à peine. Il aura fallu que ses parents divorcent pour qu'enfin, Étienne apprenne à faire la part des choses. Génération dupée et bafouée que celle du père, génération désenchantée et lucide que celle du fils. L'un et l'autre, en proie à des illusions tronquées, se rejoindront dans un monde cloisonné par un passé répressif toujours palpable, que l'insouciance d'une jeunesse avide feint d'ignorer. En restent des bribes, la prudence est nécessaire. Les ombres ambulantes de la répression stalinienne sévissent encore. Le comportement de deux amoureuses dans le train pour Saint-Pétersbourg en est un exemple touchant et rempli d'espoir...
Pendant une semaine, Étienne se fera le guide passionné d'une jeune femme merveilleusement sensuelle et fétichiste. Sous la plume pénétrante d'André Girard, Johanna s'élève en une statue de chair, animée d'intenses désirs charnels. Nous nous demandons qui, d'Étienne ou de l'auteur, a créé une Johanna tellement irrésistible, que seuls des yeux submergés par une longue absence perçoivent. Les particularités qu'invente la vie quotidienne se fondent dans une amplitude qu'affine un prochain départ. Pris qu'ils sont entre la nécessité de rattraper des mois solitaires et l'éventualité d'une imminente séparation, Étienne et Johanna se frottent à des manques ; leurs sentiments s'aiguisent sur la fragilité d'aveux que renforce la perspective de prochaines retrouvailles à Dublin. Transcendance joyeuse, exhaustive, que nous dégustons à chaque page, que savoure le lecteur quand André Girard entraîne Johanna vers quelque lieu historique ou musée. Quelque parc où d'illustres écrivains ou peintres ont posé le pied. Le paysage urbain s'affuble de la beauté du métro " moscovite ". La chaleur intense, les repas entre amis, les bistrots chaleureux, nous donnent envie d'en être. D'aborder l'auteur et ses acolytes !
Âme russe que celle d'Étienne, ou celle d'André Girard, quand il rédige le Carnet bouleversant dédié à son père. Le récit concernant Johanna a été écrit deux semaines après son retour estival au Québec. Les deux êtres si chers à Étienne se reflètent — se mirent ? — dans un miroir où s'embue, déformé mais jubilatoire, le souvenir brûlant de leur passage. Le périple du père et de Johanna au pays des utopies perdues vibre d'une intensité captivante, recèle un formidable réalisme saupoudré du romantisme éprouvé des écrivains et artistes russes. Fascinée, on a suivi Étienne dans son nomadisme généreux, désintéressé ; blottie dans les pas de Johanna et du père, on a aimé Moscou.
Roman passionnel, exalté par la chair rayonnante de Johanna, par le sourire et les larmes du père, par l'éternité minérale des monuments. Rien n'est écrit au hasard, chaque détail, qu'il provienne d'un geste, d'un regard, est déterminé par une intention surprenante : celle d'aimer et d'être aimé pour ce que nous sommes. Il est rare d'éprouver une joie extrême après avoir refermé un livre. Le lyrisme que contient ce roman invite le lecteur à partager le fruit d'un labeur où la plume semble s'incruster dans une indéfendable légèreté. Sans craindre de nous leurrer, avançons qu'André Girard s'apparente de manière éloquente à la littérature russe.
À lire absolument pour nous laisser dépayser par Étienne et Johanna, chaque fois qu'ils se délasseront voluptueusement dans les hôtels Plaza de capitales anciennes...
Moscou Cosmos, André Girard
Éditions Québec Amérique, Montréal, 2010, 214 pages
Au début de l'été, nous retrouvons le jeune homme à l'aérogare de Moscou. Il attend un groupe d'étudiants et leur professeur, invités durant une semaine à un séminaire. L'événement se déroulera à l'Université d'État des sciences humaines de Russie où, depuis sept ans, Étienne est chargé de cours « en français et littérature québécoise. » Se joint au groupe, Johanna, « une fille peu ordinaire », qu'il avait rencontrée deux ans plus tôt à Port-Alfred. Elle vient de terminer la première année d'un MBA à l'Université de Nottingham, en Grande-Bretagne. Tous deux ont conclu le pacte suivant : se revoir dans une capitale européenne. Six mois plus tôt, ils s'étaient échappé ensemble à Prague. Rien ne les attire autant que les pierres antiques et leurs charmes nostalgiques. Moscou ne déroge pas à leur promesse ; profitant d'un colloque et d'une canicule, Étienne et Johanna arpenteront les avenues, les bistrots, les musées, le métro. S'aimeront farouchement. Deux semaines avant l'arrivée de Johanna, Étienne avait reçu son père. Rendez-vous risqué entre un père engagé politiquement du mauvais côté, un fils qui le connaissait à peine. Il aura fallu que ses parents divorcent pour qu'enfin, Étienne apprenne à faire la part des choses. Génération dupée et bafouée que celle du père, génération désenchantée et lucide que celle du fils. L'un et l'autre, en proie à des illusions tronquées, se rejoindront dans un monde cloisonné par un passé répressif toujours palpable, que l'insouciance d'une jeunesse avide feint d'ignorer. En restent des bribes, la prudence est nécessaire. Les ombres ambulantes de la répression stalinienne sévissent encore. Le comportement de deux amoureuses dans le train pour Saint-Pétersbourg en est un exemple touchant et rempli d'espoir...
Pendant une semaine, Étienne se fera le guide passionné d'une jeune femme merveilleusement sensuelle et fétichiste. Sous la plume pénétrante d'André Girard, Johanna s'élève en une statue de chair, animée d'intenses désirs charnels. Nous nous demandons qui, d'Étienne ou de l'auteur, a créé une Johanna tellement irrésistible, que seuls des yeux submergés par une longue absence perçoivent. Les particularités qu'invente la vie quotidienne se fondent dans une amplitude qu'affine un prochain départ. Pris qu'ils sont entre la nécessité de rattraper des mois solitaires et l'éventualité d'une imminente séparation, Étienne et Johanna se frottent à des manques ; leurs sentiments s'aiguisent sur la fragilité d'aveux que renforce la perspective de prochaines retrouvailles à Dublin. Transcendance joyeuse, exhaustive, que nous dégustons à chaque page, que savoure le lecteur quand André Girard entraîne Johanna vers quelque lieu historique ou musée. Quelque parc où d'illustres écrivains ou peintres ont posé le pied. Le paysage urbain s'affuble de la beauté du métro " moscovite ". La chaleur intense, les repas entre amis, les bistrots chaleureux, nous donnent envie d'en être. D'aborder l'auteur et ses acolytes !
Âme russe que celle d'Étienne, ou celle d'André Girard, quand il rédige le Carnet bouleversant dédié à son père. Le récit concernant Johanna a été écrit deux semaines après son retour estival au Québec. Les deux êtres si chers à Étienne se reflètent — se mirent ? — dans un miroir où s'embue, déformé mais jubilatoire, le souvenir brûlant de leur passage. Le périple du père et de Johanna au pays des utopies perdues vibre d'une intensité captivante, recèle un formidable réalisme saupoudré du romantisme éprouvé des écrivains et artistes russes. Fascinée, on a suivi Étienne dans son nomadisme généreux, désintéressé ; blottie dans les pas de Johanna et du père, on a aimé Moscou.
Roman passionnel, exalté par la chair rayonnante de Johanna, par le sourire et les larmes du père, par l'éternité minérale des monuments. Rien n'est écrit au hasard, chaque détail, qu'il provienne d'un geste, d'un regard, est déterminé par une intention surprenante : celle d'aimer et d'être aimé pour ce que nous sommes. Il est rare d'éprouver une joie extrême après avoir refermé un livre. Le lyrisme que contient ce roman invite le lecteur à partager le fruit d'un labeur où la plume semble s'incruster dans une indéfendable légèreté. Sans craindre de nous leurrer, avançons qu'André Girard s'apparente de manière éloquente à la littérature russe.
À lire absolument pour nous laisser dépayser par Étienne et Johanna, chaque fois qu'ils se délasseront voluptueusement dans les hôtels Plaza de capitales anciennes...
Moscou Cosmos, André Girard
Éditions Québec Amérique, Montréal, 2010, 214 pages
lundi 18 octobre 2010
Une brimade suicidaire ****
On a eu raison de faire confiance aux lendemains ensoleillés d'octobre. On a arpenté la ville, fait du lèche-vitrines. On est entrée dans une librairie où la propriétaire nous transmet sa passion des livres, nous recommandant chaque fois qu'elle nous voit quelque récente parution. On a pris note de ses suggestions puis, de retour chez soi, on a terminé la lecture du dernier roman d'Aki Shimazaki, Tonbo.
Délicatement, on a tourné les pages de ce minimaliste et intense récit. À pas feutrés, l'auteure nous emporte au pays des cerisiers et des pruniers. Un narrateur, Nobu, relate sa version des événements funestes qui se sont déroulés dans sa famille, quinze ans plus tôt : victime d'une terrible injustice, son père s'est pendu « à la fin de la saison des fleurs de cerisiers. ». Huit ans après avoir été contraint de démissionner d'une grande maison de commerce, située en banlieue de Tokyo, Nobu a fondé un juku, établissement de cours privés, spécialisé dans la préparation des examens. Sa jeunesse a été meurtrie par la disparition de son père. Professeur de biologie respecté, celui-ci a été accusé d'avoir provoqué la mort d'un élève rebelle. Pour échapper aux sarcasmes du voisinage, à la vengeance d'un journaliste véreux, la mère de Nobu et son frère ont dû déménager. Depuis, elle vit seule à Kobe. Nobu ne s'est jamais remis de cette mort inexpliquée. Le regard posé sur l'eau de la rivière, sur un insecte, ravive le souvenir aimé de cet « homme tranquille [...] Ses passe-temps étaient la lecture, la pêche et l'observation des insectes. » Homme à la santé fragile, de peu d'ambitions, il attendait paisiblement sa retraite. Son rêve : ouvrir un juku pour lycéens. Comment ce père introverti a-t-il pu gifler un élève au point de le tuer ? Un jour, Nobu reçoit un appel téléphonique de l'un de ses anciens étudiants, Jirô Kanô. Ce dernier veut le rencontrer, lui expliquer ce qui s'est réellement passé. Troublé, Nobu accepte de le recevoir à son bureau ; lui seront alors révélées les causes véritables du suicide de son père.
Entre-temps, Haruko, infirmière, épouse de Nobu, éduque leurs deux enfants ; elle adore chanter et souhaite organiser une chorale avec ses collègues de l'hôpital. Il y a monsieur Miwa, ancien propriétaire du bâtiment qu'occupe le juku de Nobu. Un pêcheur assis sur une roche, « il attend nonchalamment de sentir des coups sur sa ligne. » Madame Wada, employée de bureau dans le juku, « est chargée de la réception et de diverses tâches. » Akitsu, une élève du père de Nobu, qui était venue à ses funérailles. Sans oublier l'ami d'enfance de Kobe, la ville natale du narrateur. Autant de personnages décrits en filigrane, comme si Nobu, aveuglé par son immense affliction, les avait enfermés dans les plis serrés d'un éventail. Les objets, les insectes priment sur les êtres, adoucissent son chagrin ; courbé sous le poids du monde, connoté par l'écrivain autrichien Peter Handke, il ne parvient pas à surmonter son deuil, à faire la paix avec lui-même.
Au fur et à mesure que le mystère se dissout, Nobu contemple, proches de lui, des acteurs dont il ignorait à peu près tout, figés qu'ils étaient dans une bulle impénétrable. Quand Jirô Kanô lui aura confié sa part de responsabilité dans ce drame, Nobu saisira à quel point le jeune homme respectait son père ; sa fuite toujours vers le nord comme une « libellule blessée cherchant à effacer de sa mémoire tous les noms des endroits qui la tracassaient [...] » recoupait sa déroute intérieure. Il aura fallu des années avant que Jirô Kanô ne cesse de ruminer un passé stérile, croulant sous un remords atrophié par des péripéties qu'il nommera lui-même innen — fatalité.
Les libellules — tonbo — si chères au père de Nobu, sont constamment présentes, telle une métaphore naturaliste. Elles arrivent de l'Asie du Sud-Ouest, viennent mourir dans le Japon du Nord, n'enjolivant pas que les refrains des chansons populaires que chantonnait jadis le père de Nobu et que chantent aujourd'hui Haruko et ses enfants. À voix presque basse, d'un ton mesuré, Aki Shimazaki narre une histoire universelle, celle de l'emprise du bourreau sur sa proie. Les hommes de ses romans sont marqués d'une douloureuse frilosité, saisis de balbutiements moraux ; ils s'essaient à de timides envolées vers un avenir incertain, souvent prisonniers d'un flot de silence. Les femmes enrichissent leurs désirs personnels d'une certitude affective qui leur est propre et nécessaire pour survivre aux pires tragédies. C'est ce qu'apprendra Nobu après que Jirô Kanô lui eut dessilé les yeux, étonné qu'une partie du monde qui l'entoure soit encore vivable, empreint d'une générosité qu'il ne soupçonnait pas, sa souffrance ayant réduit son existence à un univers restreint, opaque.
Sous la plume appliquée, exigeante d'Aki Shimazaki, la foi qu'elle porte dans les êtres se proportionne au rôle tellement humain qu'elle leur fait jouer. Elle les brosse, se mouvant dans un jardin ordonné, s'attardant avec simplicité sur les moindres détails, habillant ce lieu intime et fertile de scènes bucoliques où Nobu se ressource. Maintenant que le monde s'est reconstruit, les libellules virevoltent autour d'un vieil homme rendu à son expression surnaturelle. Le style fluide d'Aki Shimazaki, dépouillé de scories, qui n'est pas sans évoquer le style mélancolique de l'écrivain Haruki Murakami, force l'admiration du lecteur. Les non-dits, telles des chrysalides, se sont transformés en de frémissantes révélations. Tout est raconté du bout des lèvres, peint avec le bout des doigts. C'est cela, l'art d'écrire à la japonaise !
Tonbo, Aki Shimazaki
Leméac / Actes Sud, Montréal / Arles, 2010, 136 pages
jeudi 7 octobre 2010
Éclats de verre *** 1/2
La pluie frappe durement la vitre. Demain, le soleil reviendra. Ainsi va la vie s'acharnant sur les êtres à coups de bleu et de gris. Peines et joies s'ajoutent à nos âges. Ceux d'hier et de demain. Celui, bienveillant, qui nous met un livre en main, nous enseigne la magie que crée une histoire grave ou drôle. Nous nous déportons loin d'une réalité qu'il faudrait observer à travers un kaléidoscope pour lui trouver quelque attrait. Nous imaginons un monde coloré en lisant le petit dernier de Sophie Bouchard, Les bouteilles.
« Un homme sombre. Une femme s'écroule. Un père se tait. Un gardien se sent coupable. » Phrase clé qui résume le roman où l'écriture incisive donne tout son sens à l'histoire. Un vieil homme, Cyril, gardien de phare, s'est réfugié dans cette tour en pleine mer, pour oublier Rosée, la femme aimée, qui, elle, s'épuise d'amour au Sénégal. Un jeune couple, Clovis et Frida, partage l'existence solitaire de Cyril. Lui est là pour « automatiser » le phare, elle, analyse leur amour qui lui semble en péril. Il y a aussi Armand, père de Clovis, qui, dans son bateau, fait des allers-retours de la terre à l'océan. Messager attentif auprès des trois protagonistes. Au début du roman, Cyril, Frida et Clovis s'observent, s'interrogent sur leurs rêves effrités. Plus le temps s'écoule, plus le silence perd de sa consistance. Nous assistons à un chassé-croisé de gestes, de pensées, huis clos où l'auteure situe habilement les personnages. Famille et lieux. Océan et conditions géographiques. Bottes de géante pour parvenir jusqu'au Sénégal. Île de Gorée. Île où Cyril a damné son âme lorsqu'il a quitté Rosée un matin où plus rien ne l'encourageait à poursuivre un destin qui se brisait de lui-même. Contre les murs du phare se fracassent les vagues toujours recommencées, alors qu'un vieux gardien les écoute, obsédante litanie. Leitmotiv désaccordé par la présence de Frida et Clovis qui, maladroits, se cachent derrière les murs fissurés de leurs sentiments contraires. Frida est une amoureuse sensuelle : la peau partagée avec son partenaire insuffle au corps une tendre complicité. Clovis tient pour acquis leurs promesses échangées, ne les remet jamais en question, ne soupçonnant pas le désespoir dans lequel s'enferre son amoureuse. L'auteure, en fine observatrice, dépeint avec des mots lourds de signification, la descente en enfer de chacun. Si un jour, Cyril reçoit une bouteille venue de la mer, appel au secours de Rosée, Frida et Clovis lancent la leur au vieil homme qui comprend mal leurs agissements épineux. Bouteilles d'alcool. Bouteilles jetées à la mer scellant un bout de papier griffonné de quelques lignes. Lieu d'un rendez-vous où recomposer le passé en miettes. Éclats de verre mêlés au sable. Aux larmes.Tessons blessant le cœur et l'esprit, asphyxiés sous le poids des réminiscences. Frida, qui a mis au jour le secret de Cyril, noie son chagrin, brûle son échec dans l'histoire du vieil homme. Bouteille illusoire, où se trame le malheur d'une femme dans lequel elle se mire.
Dans ce huis clos intraitable, Sophie Bouchard nous dit combien il est difficile de s'éprendre de son semblable en lui maintenant la tête hors de l'eau. Si la vie s'avère infernale dans cette tour aléatoire — à la manière de Sartre, n'est-elle pas un prétexte ? —, la vie sur la terre ferme se révèle une perdition, étouffée par trop d'espace inutilisé. L'étroitesse du phare, sa rondeur haute, permet à chacun de mesurer son incapacité à apprivoiser sa condition d'humain. Moult bouteilles symboliques contiennent des songes reniés, ce que Frida et Clovis apprendront à leurs dépens. Ils ne sauront dompter la tempête intérieure qui les mine. Ni le maelström surgi de l'océan qu'épousera Clovis, homme de peu de foi en l'amour charnel que lui offrait Frida. Du Sénégal, voguent les bouteilles que, jamais, Cyril ne recevra. De passage dans ce pays où la force du soleil use le meilleur de soi, Frida se rendra au rendez-vous fixé par Rosée à Cyril. Avant, elle aura dressé une liste « de merveilles et de fantasmes d'une vie. » Nous ne savons trop si elle repartira vers des continents peuplés d'oasis, vers des lieux accessibles à la réalité, dépourvus du rêve.
Avec un immense plaisir, nous avons lu ce roman original et tonifiant, concluant que rien, nulle part, ne passe inaperçu, ni les êtres qui finissent par s'agglomérer à l'eau et à la terre. Nous l'avons lu aussi pour son écriture dense, son style ciselé, épuré, quand il s'agit de mettre à vif des émotions dévoilées, tant par la réflexion intelligente de Sophie Bouchard, que par son désir éperdu de répandre un message enfoui dans les bouteilles de ses fureurs assourdies par un talent efficient.
Les bouteilles, Sophie Bouchard
La Peuplade, Saint-Fulgence, 2010, 194 pages
« Un homme sombre. Une femme s'écroule. Un père se tait. Un gardien se sent coupable. » Phrase clé qui résume le roman où l'écriture incisive donne tout son sens à l'histoire. Un vieil homme, Cyril, gardien de phare, s'est réfugié dans cette tour en pleine mer, pour oublier Rosée, la femme aimée, qui, elle, s'épuise d'amour au Sénégal. Un jeune couple, Clovis et Frida, partage l'existence solitaire de Cyril. Lui est là pour « automatiser » le phare, elle, analyse leur amour qui lui semble en péril. Il y a aussi Armand, père de Clovis, qui, dans son bateau, fait des allers-retours de la terre à l'océan. Messager attentif auprès des trois protagonistes. Au début du roman, Cyril, Frida et Clovis s'observent, s'interrogent sur leurs rêves effrités. Plus le temps s'écoule, plus le silence perd de sa consistance. Nous assistons à un chassé-croisé de gestes, de pensées, huis clos où l'auteure situe habilement les personnages. Famille et lieux. Océan et conditions géographiques. Bottes de géante pour parvenir jusqu'au Sénégal. Île de Gorée. Île où Cyril a damné son âme lorsqu'il a quitté Rosée un matin où plus rien ne l'encourageait à poursuivre un destin qui se brisait de lui-même. Contre les murs du phare se fracassent les vagues toujours recommencées, alors qu'un vieux gardien les écoute, obsédante litanie. Leitmotiv désaccordé par la présence de Frida et Clovis qui, maladroits, se cachent derrière les murs fissurés de leurs sentiments contraires. Frida est une amoureuse sensuelle : la peau partagée avec son partenaire insuffle au corps une tendre complicité. Clovis tient pour acquis leurs promesses échangées, ne les remet jamais en question, ne soupçonnant pas le désespoir dans lequel s'enferre son amoureuse. L'auteure, en fine observatrice, dépeint avec des mots lourds de signification, la descente en enfer de chacun. Si un jour, Cyril reçoit une bouteille venue de la mer, appel au secours de Rosée, Frida et Clovis lancent la leur au vieil homme qui comprend mal leurs agissements épineux. Bouteilles d'alcool. Bouteilles jetées à la mer scellant un bout de papier griffonné de quelques lignes. Lieu d'un rendez-vous où recomposer le passé en miettes. Éclats de verre mêlés au sable. Aux larmes.Tessons blessant le cœur et l'esprit, asphyxiés sous le poids des réminiscences. Frida, qui a mis au jour le secret de Cyril, noie son chagrin, brûle son échec dans l'histoire du vieil homme. Bouteille illusoire, où se trame le malheur d'une femme dans lequel elle se mire.
Dans ce huis clos intraitable, Sophie Bouchard nous dit combien il est difficile de s'éprendre de son semblable en lui maintenant la tête hors de l'eau. Si la vie s'avère infernale dans cette tour aléatoire — à la manière de Sartre, n'est-elle pas un prétexte ? —, la vie sur la terre ferme se révèle une perdition, étouffée par trop d'espace inutilisé. L'étroitesse du phare, sa rondeur haute, permet à chacun de mesurer son incapacité à apprivoiser sa condition d'humain. Moult bouteilles symboliques contiennent des songes reniés, ce que Frida et Clovis apprendront à leurs dépens. Ils ne sauront dompter la tempête intérieure qui les mine. Ni le maelström surgi de l'océan qu'épousera Clovis, homme de peu de foi en l'amour charnel que lui offrait Frida. Du Sénégal, voguent les bouteilles que, jamais, Cyril ne recevra. De passage dans ce pays où la force du soleil use le meilleur de soi, Frida se rendra au rendez-vous fixé par Rosée à Cyril. Avant, elle aura dressé une liste « de merveilles et de fantasmes d'une vie. » Nous ne savons trop si elle repartira vers des continents peuplés d'oasis, vers des lieux accessibles à la réalité, dépourvus du rêve.
Pourrions-nous avancer que le récit recèle d'abord une histoire d'écriture poétique, scandée de rage quand Sophie Bouchard, entre deux chapitres ourlés de phrases laconiques, condense l'essentiel des calamités qui cinglent les hommes et les femmes partout dans le monde ? Dans ce « dépotoir à souvenirs », la mémoire illustre des faits sordides s'insérant aux péripéties de Cyril, de Frida et Clovis. Les protagonistes se présentent comme sur une scène souillée — la mer, autre dépotoir —, permettant ainsi à l'auteure de vomir les injustices mondiales qui l'empêchent de respirer à son aise. Nous ne nous attendions pas à ce que l'histoire " finisse bien ", c'eût été indécent. Au sommet de tout phare, tournoie une flamme s'appelant communément espoir, dernière bouteille isolée que d'une main, Frida et Cyril arborent tel un flambeau, illuminant les tombes aquatiques de Clovis et de Rosée.
Avec un immense plaisir, nous avons lu ce roman original et tonifiant, concluant que rien, nulle part, ne passe inaperçu, ni les êtres qui finissent par s'agglomérer à l'eau et à la terre. Nous l'avons lu aussi pour son écriture dense, son style ciselé, épuré, quand il s'agit de mettre à vif des émotions dévoilées, tant par la réflexion intelligente de Sophie Bouchard, que par son désir éperdu de répandre un message enfoui dans les bouteilles de ses fureurs assourdies par un talent efficient.
Les bouteilles, Sophie Bouchard
La Peuplade, Saint-Fulgence, 2010, 194 pages
lundi 27 septembre 2010
Venise et ses masques ***1/2
Septembre porte beau, il nous ravit. Il se fait campagnard et urbain. Gris et bleu. Pluvieux et ensoleillé. Semblable à chacun de nous, il se vêt de tons fantaisistes. Nous promenant avec une amie, nous avons ri de nos différences. En rentrant, on a visionné pour la énième fois le film Farinelli, réalisé par Gérard Corbiau. On n'a pu s'empêcher de le comparer au roman de Marc Ory, Zanipolo, dont on parle ici.
L'action se déroule à Venise, au XVIIIe siècle. Somptueux et cruel, ce temps révolu nous propulse dans un décor théâtral. Le vieux peintre Niccolo Guardi se meurt. Son frère, Francesco Guardi, paysagiste, âgé lui aussi, et son fils, prêtre, le veillent. Plus tard, le fils rappelle à son père sa promesse de lui raconter l'histoire de « l'Être, le Double. » Francesco contemple Venise, ville amphibienne, « tel un miracle journalier. ». Se souvenant de la requête de son fils, il s'interroge sur « cet insolite épisode vénitien. » Le soleil matinal le réchauffant, il s'endort contre une colonne et rêve...
La parabole s'inscrit durant la soixante et unième année du XVIIIe siècle. Une gondole « au toit en demi-tonneau » pénètre dans le théâtre San Benedetto « par une écluse qui se referma immédiatement derrière elle. » Tous les soirs, pendant deux mois, le manège recommence. Superstitieux, le peuple vénitien entend des voix « mélodieuses et sublimes qui répétaient des airs d'opéra, des motets et des cantates. » Nous saurons par un espion dévoué à la cause de l'inquisiteur rouge, Alessandro Di San Paoli, que ces voix inégalées appartiennent aux jumeaux Giovanni et Paolo. Tous deux sont en réalité des frères siamois, liés par le sacrum ; malheur à ceux qui voudraient connaître leur identité. Se chuchote que leur mère est une aristocrate française, morte en couches. Le soir de la première représentation, la magie de leur voix et leur corps difforme donnent lieu à une émeute. Leur anormalité classe les jumeaux parmi les monstres, mais la tessiture sublime de leur voix éblouit puis anesthésie le peuple jusqu'au drame. Il se greffera sur les amours ardentes de Giovanni avec une jeune soprano soliste, Maddalena, protégée d'Alessandro Di San Paoli, qui l'avait découverte à dix ans à l'Hospice des incurables, dont la mission première était de soigner les syphilitiques, « et qui transformait de pauvres orphelines en musiciennes hors pair. » Lors d'un ultime concert, ils seront dévorés par une passion irrépressible. En grand secret, ils se marieront, devront se séparer jusqu'au jour où, mystérieusement, Maddalena disparaît. Giovanni et Paolo, condamnés pour meurtre, seront suppliciés sur la place publique. Comme il était de rigueur en cette époque obscure, un miracle se produit qui détournera le peuple de l'exécution des deux hommes : le navire de l'émissaire du roi de France Louis XV mouille le matin même de leur mise à mort. « Il fut horrifié par le spectacle qu'offrai[ent] la place et Zanipolo en bure. Il alla toutefois présenter ses hommages au doge [...] » Les pourparlers s'engageront plus tard, la foule s'étant désintéressée du monstre et de la pécheresse Maddalena, soudainement réapparue, pour admirer la mer et le Bellérophon, « vaisseau de premier rang » d'où descendit le comte René-Antoine de Polmer du Royer d'Hargençon, « suivi de sa suite ».
En fait, l'histoire serait classique si elle se résumait aux amours contrariées de Giovanni et de Maddalena. Ne pouvant relater l'extrême beauté des scènes illustrant Venise, superbement dépeintes par l'auteur Marc Ory, nous nous penchons sur la complexité rustre des êtres qui gouvernaient la Cité. Entre la férocité de l'Église et de l'État, il n'était pas bon de naître différent. Guidé par l'analphabétisme et la peur de l'enfer, le peuple se résignait aux exigences inhumaines de l'Inquisition. N'est-ce pas deux familles rivales qui, pour satisfaire leur ambition, jugeront du sort des jumeaux ? N'est-ce pas le célèbre chirurgien Carlotti, de Padoue, qui, brandissant sa perruque et son doigt, les bannira en s'écriant qu'ils étaient pygopages, terme dont sont désignés les siamois soudés par les vertèbres lombaires. La foule hystérique n'y tient pas. « Elle arracha ses masques et les loups furent piétinés. » Pour apaiser ce phénomène physique, une poissonnière, dévote de l'église di Santi Giovanni e Paolo, les surnomma : Zanipolo, contraction de leur prénom. Bannis par les hommes, Giovanni et Paolo auront peu à redouter de leur ignorance barbare, descendants authentifiés qu'ils sont d'une mère aristocrate française.
Roman mené de main de maître par Marc Ory. D'une écriture à la fois dynamique et tendre, il décrit magistralement les mœurs outrancières de ce XVIIIe siècle regroupé autour de Venise, assiégée par les inquisiteurs. Savamment, avec un humour débordant, l'auteur narre la vie coutumière qui formait la société cosmopolite d'une ville aspirée par la démesure. De nombreux courts chapitres nous enchantent, nous les relisons sans nous lasser. La conversation qu'échangent un alchimiste et un vieil Espagnol instruisant le lecteur sur les divers pigments qu'utilisaient les peintres de jadis, nous a réjouie. Giovanni et Maddalena recevant, chacun de son côté, un cours d'anatomie sexuelle, Paolo tonitruant un poème érotique avant son supplice, autant de sensualité luxuriante qui nous titille ! Marc Ory termine ce conte historique, librement structuré, sur une note primesautière qui semble affirmer que le destin des hommes ne s'accomplit jamais seul. Nous avons besoin de notre dualité, de nos contradictions pour justifier nos actes et nos actions, départager le bien du mal qui nous taraude, combattant tels deux frères ennemis, eux aussi incapables de se séparer.
Zanipolo, Marc Ory
Les éditions Triptyque, Montréal, 2010, 134 pages
lundi 13 septembre 2010
Des histoires japonisées ***
Septembre. Le mois qu'on préfère. Le mois de l'année qui se suffit à lui-même. Ce n'est plus tout à fait l'été, ni encore tout à fait l'automne. Mois indépendant qui folâtre avec le soleil et la pluie. S'insinue entre les tons orangés et rouges. Un livre à la main, on ne peut que contempler la nature qui se transforme lentement. Un peu dépaysée par la mue du paysage, on l'est aussi en lisant les nouvelles de Vincent Thibault, La Pureté.
La nouvelle éponyme nous introduit dans un univers violent et souterrain, qui est celui du métro de Tokyo. Nous assistons à la course effrénée d'un homme, responsable de l'attaque au gaz sarin tuant un nombre incalculable de personnes. L'auteur s'adresse au criminel, lui décrit la condition pathétique des victimes, quand soudain un fait inattendu se produit... Du récit Un air nouveau, nous tirons une profonde leçon d'humilité. Ajima-sensei, soixante-six ans, « enseignait la gymnastique chinoise dans le sous-sol d'une petite église de quartier. » Un matin de grande tempête, en attendant ses élèves, il « posa les yeux » sur le vieil orgue électrique. Après avoir découvert un livre traitant du bonheur de jouer de cet instrument, il se décide à improviser et, chaque semaine, il pratiquera « son petit répertoire »... Un an plus tard, se rendant à la chapelle, il ne peut que constater les flammes ravageant ce lieu où il a vécu tant d'heures sereines... Que deviendra le professeur en apprenant que l'incendie s'est déclaré « à la suite d'un problème électrique avec l'orgue. » ? On a particulièrement apprécié l'histoire intitulée S'animer. Un vieil homme, qui rend visite à son frère, s'arrête devant une vitrine de chez Chanel, située sur la « chic avenue Louise. » Il est fasciné par une femme, le regard observant les nuages. Le lendemain, un « grand blondinet en complet de luxe » se tient près d'elle. Chaque jour, le vieux Japonais remonte l'avenue Louise pour contempler la femme immobile dans la vitrine, le blondinet à ses côtés envers qui il éprouvera une éphémère jalousie. Puis, après avoir fait un rêve symbolique, il remarque, aux pieds de la femme, une « plaque dorée » sur laquelle le magasin demande un employé... Dans À propos de la dent de requin, nous lisons la lettre qu'un jeune Japonais écrit à son père ; il lui explique comment il a fait connaissance avec Myriam, sa future épouse. Après quelques péripéties, le morceau d'un futile et minuscule objet cassé en deux les a unis dans une harmonieuse tendresse. Autre nouvelle troublante, Naomi. Sortant de chez son frère aîné, Masaru, surpris par un violent orage, se réfugie dans une tour désaffectée. Alors qu'il contemple l'architecture de l'endroit, Naomi, une jeune femme noire surgit devant lui, le laissant perplexe. Comment est-elle entrée dans la tour ? Une aura de mystère flotte autour d'elle qui bouleversera Masaru jusqu'au dénouement.
Ces textes inédits nous ramènent au talent particulier de l'auteur que l'on savoure de livre en livre. Mais dans ce recueil, n'est-ce pas là où le bât blesse ? Le communiqué de presse nous informe, et on cite : " Le défi que s'était lancé Vincent Thibault avec ce projet était d'écrire un recueil qui aurait pu être signé par un Japonais. " Même si ces textes fourmillent de non-dits, d'un tremblement mental distinguant les personnages, l'illusion n'a pas fonctionné. Il aurait fallu plus de voix balbutiantes, de murmures timides, d'ombres mouvantes, surtout plus de silences évocateurs pour créer une ambiance japonaise, comme nous la percevons dans l'œuvre de Yukio Mishima, de Yoko Ogawa, celle d'Aki Shimazaki. Il ne suffit pas d'affubler des créatures fictives de noms asiatiques pour les imprégner d'une culture tellement éloignée de la nôtre. Le dernier récit, Le promeneur, hors contexte, nous semble le mieux approprié à reproduire les intentions louables de Vincent Thibault. Le style vivifiant, inimitable de l'auteur, devrait se mettre au service d'une littérature qui lui est propre et non vouloir se démarquer d'une civilisation six fois millénaire.
Toutefois, on recommande la lecture de ces nouvelles pour jouir du talent impétueux de Vincent Thibault, de son originalité percutante. De ses thèmes tactiques, de ses protagonistes récalcitrants qui l'inspirent si bellement.
La Pureté, Vincent Thibault
Les éditions du Septentrion, collection Hamac
Sillery, 2010, 152 pages
La nouvelle éponyme nous introduit dans un univers violent et souterrain, qui est celui du métro de Tokyo. Nous assistons à la course effrénée d'un homme, responsable de l'attaque au gaz sarin tuant un nombre incalculable de personnes. L'auteur s'adresse au criminel, lui décrit la condition pathétique des victimes, quand soudain un fait inattendu se produit... Du récit Un air nouveau, nous tirons une profonde leçon d'humilité. Ajima-sensei, soixante-six ans, « enseignait la gymnastique chinoise dans le sous-sol d'une petite église de quartier. » Un matin de grande tempête, en attendant ses élèves, il « posa les yeux » sur le vieil orgue électrique. Après avoir découvert un livre traitant du bonheur de jouer de cet instrument, il se décide à improviser et, chaque semaine, il pratiquera « son petit répertoire »... Un an plus tard, se rendant à la chapelle, il ne peut que constater les flammes ravageant ce lieu où il a vécu tant d'heures sereines... Que deviendra le professeur en apprenant que l'incendie s'est déclaré « à la suite d'un problème électrique avec l'orgue. » ? On a particulièrement apprécié l'histoire intitulée S'animer. Un vieil homme, qui rend visite à son frère, s'arrête devant une vitrine de chez Chanel, située sur la « chic avenue Louise. » Il est fasciné par une femme, le regard observant les nuages. Le lendemain, un « grand blondinet en complet de luxe » se tient près d'elle. Chaque jour, le vieux Japonais remonte l'avenue Louise pour contempler la femme immobile dans la vitrine, le blondinet à ses côtés envers qui il éprouvera une éphémère jalousie. Puis, après avoir fait un rêve symbolique, il remarque, aux pieds de la femme, une « plaque dorée » sur laquelle le magasin demande un employé... Dans À propos de la dent de requin, nous lisons la lettre qu'un jeune Japonais écrit à son père ; il lui explique comment il a fait connaissance avec Myriam, sa future épouse. Après quelques péripéties, le morceau d'un futile et minuscule objet cassé en deux les a unis dans une harmonieuse tendresse. Autre nouvelle troublante, Naomi. Sortant de chez son frère aîné, Masaru, surpris par un violent orage, se réfugie dans une tour désaffectée. Alors qu'il contemple l'architecture de l'endroit, Naomi, une jeune femme noire surgit devant lui, le laissant perplexe. Comment est-elle entrée dans la tour ? Une aura de mystère flotte autour d'elle qui bouleversera Masaru jusqu'au dénouement.
Ces textes inédits nous ramènent au talent particulier de l'auteur que l'on savoure de livre en livre. Mais dans ce recueil, n'est-ce pas là où le bât blesse ? Le communiqué de presse nous informe, et on cite : " Le défi que s'était lancé Vincent Thibault avec ce projet était d'écrire un recueil qui aurait pu être signé par un Japonais. " Même si ces textes fourmillent de non-dits, d'un tremblement mental distinguant les personnages, l'illusion n'a pas fonctionné. Il aurait fallu plus de voix balbutiantes, de murmures timides, d'ombres mouvantes, surtout plus de silences évocateurs pour créer une ambiance japonaise, comme nous la percevons dans l'œuvre de Yukio Mishima, de Yoko Ogawa, celle d'Aki Shimazaki. Il ne suffit pas d'affubler des créatures fictives de noms asiatiques pour les imprégner d'une culture tellement éloignée de la nôtre. Le dernier récit, Le promeneur, hors contexte, nous semble le mieux approprié à reproduire les intentions louables de Vincent Thibault. Le style vivifiant, inimitable de l'auteur, devrait se mettre au service d'une littérature qui lui est propre et non vouloir se démarquer d'une civilisation six fois millénaire.
Toutefois, on recommande la lecture de ces nouvelles pour jouir du talent impétueux de Vincent Thibault, de son originalité percutante. De ses thèmes tactiques, de ses protagonistes récalcitrants qui l'inspirent si bellement.
La Pureté, Vincent Thibault
Les éditions du Septentrion, collection Hamac
Sillery, 2010, 152 pages
lundi 23 août 2010
Un manoir sous influence ****
Contemplant la rivière qui coule silencieusement, on admire les nénuphars roses et blancs en fleur. Un étrange silence nous fait parler à voix basse, saluer la personne qui passe d'un signe de tête. On n'oserait pousser un cri, éclater de rire. Les arbres eux-mêmes se tiennent immobiles, quelques-unes de leurs branches se mirent dans l'eau placide. Ambiance suffisamment trouble pour terminer la lecture du roman de Sarah Waters, L'Indésirable.
La première fois qu'il entre à Hundreds Hall, le narrateur a dix ans. Sa mère y travaille comme bonne d'enfants. Le colonel Ayres, son épouse et leur fille Suzan habitent le manoir. Tous les trois « formaient une famille ravissante. » Ce sont des gens importants dans la région. La demeure se dresse presque irréelle tant sa majestueuse architecture impressionne... Trente ans plus tard, le narrateur est devenu le docteur Faraday, ses parents sont morts, la Deuxième Guerre mondiale est terminée. Coventry se reconstruit. Appelé au manoir pour soigner un malaise de leur jeune domestique, le narrateur est stupéfait de son aspect délabré. N'y vivent plus modestement que Mrs Aydes, Roderick, son fils, Caroline, sa fille. Ruinés, ils n'ont d'autres ressources que les produits de leur ferme. Le colonel est décédé d'une rupture d'anévrisme, Suzan de diphtérie. Fasciné par cette décrépitude due à la guerre, le docteur Faraday imagine les fastes qui, autrefois, illuminaient la maison familiale, tissaient des liens étroits avec ses occupants. Au fur et à mesure que l'intrigue déroule ses fils d'or, plus tard de plomb, la demeure se fait personnage bienveillant puis hostile. Semblable à Mrs Aydes, Roderick et Caroline, le manoir dissimule de lourds secrets sous ses murs détrempés, ses planchers qui craquent, ses tissus effilochés, ses objets désuets. Les pierres, sculptées par morceaux entiers, se détachent. La mauvaise herbe envahit les marches fendues. Impressions fugaces dépeintes par le docteur Faraday qui, peu à peu, se transforment en un mal-être exténuant. « La maison est gloutonne, avide. » Elle se défend contre les intrus venus de l'extérieur. Rancunière, elle s'en prend aux trois résidents, inventant des ombres gluantes, créant des spectres effrayants. Le passé jaillit de toutes parts, telle une folie héréditaire, une hystérie collective que camoufle faussement la vie quotidienne. Sa mère et son frère hors d'atteinte, Caroline dissimule une inquiétude grandissante derrière un travail acharné, repoussant sans raison apparente l'amour que lui voue le docteur Faraday.
Il est impossible de décrire pleinement, et ce serait dommage, une histoire aussi obsédante, menée de main de maître par Sarah Waters. Seules les écrivaines anglaises parviennent à traverser avec autant de créativité et de talent la frontière tangible séparant la réalité du fantastique. On aime les descriptions presque balzaciennes, tout en dentelles, des lieux captés par le docteur Faraday. Le regard minutieux de l'auteure se partage entre les faits historiques et la dégradation sociale d'un siècle en pleine évolution. Sarah Waters nous imprègne de l'atmosphère insouciante qui régnait jadis dans certaines familles bourgeoises, victimes imprévisibles de la Deuxième Guerre mondiale. Les événements tragiques qui secouent le manoir annihilent le souvenir de réjouissances, témoignant de mondains rapports de voisinage. Faire taire les rumeurs qui se manifestent chaque jour plus révélatrices autour de Hundreds Hall s'avère une raison suffisante à sauvegarder l'orgueil unissant ces êtres menacés d'extinction. Feu et eau, bruissements et frôlements se mêlent à la respiration haletante de la maison, à celle oppressée des protagonistes titubant dans des ornières empoisonnées... Le docteur Faraday relate en spectateur impuissant, parfois naïf, des calamités survenues trois ans plus tôt. Il ne comprend toujours pas les forces abjectes qui ont anéanti Hundreds Hall, comme si le manoir avait abrité des êtres nuisibles qui se seraient retournés contre la bâtisse jusqu'à ce que les ronces, le lierre et autres plantes dévoratrices l'asphyxient à leur tour.
Roman dense et captivant comme il ne s'en écrit plus de nos jours. Les acteurs surgis d'un monde révolu n'ont su s'adapter à l'ère moderne de l'après-guerre. Si Hundreds Hall les a protégés des nécessités contemporaines, le manoir a éveillé des consciences empreintes de regrets maléfiques, stigmatisées de présages pervers. Ce que Caroline a très bien saisi, confiant au docteur Faraday qu'elle n'avait plus sa place en Angleterre. Pierre et chair se sont heurtées mortellement, chacun éprouvant l'échec irréversible de ses douloureux mystères. L'indésirable, revenant enfantin, n'est-ce pas refuser de garder les yeux ouverts sur sa propre déchéance ? Renoncer à fuir tôt ou tard « quelque chose » d'inconnu qui, un jour ou l'autre, frappera de plein fouet ?
À lire, pour se rendre compte que le vieil homme en nous ne supporte pas d'être dérangé. Défier les lois de l'équilibre nous déporterait au delà de péripéties contingentes ; rassurés, nous y rencontrerions Lewis Carroll, Charles Dickens, Edgar Poe, précurseurs géniaux de ce conte fabuleux et terrifiant !
On note l'originalité de la présentation de l'ouvrage. Couverture rigide, feuillets non rognés, tons sépia. L'ensemble s'accorde harmonieusement avec la mélancolie se dégageant du récit.
L'Indésirable, Sarah Waters
Traduit de l'anglais (Royaume-Uni) par Alain Defossé
Éditions Alto, Québec, 2010, 584 pages
La première fois qu'il entre à Hundreds Hall, le narrateur a dix ans. Sa mère y travaille comme bonne d'enfants. Le colonel Ayres, son épouse et leur fille Suzan habitent le manoir. Tous les trois « formaient une famille ravissante. » Ce sont des gens importants dans la région. La demeure se dresse presque irréelle tant sa majestueuse architecture impressionne... Trente ans plus tard, le narrateur est devenu le docteur Faraday, ses parents sont morts, la Deuxième Guerre mondiale est terminée. Coventry se reconstruit. Appelé au manoir pour soigner un malaise de leur jeune domestique, le narrateur est stupéfait de son aspect délabré. N'y vivent plus modestement que Mrs Aydes, Roderick, son fils, Caroline, sa fille. Ruinés, ils n'ont d'autres ressources que les produits de leur ferme. Le colonel est décédé d'une rupture d'anévrisme, Suzan de diphtérie. Fasciné par cette décrépitude due à la guerre, le docteur Faraday imagine les fastes qui, autrefois, illuminaient la maison familiale, tissaient des liens étroits avec ses occupants. Au fur et à mesure que l'intrigue déroule ses fils d'or, plus tard de plomb, la demeure se fait personnage bienveillant puis hostile. Semblable à Mrs Aydes, Roderick et Caroline, le manoir dissimule de lourds secrets sous ses murs détrempés, ses planchers qui craquent, ses tissus effilochés, ses objets désuets. Les pierres, sculptées par morceaux entiers, se détachent. La mauvaise herbe envahit les marches fendues. Impressions fugaces dépeintes par le docteur Faraday qui, peu à peu, se transforment en un mal-être exténuant. « La maison est gloutonne, avide. » Elle se défend contre les intrus venus de l'extérieur. Rancunière, elle s'en prend aux trois résidents, inventant des ombres gluantes, créant des spectres effrayants. Le passé jaillit de toutes parts, telle une folie héréditaire, une hystérie collective que camoufle faussement la vie quotidienne. Sa mère et son frère hors d'atteinte, Caroline dissimule une inquiétude grandissante derrière un travail acharné, repoussant sans raison apparente l'amour que lui voue le docteur Faraday.
Il est impossible de décrire pleinement, et ce serait dommage, une histoire aussi obsédante, menée de main de maître par Sarah Waters. Seules les écrivaines anglaises parviennent à traverser avec autant de créativité et de talent la frontière tangible séparant la réalité du fantastique. On aime les descriptions presque balzaciennes, tout en dentelles, des lieux captés par le docteur Faraday. Le regard minutieux de l'auteure se partage entre les faits historiques et la dégradation sociale d'un siècle en pleine évolution. Sarah Waters nous imprègne de l'atmosphère insouciante qui régnait jadis dans certaines familles bourgeoises, victimes imprévisibles de la Deuxième Guerre mondiale. Les événements tragiques qui secouent le manoir annihilent le souvenir de réjouissances, témoignant de mondains rapports de voisinage. Faire taire les rumeurs qui se manifestent chaque jour plus révélatrices autour de Hundreds Hall s'avère une raison suffisante à sauvegarder l'orgueil unissant ces êtres menacés d'extinction. Feu et eau, bruissements et frôlements se mêlent à la respiration haletante de la maison, à celle oppressée des protagonistes titubant dans des ornières empoisonnées... Le docteur Faraday relate en spectateur impuissant, parfois naïf, des calamités survenues trois ans plus tôt. Il ne comprend toujours pas les forces abjectes qui ont anéanti Hundreds Hall, comme si le manoir avait abrité des êtres nuisibles qui se seraient retournés contre la bâtisse jusqu'à ce que les ronces, le lierre et autres plantes dévoratrices l'asphyxient à leur tour.
Roman dense et captivant comme il ne s'en écrit plus de nos jours. Les acteurs surgis d'un monde révolu n'ont su s'adapter à l'ère moderne de l'après-guerre. Si Hundreds Hall les a protégés des nécessités contemporaines, le manoir a éveillé des consciences empreintes de regrets maléfiques, stigmatisées de présages pervers. Ce que Caroline a très bien saisi, confiant au docteur Faraday qu'elle n'avait plus sa place en Angleterre. Pierre et chair se sont heurtées mortellement, chacun éprouvant l'échec irréversible de ses douloureux mystères. L'indésirable, revenant enfantin, n'est-ce pas refuser de garder les yeux ouverts sur sa propre déchéance ? Renoncer à fuir tôt ou tard « quelque chose » d'inconnu qui, un jour ou l'autre, frappera de plein fouet ?
À lire, pour se rendre compte que le vieil homme en nous ne supporte pas d'être dérangé. Défier les lois de l'équilibre nous déporterait au delà de péripéties contingentes ; rassurés, nous y rencontrerions Lewis Carroll, Charles Dickens, Edgar Poe, précurseurs géniaux de ce conte fabuleux et terrifiant !
On note l'originalité de la présentation de l'ouvrage. Couverture rigide, feuillets non rognés, tons sépia. L'ensemble s'accorde harmonieusement avec la mélancolie se dégageant du récit.
L'Indésirable, Sarah Waters
Traduit de l'anglais (Royaume-Uni) par Alain Defossé
Éditions Alto, Québec, 2010, 584 pages
lundi 16 août 2010
Vroum... vroum... estival ! ***
On aime tellement marcher qu'une balade en voiture nous attire rarement. Pourtant, toutes vitres baissées, cheveux au vent, il est agréable de se laisser aller à une douce insouciance, le paysage défilant à vive allure. On se souvient de ces randonnées sur les routes marocaines, les odeurs de l'océan, des eucalyptus, se mêlant à l'âpreté de la poussière saharienne. L'été s'accommodant d'images spontanées, on les repousse pour nous pencher sur le numéro 102 de la revue XYZ. La revue de la nouvelle.
Tout d'abord, on souligne que le thème — le char — s'apparente parfaitement à la saison estivale. Même si la fluidité de certains textes nous paraît brouillée par l'angoisse ou soulevée de questionnements, on a pris un immense plaisir à lire ces neuf nouvelles, à les cerner sans peut-être y être parvenue tout à fait. Que se passe-t-il dans la tête d'un homme, quand Jean-Pierre Vidal le transforme en personnage imbu de lui-même, conduisant une voiture luxueuse qui séduit les jeunes filles au point de négliger amoureusement le conducteur ? Est-ce le messager en vélo qui trouvera une solution sans appel ? Nouvelle cruelle, adoucie d'un humour réaliste qui fait froid dans le dos. Plus tendre, presque désespérée, la nouvelle signée Diane-Monique Daviau, met en scène un fils qui se souvient des beaux yeux bleus de son père, de l'amour qu'il portait à son « char ». Sa dernière heure le figera « en position fœtale » dans l'insolite habitacle, tel un ventre d'acier, condamnant le vieil homme à une fin de vie pathétique. À quoi servent d'aussi beaux yeux s'ils ne captent plus la lumière ? Semblable aux deux nouvelles évoquées, la mort rôde autour du récit de Jean-Paul Beaumier. Une fin de journée hivernale, un traducteur tombe en panne dans un « coin perdu de la ville ». Il s'interroge âprement sur « l'effritement du quotidien » qu'il a partagé avec sa conjointe, Madeleine. Usure du temps qui pardonne peu aux humains quand il est modelé de sentiments inférieurs, de l'inertie du cœur qui ne bat plus que pour l'ordinaire des choses. La nuit, ne laissant rien au hasard, corrompra davantage le destin de cet homme esseulé, qui, au fond de lui, n'a rien su résoudre...
Ainsi de nouvelle en nouvelle, nous nous détournons du pire pour savourer la causticité de la narratrice campée par Suzanne Myre. Un dimanche, elle accompagne son « chum » chez un concessionnaire automobile. Il veut louer ou s'acheter un nouveau véhicule. La tournée dans ce « temple de la ferraille » nous vaut des pages hilarantes et grinçantes sur le décor factice de ces hauts lieux, « infection métallique et répugnante. » La blonde de service « d'un platine surréel », n'échappe pas aux critiques acérées de celle qui se dit une « veuve d'entrepreneur » parce qu'elle le voit rarement, trop pris qu'il est par ses différents chantiers. Elle, est une « cycliste jusqu'au bout des orteils », ce qui lui permet de réfléchir aux efforts qu'accomplissent ses semblables pour assurer le bien-être de la planète. Mais elle, que fait-elle au juste ? Deux nouvelles, signées Jean-Sébastien Lemieux et Nicolas Tremblay, nous promènent dans deux chars allégoriques. La première se rattache au pianiste Glenn Gould, la seconde au — fictif ? — poète québécois Jean Char. Si un large détour vers la musique s'impose à la mémoire du narrateur captivé par un bruit récurrent, un écolier puni de plagiat doit « écrire mille fois une phrase sans fautes » dans laquelle le maître regarde du côté du poète français René Char. Clin d'œil qui nous vaut l'entrée en scène du père de l'enfant, condamnant sans savoir le cancre « hagard et perdu dans ses pensées » : il sera happé par une Corvette roulant en trombe « comme Hubert Aquin aimait le faire [...] ». L'enfant de Nicolas Tremblay et le narrateur de Jean-Sébastien Lemieux donnent l'impression saisissante de s'être trompés d'itinéraire. Musique et mots s'amalgament, s'ingénient à se confondre, à se transformer en un phénomène inattendu. Brouillage de pistes si bien amorcées et dénouées brillamment par les deux nouvelliers.
Il nous est impossible de citer les neuf nouvelles enrichissant ce numéro 102. Toutefois, l'idée que les gens de lettres « haïssent» l'automobile, comme le mentionne Nicolas Tremblay dans sa présentation, nous semble saugrenue, erronée. Il suffit de lire les textes ingénieux qu'inspire ce véhicule aux auteurs sollicités pour nous rendre compte que le « char » fait partie de nos habitudes au même titre que le char-iot que l'on pousse dans les grandes surfaces !
Dans la section « Intertexte », on signale l'article captivant de Michel Lord sur l'histoire de la nouvelle française. Nous y apprenons que les textes brefs, sous différentes appellations, passionnent tout un chacun depuis la nuit des temps.
Ce dernier numéro invite le lecteur à profiter des dernières semaines de l'été. Nous le savourons au bord de l'eau, à une terrasse, au milieu de la foule ; nous le dégustons pour mieux nous imprégner du temps estival qui ne reviendra que dans un an et aussi pour apprécier des nouvelles singulières, inédites.
XYZ. La revue de la nouvelle
Numéro 102, dirigé par Nicolas Tremblay
XYZ éditeur, Montréal, 2010, 102 pages
Tout d'abord, on souligne que le thème — le char — s'apparente parfaitement à la saison estivale. Même si la fluidité de certains textes nous paraît brouillée par l'angoisse ou soulevée de questionnements, on a pris un immense plaisir à lire ces neuf nouvelles, à les cerner sans peut-être y être parvenue tout à fait. Que se passe-t-il dans la tête d'un homme, quand Jean-Pierre Vidal le transforme en personnage imbu de lui-même, conduisant une voiture luxueuse qui séduit les jeunes filles au point de négliger amoureusement le conducteur ? Est-ce le messager en vélo qui trouvera une solution sans appel ? Nouvelle cruelle, adoucie d'un humour réaliste qui fait froid dans le dos. Plus tendre, presque désespérée, la nouvelle signée Diane-Monique Daviau, met en scène un fils qui se souvient des beaux yeux bleus de son père, de l'amour qu'il portait à son « char ». Sa dernière heure le figera « en position fœtale » dans l'insolite habitacle, tel un ventre d'acier, condamnant le vieil homme à une fin de vie pathétique. À quoi servent d'aussi beaux yeux s'ils ne captent plus la lumière ? Semblable aux deux nouvelles évoquées, la mort rôde autour du récit de Jean-Paul Beaumier. Une fin de journée hivernale, un traducteur tombe en panne dans un « coin perdu de la ville ». Il s'interroge âprement sur « l'effritement du quotidien » qu'il a partagé avec sa conjointe, Madeleine. Usure du temps qui pardonne peu aux humains quand il est modelé de sentiments inférieurs, de l'inertie du cœur qui ne bat plus que pour l'ordinaire des choses. La nuit, ne laissant rien au hasard, corrompra davantage le destin de cet homme esseulé, qui, au fond de lui, n'a rien su résoudre...
Ainsi de nouvelle en nouvelle, nous nous détournons du pire pour savourer la causticité de la narratrice campée par Suzanne Myre. Un dimanche, elle accompagne son « chum » chez un concessionnaire automobile. Il veut louer ou s'acheter un nouveau véhicule. La tournée dans ce « temple de la ferraille » nous vaut des pages hilarantes et grinçantes sur le décor factice de ces hauts lieux, « infection métallique et répugnante. » La blonde de service « d'un platine surréel », n'échappe pas aux critiques acérées de celle qui se dit une « veuve d'entrepreneur » parce qu'elle le voit rarement, trop pris qu'il est par ses différents chantiers. Elle, est une « cycliste jusqu'au bout des orteils », ce qui lui permet de réfléchir aux efforts qu'accomplissent ses semblables pour assurer le bien-être de la planète. Mais elle, que fait-elle au juste ? Deux nouvelles, signées Jean-Sébastien Lemieux et Nicolas Tremblay, nous promènent dans deux chars allégoriques. La première se rattache au pianiste Glenn Gould, la seconde au — fictif ? — poète québécois Jean Char. Si un large détour vers la musique s'impose à la mémoire du narrateur captivé par un bruit récurrent, un écolier puni de plagiat doit « écrire mille fois une phrase sans fautes » dans laquelle le maître regarde du côté du poète français René Char. Clin d'œil qui nous vaut l'entrée en scène du père de l'enfant, condamnant sans savoir le cancre « hagard et perdu dans ses pensées » : il sera happé par une Corvette roulant en trombe « comme Hubert Aquin aimait le faire [...] ». L'enfant de Nicolas Tremblay et le narrateur de Jean-Sébastien Lemieux donnent l'impression saisissante de s'être trompés d'itinéraire. Musique et mots s'amalgament, s'ingénient à se confondre, à se transformer en un phénomène inattendu. Brouillage de pistes si bien amorcées et dénouées brillamment par les deux nouvelliers.
Il nous est impossible de citer les neuf nouvelles enrichissant ce numéro 102. Toutefois, l'idée que les gens de lettres « haïssent» l'automobile, comme le mentionne Nicolas Tremblay dans sa présentation, nous semble saugrenue, erronée. Il suffit de lire les textes ingénieux qu'inspire ce véhicule aux auteurs sollicités pour nous rendre compte que le « char » fait partie de nos habitudes au même titre que le char-iot que l'on pousse dans les grandes surfaces !
Dans la section « Intertexte », on signale l'article captivant de Michel Lord sur l'histoire de la nouvelle française. Nous y apprenons que les textes brefs, sous différentes appellations, passionnent tout un chacun depuis la nuit des temps.
Ce dernier numéro invite le lecteur à profiter des dernières semaines de l'été. Nous le savourons au bord de l'eau, à une terrasse, au milieu de la foule ; nous le dégustons pour mieux nous imprégner du temps estival qui ne reviendra que dans un an et aussi pour apprécier des nouvelles singulières, inédites.
XYZ. La revue de la nouvelle
Numéro 102, dirigé par Nicolas Tremblay
XYZ éditeur, Montréal, 2010, 102 pages
lundi 2 août 2010
Scènes de vie familiale *** 1/2
Dans une nouvelle intitulée « Déambulations », on a écrit ceci : Le mois d'août est tragique. Il donne tout, il reprend tout. On aurait pu ajouter que le mois d'août est aussi le mois des chats. Sur un muret campagnard ou sur le toit d'un édifice urbain, on les imagine se profiler sur le disque orangé de la pleine lune. Moment idéal pour lire les nouvelles de Margaret Laurence, Un oiseau dans la maison.
Vanessa Macleod oscille entre dix et douze ans, quand elle se fait l'« écouteuse professionnelle » des événements qui la bouleverseront elle et sa famille. Elle vit avec ses parents, entourée de ses grands-parents maternels et paternels, de sa tante Edna, sœur de sa mère. Début du siècle dernier à Manawaka, banlieue de Winnipeg, Manitoba. Le décor est dressé : la maison de ses parents et la « Maison de brique » où vieillissent la douce grand-mère Agnès, et le terrifiant grand-père Timothy Connor, son époux. Dès la première chronique, la Grande Dépression sévit. Le père de Vanessa, Ewen, est médecin, sa mère, Beth, infirmière, attend un deuxième enfant. Chaque dimanche soir, tous les trois partagent le repas familial chez les parents de Beth, chacun devant supporter les rivalités opposant les Macleod aux Connor et inversement. Ce soir-là, l'ambiance est tendue : Ewen, retenu auprès de « M. Pearl. Il est en train de mourir d'une pneumonie. [...] » ne sera pas présent, ce qui agace profondément grand-père Timothy, impitoyablement enraciné dans les principes rigoristes de l'époque. Arrive à l'improviste, l'oncle Dan, « le frère de grand-père ». Homme sympathique mais raté, joyeux ivrogne célibataire, il élève des chevaux et les revend sans grand succès. Il quémande de l'argent à Timothy qui, excédé, accuse son frère des pires maux de la terre et le met à la porte...
Ainsi d'une chronique à une autre, Vanessa observe les adultes auxquels elle ne comprend pas grand-chose. Son intelligent esprit critique a vite découvert « qu'il était absurde d'essayer de se cacher : la meilleure cachette était de se tenir tranquillement assise sous les yeux de tous. » Ce qu'elle fera pendant les huit récits qu'elle relatera. Pouvons-nous dire que Vanessa est une petite fille privilégiée d'avoir vécu durant cette période trouble, tellement enrichissante ? Elle a le loisir de se promener dans la campagne ombragée d'arbres, le long des rivières, de partager une nuit étrange au bord d'un lac avec l'un de ses cousins. Elle goûte un air de liberté que n'ont pas connu les femmes de sa famille. Les personnages, car ce sont des personnages parfois irréels, combien retors dans leurs agissements, qu'elle côtoie lui apprennent à grandir, à mesurer la part du vrai et du faux. Même si d'insidieux non-dits encombrent le parcours existentiel de Vanessa, elle devine que les êtres humains, devenus adultes, ne sont pas toujours maîtres de leur destinée. Pas mieux qu'elle le sera plus tard de la sienne quand, adolescente, des secrets de la Maison de brique nichés dans des endroits inusités, lui révèleront que la vie n'est ni lisse ni douce, telle une soie... La mort inévitable qui menace ses grands-parents demeure pour elle un mystère, sorte de fatalité contre laquelle elle ne peut rien, ne l'atteignant pas particulièrement.
La nouvelle éponyme qui a trait à la mort de son père des suites d'une pneumonie, est l'une des plus émouvantes du recueil. Pour la première fois, Vanessa prend conscience de ce que représente la perte d'un être cher. Elle mentionne qu'elle a douze ans lorsque son père décède. Lui « frisait la quarantaine [...] ». Elle traverse une crise de révolte contre ses proches et surtout contre Noreen, jeune femme un peu sorcière, qui leur sert de bonne. Vanessa essaie de briser la conspiration du silence, la soumission inexplicable des uns et des autres, sans vraiment y parvenir. Seuls les contes fictifs inspirés de la Bible, qu'elle écrit dans un cahier d'écolière, l'aident à se maintenir à flot face à l'incompréhension des siens. Un après-midi, elle avait questionné son père sur la mort de son frère pendant la Grande Guerre. Sa réponse restant sibylline, il faudra des années avant que l'énigme soit élucidée. Une lettre et une photo dissimulées au fond d'un tiroir. Une autre nouvelle, Les chevaux de la nuit, nous a particulièrement touchée. Chris, adolescent, cousin de Vanessa, résidera trois ans chez eux pour poursuivre ses études. Il porte en lui des rêves étourdissants qui finiront par le terrasser... Ainsi, le temps, qui compromet chacun, divulguera bien des cachotteries, la mort ne manquant pas d'être au rendez-vous des plus âgés. Quand Vanessa reviendra une dernière fois à la Maison de brique, elle aura une quarantaine d'années, âge de son père quand il était mort. Nous avons l'impression que toutes les petites dérives ont été pardonnées, les humbles fautes emportées sous la pierre tombale.
À travers ces huit textes, nous percevons l'immense écrivaine que deviendra Margaret Laurence. Vanessa ne se mire-t-elle pas dans un miroir démultiplié où se déroulent les souvenirs de jeunesse d'une fillette qui n'est autre que l'auteure de ces histoires ? On laisse au lecteur le plaisir de découvrir une écrivaine majeure, mentor intellectuelle d'Alice Munro, de Margaret Atwood, pour ne nommer qu'elles. À lire aussi pour saisir combien les êtres d'alors, pour des raisons sociales et religieuses, restreignaient leurs aspirations à un semblant de vie qu'il fallait accepter au risque de sombrer dans la folie, tel Chris, si peu conventionnel pour se contenter des rebuts de l'existence...
Un oiseau dans la maison, Margaret Laurence
Traduit de l'anglais (Canada) par Christine Klein-Lataud
Éditions Alto / Éditions Nota bene, Québec, 2010, 287 pages
Vanessa Macleod oscille entre dix et douze ans, quand elle se fait l'« écouteuse professionnelle » des événements qui la bouleverseront elle et sa famille. Elle vit avec ses parents, entourée de ses grands-parents maternels et paternels, de sa tante Edna, sœur de sa mère. Début du siècle dernier à Manawaka, banlieue de Winnipeg, Manitoba. Le décor est dressé : la maison de ses parents et la « Maison de brique » où vieillissent la douce grand-mère Agnès, et le terrifiant grand-père Timothy Connor, son époux. Dès la première chronique, la Grande Dépression sévit. Le père de Vanessa, Ewen, est médecin, sa mère, Beth, infirmière, attend un deuxième enfant. Chaque dimanche soir, tous les trois partagent le repas familial chez les parents de Beth, chacun devant supporter les rivalités opposant les Macleod aux Connor et inversement. Ce soir-là, l'ambiance est tendue : Ewen, retenu auprès de « M. Pearl. Il est en train de mourir d'une pneumonie. [...] » ne sera pas présent, ce qui agace profondément grand-père Timothy, impitoyablement enraciné dans les principes rigoristes de l'époque. Arrive à l'improviste, l'oncle Dan, « le frère de grand-père ». Homme sympathique mais raté, joyeux ivrogne célibataire, il élève des chevaux et les revend sans grand succès. Il quémande de l'argent à Timothy qui, excédé, accuse son frère des pires maux de la terre et le met à la porte...
Ainsi d'une chronique à une autre, Vanessa observe les adultes auxquels elle ne comprend pas grand-chose. Son intelligent esprit critique a vite découvert « qu'il était absurde d'essayer de se cacher : la meilleure cachette était de se tenir tranquillement assise sous les yeux de tous. » Ce qu'elle fera pendant les huit récits qu'elle relatera. Pouvons-nous dire que Vanessa est une petite fille privilégiée d'avoir vécu durant cette période trouble, tellement enrichissante ? Elle a le loisir de se promener dans la campagne ombragée d'arbres, le long des rivières, de partager une nuit étrange au bord d'un lac avec l'un de ses cousins. Elle goûte un air de liberté que n'ont pas connu les femmes de sa famille. Les personnages, car ce sont des personnages parfois irréels, combien retors dans leurs agissements, qu'elle côtoie lui apprennent à grandir, à mesurer la part du vrai et du faux. Même si d'insidieux non-dits encombrent le parcours existentiel de Vanessa, elle devine que les êtres humains, devenus adultes, ne sont pas toujours maîtres de leur destinée. Pas mieux qu'elle le sera plus tard de la sienne quand, adolescente, des secrets de la Maison de brique nichés dans des endroits inusités, lui révèleront que la vie n'est ni lisse ni douce, telle une soie... La mort inévitable qui menace ses grands-parents demeure pour elle un mystère, sorte de fatalité contre laquelle elle ne peut rien, ne l'atteignant pas particulièrement.
La nouvelle éponyme qui a trait à la mort de son père des suites d'une pneumonie, est l'une des plus émouvantes du recueil. Pour la première fois, Vanessa prend conscience de ce que représente la perte d'un être cher. Elle mentionne qu'elle a douze ans lorsque son père décède. Lui « frisait la quarantaine [...] ». Elle traverse une crise de révolte contre ses proches et surtout contre Noreen, jeune femme un peu sorcière, qui leur sert de bonne. Vanessa essaie de briser la conspiration du silence, la soumission inexplicable des uns et des autres, sans vraiment y parvenir. Seuls les contes fictifs inspirés de la Bible, qu'elle écrit dans un cahier d'écolière, l'aident à se maintenir à flot face à l'incompréhension des siens. Un après-midi, elle avait questionné son père sur la mort de son frère pendant la Grande Guerre. Sa réponse restant sibylline, il faudra des années avant que l'énigme soit élucidée. Une lettre et une photo dissimulées au fond d'un tiroir. Une autre nouvelle, Les chevaux de la nuit, nous a particulièrement touchée. Chris, adolescent, cousin de Vanessa, résidera trois ans chez eux pour poursuivre ses études. Il porte en lui des rêves étourdissants qui finiront par le terrasser... Ainsi, le temps, qui compromet chacun, divulguera bien des cachotteries, la mort ne manquant pas d'être au rendez-vous des plus âgés. Quand Vanessa reviendra une dernière fois à la Maison de brique, elle aura une quarantaine d'années, âge de son père quand il était mort. Nous avons l'impression que toutes les petites dérives ont été pardonnées, les humbles fautes emportées sous la pierre tombale.
À travers ces huit textes, nous percevons l'immense écrivaine que deviendra Margaret Laurence. Vanessa ne se mire-t-elle pas dans un miroir démultiplié où se déroulent les souvenirs de jeunesse d'une fillette qui n'est autre que l'auteure de ces histoires ? On laisse au lecteur le plaisir de découvrir une écrivaine majeure, mentor intellectuelle d'Alice Munro, de Margaret Atwood, pour ne nommer qu'elles. À lire aussi pour saisir combien les êtres d'alors, pour des raisons sociales et religieuses, restreignaient leurs aspirations à un semblant de vie qu'il fallait accepter au risque de sombrer dans la folie, tel Chris, si peu conventionnel pour se contenter des rebuts de l'existence...
Un oiseau dans la maison, Margaret Laurence
Traduit de l'anglais (Canada) par Christine Klein-Lataud
Éditions Alto / Éditions Nota bene, Québec, 2010, 287 pages
lundi 19 juillet 2010
Des airs de famille *** 1/2
On aime la chaleur grisante, étourdissante de juillet ! La peau moitit, le geste s'alourdit, la pensée vacille. On ne sait pourquoi, le regard se lève constamment vers le ciel. Le jour, bleu et vert, brille de tous ses éclats. La nuit, les étoiles guident nos pas hésitants, tels des mages estivaux. Le roman de Dominique Fortier, Les larmes de saint Laurent, nous convainc de rester à l'affût du moindre signe insolite venu d'ailleurs...
Peut-on dire que le roman se divise en trois parties ? On pense plutôt à trois nouvelles se recoupant d'une heureuse manière. Ce n'est pas lors de la première lecture que les indices reliant les protagonistes entre eux se précisent mais, plus tard, quand les récits se décantent. Nous faisons connaissance avec Baptiste Cyparis, unique survivant de l'éruption de la montagne Pelée, en Martinique, le 8 mai 1902. Homme noir dont le destin se répercutera sur ses descendants. D'abord emprisonné pour avoir défendu une « fille de joie » dans un bar, il le sera une fois encore pour un crime qu'il n'aura pas commis. Entretemps, exhibé comme phénomène dans un cirque, il épousera Alice dont le jeune fils nourrit les bêtes et prend soin d'elles. Plus tard, il s'éprendra follement de Stella, compagne de l'un des deux associés du cirque, avec qui il aura une brève aventure qui se terminera tragiquement.
La deuxième partie se déroule à la même époque, en Angleterre. Augustus Edward Hough Love, mathématicien, y étudie le mystère des nombres et fut l'auteur « d'un lourd traité sur l'élasticité de solides [...] ». Si Dominique Fortier a pris quelque liberté avec son existence, il n'empêche que son portrait fascine, rappelant celui non moins passionnant de Baptiste Cyparis. Edward Love épousera Garance, musicienne qui s'intéresse aux bruits sourds de la terre et du feu. Elle mourra en donnant naissance à des jumeaux. Semblable à Baptiste, maintes fois insulté parce qu'il était noir, Love aura « l'impression que sa vie était finie, advenue, consommée, et pour la première fois il lui sembla véritablement connaître la peur. » Peur déroutante qui désespérera les deux hommes, épuisés qu'ils sont d'avoir trop espéré de la vie et perdu la bien-aimée. C'est le souvenir de Garance qui apportera une réponse au titre du roman à travers ses enfants. Une nuit du mois d'août, alors que les jumeaux ont quatre ans, leur père leur fait admirer les Perséides, « que Garance avait toujours appelées " larmes de saint Laurent " en l'honneur du malheureux saint né à la fin de l'été [...] »
Autre temps contemporain, un jour d'hiver. Une jeune femme promène son chien et ceux de ses voisins sur le mont Royal. Nous ne savons qui elle est, ni comment elle vit. Bientôt, elle croisera le chemin d'un jeune homme pas mieux loti qu'elle. Il lit beaucoup de livres traitant de civilisations — Pompéi, Herculanum — détruites par des tremblements de terre ou des éruptions volcaniques. Peu à peu, ils s'apprivoiseront, se confieront, l'air de ne pas y toucher, des petits secrets de leur ancienne vie. Ne sont-ils pas aussi jeunes que nous le pensions ? En deux pages, l'auteure glisse un important indice concernant le passé de la promeneuse de chiens. Elle aurait été trapéziste dans un cirque, un grave accident ayant interrompu sa carrière. Son partenaire, évoqué promptement, n'était plus qu' « un homme long et mince, aux traits tristes. [...] Il semble jeune mais a les yeux d'un vieillard ; il marche en s'appuyant sur une canne [...] ». Autant de repères relatant des années hypothétiques qui éclaircissent certains points obscurs de l'ascendance des deux jeunes gens. La fin, ou le commencement, de leur rencontre tout à fait inattendue, nous laisse pantoise de surprenante admiration, même si nous savons que rien, ni personne, ne se construit seul.
En un triptyque savamment élaboré, se révèle une ultime histoire d'amour qui, au long des pages, enjolivée de poétiques et nécessaires digressions, dirige le lecteur vers des événements hors du commun. On aime que Dominique Fortier sorte des sentiers battus, qu'elle nous informe de faits éloignés des modes, d'individus qui ont existé, un peu oubliés mais sans qui le regard que nous portons sur le monde actuel ne serait pas tout à fait le même. On aime aussi que, sans exagération, l'écrivaine emploie l'imparfait du subjonctif, ajoutant un charme très particulier à la rondeur déployée de sa phrase. Elle nous enseigne que les tribulations planétaires ne sont pas indépendantes des lois stellaires. Adversité que l'homme ne sait pas toujours interpréter, ni comprendre. Il est bien qu'une voix talentueuse lui rappelle qu'il dépend de l'universalité céleste et peu des contingences terrestres. Étrangement, le roman s'ajuste à celui d'Anne Michaels, Le tombeau d'hiver, magistralement traduit par cette même écrivaine. On lit le roman de Dominique Fortier en nous disant que les civilisations soumises au bon vouloir de l'humanité, surtout aux cycles naturels de la planète, sont là pour ne pas durer. Vestiges éphémères de notre passage sur terre, nous avisant que d'un siècle à un autre, les êtres humains, malgré leur disparition, soudent une chaîne indestructible de laquelle ils ne peuvent échapper à leur destinée grandiose, parfois pathétique...
Les larmes de saint Laurent, Dominique Fortier
éditions Alto, Québec, 2010, 344 pages
Peut-on dire que le roman se divise en trois parties ? On pense plutôt à trois nouvelles se recoupant d'une heureuse manière. Ce n'est pas lors de la première lecture que les indices reliant les protagonistes entre eux se précisent mais, plus tard, quand les récits se décantent. Nous faisons connaissance avec Baptiste Cyparis, unique survivant de l'éruption de la montagne Pelée, en Martinique, le 8 mai 1902. Homme noir dont le destin se répercutera sur ses descendants. D'abord emprisonné pour avoir défendu une « fille de joie » dans un bar, il le sera une fois encore pour un crime qu'il n'aura pas commis. Entretemps, exhibé comme phénomène dans un cirque, il épousera Alice dont le jeune fils nourrit les bêtes et prend soin d'elles. Plus tard, il s'éprendra follement de Stella, compagne de l'un des deux associés du cirque, avec qui il aura une brève aventure qui se terminera tragiquement.
La deuxième partie se déroule à la même époque, en Angleterre. Augustus Edward Hough Love, mathématicien, y étudie le mystère des nombres et fut l'auteur « d'un lourd traité sur l'élasticité de solides [...] ». Si Dominique Fortier a pris quelque liberté avec son existence, il n'empêche que son portrait fascine, rappelant celui non moins passionnant de Baptiste Cyparis. Edward Love épousera Garance, musicienne qui s'intéresse aux bruits sourds de la terre et du feu. Elle mourra en donnant naissance à des jumeaux. Semblable à Baptiste, maintes fois insulté parce qu'il était noir, Love aura « l'impression que sa vie était finie, advenue, consommée, et pour la première fois il lui sembla véritablement connaître la peur. » Peur déroutante qui désespérera les deux hommes, épuisés qu'ils sont d'avoir trop espéré de la vie et perdu la bien-aimée. C'est le souvenir de Garance qui apportera une réponse au titre du roman à travers ses enfants. Une nuit du mois d'août, alors que les jumeaux ont quatre ans, leur père leur fait admirer les Perséides, « que Garance avait toujours appelées " larmes de saint Laurent " en l'honneur du malheureux saint né à la fin de l'été [...] »
Autre temps contemporain, un jour d'hiver. Une jeune femme promène son chien et ceux de ses voisins sur le mont Royal. Nous ne savons qui elle est, ni comment elle vit. Bientôt, elle croisera le chemin d'un jeune homme pas mieux loti qu'elle. Il lit beaucoup de livres traitant de civilisations — Pompéi, Herculanum — détruites par des tremblements de terre ou des éruptions volcaniques. Peu à peu, ils s'apprivoiseront, se confieront, l'air de ne pas y toucher, des petits secrets de leur ancienne vie. Ne sont-ils pas aussi jeunes que nous le pensions ? En deux pages, l'auteure glisse un important indice concernant le passé de la promeneuse de chiens. Elle aurait été trapéziste dans un cirque, un grave accident ayant interrompu sa carrière. Son partenaire, évoqué promptement, n'était plus qu' « un homme long et mince, aux traits tristes. [...] Il semble jeune mais a les yeux d'un vieillard ; il marche en s'appuyant sur une canne [...] ». Autant de repères relatant des années hypothétiques qui éclaircissent certains points obscurs de l'ascendance des deux jeunes gens. La fin, ou le commencement, de leur rencontre tout à fait inattendue, nous laisse pantoise de surprenante admiration, même si nous savons que rien, ni personne, ne se construit seul.
En un triptyque savamment élaboré, se révèle une ultime histoire d'amour qui, au long des pages, enjolivée de poétiques et nécessaires digressions, dirige le lecteur vers des événements hors du commun. On aime que Dominique Fortier sorte des sentiers battus, qu'elle nous informe de faits éloignés des modes, d'individus qui ont existé, un peu oubliés mais sans qui le regard que nous portons sur le monde actuel ne serait pas tout à fait le même. On aime aussi que, sans exagération, l'écrivaine emploie l'imparfait du subjonctif, ajoutant un charme très particulier à la rondeur déployée de sa phrase. Elle nous enseigne que les tribulations planétaires ne sont pas indépendantes des lois stellaires. Adversité que l'homme ne sait pas toujours interpréter, ni comprendre. Il est bien qu'une voix talentueuse lui rappelle qu'il dépend de l'universalité céleste et peu des contingences terrestres. Étrangement, le roman s'ajuste à celui d'Anne Michaels, Le tombeau d'hiver, magistralement traduit par cette même écrivaine. On lit le roman de Dominique Fortier en nous disant que les civilisations soumises au bon vouloir de l'humanité, surtout aux cycles naturels de la planète, sont là pour ne pas durer. Vestiges éphémères de notre passage sur terre, nous avisant que d'un siècle à un autre, les êtres humains, malgré leur disparition, soudent une chaîne indestructible de laquelle ils ne peuvent échapper à leur destinée grandiose, parfois pathétique...
Les larmes de saint Laurent, Dominique Fortier
éditions Alto, Québec, 2010, 344 pages
lundi 5 juillet 2010
Entre la terre et l'eau ****
Il en est des livres comme des êtres humains : il est rare d'en trouver d'exceptionnels. Quand cela se produit, on ne voudrait pas que le livre se termine, que l'être humain s'en aille. L'un et l'autre enrichissent notre quotidien parfois insipide. On aimerait avoir écrit le livre en question, garder pour soi l'être qui nous a fait don de sa grâce. Après avoir lu le roman d'Anne Michaels, Le tombeau d'hiver, on a éprouvé un sentiment d'inachevé face à nos accomplissements.
Nous sommes en Égypte, en 1964. Avery et Jeanne sont mariés depuis un an. Il est ingénieur, elle, botaniste. Avery fait partie d'une équipe affectée au démantèlement d'Abou Simbel, à la reconstruction des anciens temples nubiens de Ramsès II et de son illustre épouse, Néfertari. Quelques années plus tôt a eu lieu l'érection du barrage d'Assouan. Jeanne, enceinte, sur la péniche qu'ils habitent, s'émerveille du désert, des étoiles au-dessus de sa tête, s'attriste des conséquences qu'entraînera le déplacement de cent vingt mille Nubiens, dont les villes seront noyées sous les eaux du Nil. Pour Avery et ses collègues, c'est l'ultime « solution du désespoir. » Plus ce dernier avancera dans sa mission, plus il sera révolté par l'entreprise inhumaine que les ingénieurs font subir au Nil, aux temples. Il imagine le fleuve, qui « offrait sa puissante fertilité au désert [...] bientôt harnaché, sa soumission. » Avery imagine encore ce qui restera à sa place : « un réservoir immense redessinerait le territoire [...] ». Durant l'inauguration, « pas un mot ne sera prononcé sur les Nubiens forcés de quitter leurs anciennes demeures, ni sur les vingt-sept villes et villages disparus sous le nouveau lac. » Avery se remémore leurs noms, ce qui le ramène à Long Sault, en Ontario, où, en 1957, plus de deux cents kilomètres carrés de terres ont été inondées pour rendre les rapides navigables.
L'immersion dans le passé nous apprendra l'enfance douloureuse de Jeanne qui, toute petite, a perdu sa mère, l'immense tristesse de son père qui ne s'est jamais remis de son deuil. Nous connaîtrons la mère d'Avery, Marina, illustratrice de livres pour enfants ; l'affectueuse admiration qu'il porte à son père, lui-même ingénieur. Avery et Jeanne se sont rencontrés alors que celui-ci se promenait dans le lit asséché, pierreux, du Saint-Laurent. Les maisons et les fermes des comtés de Stormont, de Glengary et de Dundas ont été pillées pour en extraire les matériaux de construction. Tout ce qui restait a été éradiqué par « le feu et les bulldozers [...] » Première désillusion d'Avery sur les intentions insensées des experts à vouloir détourner l'eau et la terre de leur cours naturel. Plus tard, s'avérera l'erreur monumentale de ces sites artificiels... Ce jour-là, Jeanne ramasse les dernières plantes qui peuvent être sauvées. Avery et Jeanne, tout à leur colère personnelle, essaieront de réparer la faute des hommes en ne se quittant plus, en s'interrogeant sur le destin du monde qui n'a été que démolition et reconstruction. Le roman est largement ponctué d'une part historique, entrecoupée d'événements circonstanciels, tels la grossesse de Jeanne, le drame qui effritera l'amour du couple, soit le tombeau d'hiver. De retour à Toronto, proches de Marina, ils se sépareront. Jeanne habitera l'appartement de ses parents, Avery « louera un appartement en demi sous-sol près de la faculté d'architecture ». Une nuit, tandis que Jeanne plante des boutures dans un parc public, elle fera la connaissance de Lucjan, un Polonais exilé. Ils deviendront amants, d'où des pages érotiques voilées d'une extrême pudeur. Lucjan relatera à Jeanne, outre son enfance entre sa mère et son beau-père, la dévastation de Varsovie par les Allemands puis par les Russes ; la reconstruction du plus vieux quartier, la Vieille Ville, exactement comme avant, au point d'être gêné de marcher dans cette copie conforme. Après avoir sevré Jeanne de ses années polonaises, Lucjan, ne différant pas de ses semblables, rompra le lien qu'il avait noué avec elle, autre ruine.
Il est impossible de parler de ce magistral roman sans nous interroger sur la condition humaine dénoncée par André Malraux. Roman de la dépossession, roman combien humaniste. Roman biblique s'il en est, Anne Michaels conduit les protagonistes à travers un dédale poétique, tant elle cerne les villes anciennes — la description du village nubien Ashkeit est admirable —, croyant peu au génie de ceux qui reconstruisent sans trop se poser de questions... Les morts, leur déplacement, ont une importance au même titre que les fantômes des vivants. Chacun survit, disparaît à sa manière. Roman de la mémoire que des aphorismes reliés entre eux éveillent à coups de réalisme et de rêve. Souci du détail que renforce une réflexion exhaustive, constamment écorchée, à vif, de l'auteure lorsqu'il s'agit d'amalgamer le présent au passé. N'écrit-elle pas : « Le passé ne change pas, ni le besoin que nous avons de lui. » Autant dire une rédemption, le pardon est si difficile à accorder.
Chef-d'œuvre qu'Anne Michaels a mis douze ans à écrire et qu'il faut lire absolument. Son premier roman, La mémoire en fuite, a été récompensé de plusieurs grands prix, traduit et publié dans une vingtaine de pays.
On mentionne la remarquable traduction de Dominique Fortier.
Le tombeau d'hiver, Anne Michaels
Traduit de l'anglais (Canada) par Dominique Fortier
Éditions Alto, Québec, 2010, 430 pages
Nous sommes en Égypte, en 1964. Avery et Jeanne sont mariés depuis un an. Il est ingénieur, elle, botaniste. Avery fait partie d'une équipe affectée au démantèlement d'Abou Simbel, à la reconstruction des anciens temples nubiens de Ramsès II et de son illustre épouse, Néfertari. Quelques années plus tôt a eu lieu l'érection du barrage d'Assouan. Jeanne, enceinte, sur la péniche qu'ils habitent, s'émerveille du désert, des étoiles au-dessus de sa tête, s'attriste des conséquences qu'entraînera le déplacement de cent vingt mille Nubiens, dont les villes seront noyées sous les eaux du Nil. Pour Avery et ses collègues, c'est l'ultime « solution du désespoir. » Plus ce dernier avancera dans sa mission, plus il sera révolté par l'entreprise inhumaine que les ingénieurs font subir au Nil, aux temples. Il imagine le fleuve, qui « offrait sa puissante fertilité au désert [...] bientôt harnaché, sa soumission. » Avery imagine encore ce qui restera à sa place : « un réservoir immense redessinerait le territoire [...] ». Durant l'inauguration, « pas un mot ne sera prononcé sur les Nubiens forcés de quitter leurs anciennes demeures, ni sur les vingt-sept villes et villages disparus sous le nouveau lac. » Avery se remémore leurs noms, ce qui le ramène à Long Sault, en Ontario, où, en 1957, plus de deux cents kilomètres carrés de terres ont été inondées pour rendre les rapides navigables.
L'immersion dans le passé nous apprendra l'enfance douloureuse de Jeanne qui, toute petite, a perdu sa mère, l'immense tristesse de son père qui ne s'est jamais remis de son deuil. Nous connaîtrons la mère d'Avery, Marina, illustratrice de livres pour enfants ; l'affectueuse admiration qu'il porte à son père, lui-même ingénieur. Avery et Jeanne se sont rencontrés alors que celui-ci se promenait dans le lit asséché, pierreux, du Saint-Laurent. Les maisons et les fermes des comtés de Stormont, de Glengary et de Dundas ont été pillées pour en extraire les matériaux de construction. Tout ce qui restait a été éradiqué par « le feu et les bulldozers [...] » Première désillusion d'Avery sur les intentions insensées des experts à vouloir détourner l'eau et la terre de leur cours naturel. Plus tard, s'avérera l'erreur monumentale de ces sites artificiels... Ce jour-là, Jeanne ramasse les dernières plantes qui peuvent être sauvées. Avery et Jeanne, tout à leur colère personnelle, essaieront de réparer la faute des hommes en ne se quittant plus, en s'interrogeant sur le destin du monde qui n'a été que démolition et reconstruction. Le roman est largement ponctué d'une part historique, entrecoupée d'événements circonstanciels, tels la grossesse de Jeanne, le drame qui effritera l'amour du couple, soit le tombeau d'hiver. De retour à Toronto, proches de Marina, ils se sépareront. Jeanne habitera l'appartement de ses parents, Avery « louera un appartement en demi sous-sol près de la faculté d'architecture ». Une nuit, tandis que Jeanne plante des boutures dans un parc public, elle fera la connaissance de Lucjan, un Polonais exilé. Ils deviendront amants, d'où des pages érotiques voilées d'une extrême pudeur. Lucjan relatera à Jeanne, outre son enfance entre sa mère et son beau-père, la dévastation de Varsovie par les Allemands puis par les Russes ; la reconstruction du plus vieux quartier, la Vieille Ville, exactement comme avant, au point d'être gêné de marcher dans cette copie conforme. Après avoir sevré Jeanne de ses années polonaises, Lucjan, ne différant pas de ses semblables, rompra le lien qu'il avait noué avec elle, autre ruine.
Il est impossible de parler de ce magistral roman sans nous interroger sur la condition humaine dénoncée par André Malraux. Roman de la dépossession, roman combien humaniste. Roman biblique s'il en est, Anne Michaels conduit les protagonistes à travers un dédale poétique, tant elle cerne les villes anciennes — la description du village nubien Ashkeit est admirable —, croyant peu au génie de ceux qui reconstruisent sans trop se poser de questions... Les morts, leur déplacement, ont une importance au même titre que les fantômes des vivants. Chacun survit, disparaît à sa manière. Roman de la mémoire que des aphorismes reliés entre eux éveillent à coups de réalisme et de rêve. Souci du détail que renforce une réflexion exhaustive, constamment écorchée, à vif, de l'auteure lorsqu'il s'agit d'amalgamer le présent au passé. N'écrit-elle pas : « Le passé ne change pas, ni le besoin que nous avons de lui. » Autant dire une rédemption, le pardon est si difficile à accorder.
Chef-d'œuvre qu'Anne Michaels a mis douze ans à écrire et qu'il faut lire absolument. Son premier roman, La mémoire en fuite, a été récompensé de plusieurs grands prix, traduit et publié dans une vingtaine de pays.
On mentionne la remarquable traduction de Dominique Fortier.
Le tombeau d'hiver, Anne Michaels
Traduit de l'anglais (Canada) par Dominique Fortier
Éditions Alto, Québec, 2010, 430 pages
lundi 21 juin 2010
Terreur et passion au Cambodge *** 1/2
On a déménagé, les arbres se balancent gaiement devant la porte-patio du salon. Plus loin, la rivière coule, calme, allongée, à l'intérieur de rives abritées d'herbes hautes, de fleurs sauvages. On voudrait que la paix environnante nous fasse oublier les atrocités du monde, mais on ne peut pas. D'où notre lecture du roman de Kim Echlin, Un jour, même les pierres parleront.
L'histoire se déroule durant le génocide cambodgien pendant lequel deux millions de personnes ont été torturées, massacrées. Loin, très loin, les Nations unies veillent. Elles plaident la démocratie, mais ignorent les combats, les camps dissimulés dans la jungle, le trafic d'armes et le peuple, le « champ de mines qui s'étend du golfe de la Thaïlande aux frontières du Laos. » Les gens disaient que les Nations unies superviseraient les premières élections. Se nourrissaient d'illusions pour survivre.
Trente ans plus tard, Anne Greves raconte sa passion pour Serey, un étudiant cambodgien en exil. Elle avait seize ans, lui était son aîné de six ans. Ils avaient fait connaissance dans un bar du Vieux-Montréal, L'air du temps. Anne était là avec son amie Charlotte et d'autres filles, pour écouter chanter Buddy Guy. Entre eux, ce fut définitif, bien que Serey attendît l'ouverture des frontières de son pays pour repartir... À l'époque, Anne habitait chez son père, homme débonnaire et généreux. Sa mère était morte durant sa petite enfance. Confiée à Berthe, jeune femme qui entraînait la fillette à « entendre Etta James dans un club de blues sur Saint-Laurent », Anne a vécu une enfance peu orthodoxe, et quand elle rencontre Serey, elle connaît le blues et le jazz sur le bout des doigts. Si la musique et les chansons les unissent, une tendresse désespérée, insoutenable, renforcera un lien légitime : Anne recherche l'amour de sa mère, Serey son pays et sa famille. Ne dit-elle pas que de sa mère, elle a appris « que ceux qu'on aime peuvent disparaître soudainement, inexplicablement. » Finalement, Anne désertera la maison paternelle pour vivre avec Serey. Il inculquera à son amante certains rites du Cambodge, lui parlera de ses parents, de son frère cadet. Du règne sanguinaire de Pol Pot. Anne est tellement vulnérable qu'elle ne mettra jamais en doute l'amour que lui porte son amoureux, alors que celui-ci se reflète en elle. Phnom Penh, lancinante litanie, point de repère tangible quand, onze ans plus tard, Anne abandonnera tout pour retrouver Serey qu'elle a cru reconnaître à la télévision, dans la foule cambodgienne.
Drame émouvant et poignant narré par une femme entièrement consacrée à son amant. Un tel amour aurait-il abouti à quelque harmonieuse continuité en temps de paix ? Souvent, les guerres alimentent des sentiments exacerbés par les ombres tenaces de la mort, rôdant autour d'êtres préparés inconsciemment à cette ultime éventualité. Serey aurait-il rejoint Anne à Montréal ? Si dans des circonstances dramatiques la question ne se pose pas, cela signifie qu'en temps de guerre, une part irrationnelle en nous dirige nos agissements. Les aberrations dont Anne est témoin attisent en son for intérieur des sentiments mitigés, dictés par une culture qui la trouble, la séduit, malmenés par la barbarie d'hommes qui tuent sans raison. Vie et mort, affliction et conformité, vérités et mensonges, méfiance et délation, chaque contraire anime les jours et les nuits rattachant Anne à des paysages grandioses, à des êtres désintéressés qui l'aident à se construire un semblant de vie. Mau et Will, deux hommes dévoués à sa cause et à celle de son amant. Ce dernier ne confiera jamais à Anne qu'il travaille pour la résistance, qu'il rédige des discours pour l'Occident. Officiellement, il est traducteur. Préoccupée par son amour pour Serey, elle sillonne, curieuse, les rues pittoresques de la ville, s'acquitte de ses manques affectifs en s'adressant en kmer à des personnes inconnues, soumises aux restrictions contraignantes de la guerre. Plus tard, ayant attrapé le virus de la « fièvre des os » Anne, enceinte, accouchera d'une enfant mort-né. Plus tard encore, Serey sera tué lors d'un rassemblement de l'opposition. Risquant sa vie, accompagnée de Mau, Anne le recherchera : roulera son crâne dans un canal, au fond des eaux... Après avoir été emprisonnée, maltraitée, elle sera expulsée du Cambodge. De retour au Québec, elle se mariera, aura deux fils. Son mari partira, « il disait que c'était une erreur [...] ». Devenue « une femme d'un certain âge », Anne implorera Serey de revenir à la vie, qu'elle puisse sentir son souffle. Elle voudrait l'entendre chanter et chuchoter son nom une dernière fois...
Roman dérangeant, éveillant la mémoire endormie, la voix assoupie de la conscience. Écriture saccadée, telle une respiration remplie de sanglots, sur le point de s'éteindre. Amour et haine, silence et bruit. Kim Echlin adhère à l'inutilité de la guerre, évoque l'abrutissement d'esprits pervers, le besoin de se soustraire à l'ordinaire, de conquérir un pouvoir douteux. Que sont devenus les tortionnaires des massacres qui se répètent sans qu'aucune leçon n'en soit tirée ? Entre lumière et noirceur, le roman contient l'espoir désemparé, la mémoire outragée d'une femme qui a aimé un homme au delà de l'amour. Qu'est-ce que l'homme ? se questionne Anne à la fin de son douloureux périple. Réponse lapidaire et infinie : « La cruauté humaine se transforme en note de musique, en une phrase cadencée. »
On signale la sensible et intelligente traduction de Sylvie Nicolas.
Un jour, même les pierres parleront, Kim Echlin
traduit de l'anglais par Sylvie Nicolas
Éditions Québec Amérique, Montréal, 2010, 254 pages
L'histoire se déroule durant le génocide cambodgien pendant lequel deux millions de personnes ont été torturées, massacrées. Loin, très loin, les Nations unies veillent. Elles plaident la démocratie, mais ignorent les combats, les camps dissimulés dans la jungle, le trafic d'armes et le peuple, le « champ de mines qui s'étend du golfe de la Thaïlande aux frontières du Laos. » Les gens disaient que les Nations unies superviseraient les premières élections. Se nourrissaient d'illusions pour survivre.
Trente ans plus tard, Anne Greves raconte sa passion pour Serey, un étudiant cambodgien en exil. Elle avait seize ans, lui était son aîné de six ans. Ils avaient fait connaissance dans un bar du Vieux-Montréal, L'air du temps. Anne était là avec son amie Charlotte et d'autres filles, pour écouter chanter Buddy Guy. Entre eux, ce fut définitif, bien que Serey attendît l'ouverture des frontières de son pays pour repartir... À l'époque, Anne habitait chez son père, homme débonnaire et généreux. Sa mère était morte durant sa petite enfance. Confiée à Berthe, jeune femme qui entraînait la fillette à « entendre Etta James dans un club de blues sur Saint-Laurent », Anne a vécu une enfance peu orthodoxe, et quand elle rencontre Serey, elle connaît le blues et le jazz sur le bout des doigts. Si la musique et les chansons les unissent, une tendresse désespérée, insoutenable, renforcera un lien légitime : Anne recherche l'amour de sa mère, Serey son pays et sa famille. Ne dit-elle pas que de sa mère, elle a appris « que ceux qu'on aime peuvent disparaître soudainement, inexplicablement. » Finalement, Anne désertera la maison paternelle pour vivre avec Serey. Il inculquera à son amante certains rites du Cambodge, lui parlera de ses parents, de son frère cadet. Du règne sanguinaire de Pol Pot. Anne est tellement vulnérable qu'elle ne mettra jamais en doute l'amour que lui porte son amoureux, alors que celui-ci se reflète en elle. Phnom Penh, lancinante litanie, point de repère tangible quand, onze ans plus tard, Anne abandonnera tout pour retrouver Serey qu'elle a cru reconnaître à la télévision, dans la foule cambodgienne.
Drame émouvant et poignant narré par une femme entièrement consacrée à son amant. Un tel amour aurait-il abouti à quelque harmonieuse continuité en temps de paix ? Souvent, les guerres alimentent des sentiments exacerbés par les ombres tenaces de la mort, rôdant autour d'êtres préparés inconsciemment à cette ultime éventualité. Serey aurait-il rejoint Anne à Montréal ? Si dans des circonstances dramatiques la question ne se pose pas, cela signifie qu'en temps de guerre, une part irrationnelle en nous dirige nos agissements. Les aberrations dont Anne est témoin attisent en son for intérieur des sentiments mitigés, dictés par une culture qui la trouble, la séduit, malmenés par la barbarie d'hommes qui tuent sans raison. Vie et mort, affliction et conformité, vérités et mensonges, méfiance et délation, chaque contraire anime les jours et les nuits rattachant Anne à des paysages grandioses, à des êtres désintéressés qui l'aident à se construire un semblant de vie. Mau et Will, deux hommes dévoués à sa cause et à celle de son amant. Ce dernier ne confiera jamais à Anne qu'il travaille pour la résistance, qu'il rédige des discours pour l'Occident. Officiellement, il est traducteur. Préoccupée par son amour pour Serey, elle sillonne, curieuse, les rues pittoresques de la ville, s'acquitte de ses manques affectifs en s'adressant en kmer à des personnes inconnues, soumises aux restrictions contraignantes de la guerre. Plus tard, ayant attrapé le virus de la « fièvre des os » Anne, enceinte, accouchera d'une enfant mort-né. Plus tard encore, Serey sera tué lors d'un rassemblement de l'opposition. Risquant sa vie, accompagnée de Mau, Anne le recherchera : roulera son crâne dans un canal, au fond des eaux... Après avoir été emprisonnée, maltraitée, elle sera expulsée du Cambodge. De retour au Québec, elle se mariera, aura deux fils. Son mari partira, « il disait que c'était une erreur [...] ». Devenue « une femme d'un certain âge », Anne implorera Serey de revenir à la vie, qu'elle puisse sentir son souffle. Elle voudrait l'entendre chanter et chuchoter son nom une dernière fois...
Roman dérangeant, éveillant la mémoire endormie, la voix assoupie de la conscience. Écriture saccadée, telle une respiration remplie de sanglots, sur le point de s'éteindre. Amour et haine, silence et bruit. Kim Echlin adhère à l'inutilité de la guerre, évoque l'abrutissement d'esprits pervers, le besoin de se soustraire à l'ordinaire, de conquérir un pouvoir douteux. Que sont devenus les tortionnaires des massacres qui se répètent sans qu'aucune leçon n'en soit tirée ? Entre lumière et noirceur, le roman contient l'espoir désemparé, la mémoire outragée d'une femme qui a aimé un homme au delà de l'amour. Qu'est-ce que l'homme ? se questionne Anne à la fin de son douloureux périple. Réponse lapidaire et infinie : « La cruauté humaine se transforme en note de musique, en une phrase cadencée. »
On signale la sensible et intelligente traduction de Sylvie Nicolas.
Un jour, même les pierres parleront, Kim Echlin
traduit de l'anglais par Sylvie Nicolas
Éditions Québec Amérique, Montréal, 2010, 254 pages
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