Elle est haute comme quatre pommes, légère comme deux plumes. Elle est audiologiste. Après nous être rencontrées, avoir échangé quelques mots, elle nous a tendu la main, a serré la nôtre jusqu'à nous en décrocher l'épaule ! On a tout de suite aimé l'énergie qui se dégageait d'elle, la franchise de ses yeux clairs. On s'est dit une fois encore qu'on détestait les poignées de mains molles, l'hypocrisie moite qu'on y décèle... On a lu le recueil de nouvelles de Charles Bolduc, Les truites à mains nues.
Trente textes brefs qui nous parlent des aléas de l'existence. De temps à autre, un brin de philosophie allège l'amertume que nous dénotons dans les propos de Charles, le narrateur. Il nous fait part de situations qui l'ont fait trébucher au cours d'expériences antérieures. Rien d'exhaustif dans ces confidences, que des banalités narrées au fil du temps qui s'écoule, impitoyable. Qui n'a pas croisé sur sa route une femme qui envisage pour nous une carrière éblouissante ? Ainsi Mercédesz avec qui Charles a travaillé temporairement. Placide entrée en matière, avant de nous confier les paniques qu'il ressent, envisageant changer de vie, rêvant de possibilités éphémères. Pour contrer ses retours minables à la réalité, il se calfeutre chez lui, attend la première neige, entend sa voisine qui jouit. Il y a l'histoire pathétique d'un individu qui rôde et fouille les poubelles. Son entourage en a assez de voir les chats disparaître, de voir son agitation à ses fenêtres jusqu'à l'aube. Le personnage servira de cible meurtrière à la haine d'hommes en colère contre la vie, qui ne leur a réservé qu'un ennui farouchement nourri de rancœur, d'impuissance. La chambre d'amis révèle le destin d'un homme qui ne sait se contenter du quotidien. Lui se concocte un « emploi épanouissant », ne parvient à rien. Kafka nous effleure, son ombre, en trois pages convaincantes, plonge le lecteur dans la platitude d'une vie grugée par le « superflu qui s'était accumulé au fil des ans [...] » La dernière phrase terrifie : « Il n'y a rien d'autre à ajouter. » Ni à attendre, il est souvent trop tard quand la lucidité nous rattrape. Puis, Charles se rappelle Alexandre, « un prénom de garçon, ça arrive [...] », une femme qu'il a aimée, avec qui il a vécu plusieurs années. Il ignore quand ils ont commencé à simuler le bonheur, les caresses de l'amour... Observant Alexandre feuilleter un livre de psychologie, il imagine ce qu'aurait pu être leur vie s'ils avaient accompli plus d'efforts, au lieu de se jeter dans la gueule trompeuse des illusions. Cette autre vie aurait-elle su éviter les écueils, les catastrophes ? Comme une pause salutaire, Charles propose une réflexion sur des moments de clarté absolue, titre éponyme de ce texte bref où ne se dessine rien de particulier, sinon le besoin rassurant d'évoquer un retour à une nuit polaire qui durerait six mois... Plus tard, avec son amoureuse, Charles se promène dans les rues automnales de Québec. Il est vingt heures, les vampires « traînaient parmi les ombres dans le cimetière Saint-Matthew transformé en parc. » Soudain, un parfum délicat de pain émanant d'une boulangerie close les font dériver vers un bonheur collectif, innommable. Se dresse, tel un idéal inaccessible, l'intérieur de la boulangerie. Qui apaise et dissipe le temps. On lit au hasard une nouvelle surréaliste, Des espèces sous-marines formidablement méconnues, une jeune femme qui, chaque dimanche, enfile son scaphandre en faisant sa lessive dans une laverie publique. Un éloge aux escaliers, une courte interrogation sur des pigeons mystérieusement morts, un clin d'œil ironique sur des chiots issus d'une chienne et d'un chien virtuels, alimentent la suite du recueil. Les louanges du jardin secret que chacun porte en soi, un regard voyeur sur une femme nue, traumatisée par la disparition de son père. Déçue par la frilosité morale de ses compagnons de rencontre. Nouvelles exacerbées par un manque venu d'ailleurs, ce qui nous autorise à rêver sur l'inaccomplissement des choses vers lesquelles nous tendons une main avide, sans jamais les atteindre. Dans la veine Des moments de la clarté absolue, l'auteur s'attarde sur des leçons d'orgasme avant de se rebiffer dans Nous crevons comme des chiens, texte à la fois amer et ludique. On a particulièrement savouré Un passage vers les Indes, une vieille femme qui marche, épuisée, dans le grouillement harcelant d'une capitale. Menacée de toutes parts, elle va d'un pas hésitant vers l'inéluctable. Poignant. Charles s'animalise quand, à la suite d'une rupture d'une conduite d'eau souterraine alimentaire, il narre l'incapacité des locataires à s'affairer, tels des gens civilisés. Quand l'eau sera rétablie, un minuscule têtard sera entraîné dans l'évier avant de s'engager dans le renvoi. Autre effet kafkaïen. La conclusion admirable se trame dans le dernier récit, résumant l'ensemble du recueil. Les événements se seraient déroulés durant une décennie, entre vingt et trente ans. Charles dépeint avec humour et émotion l'apprentissage des humains pour grandir et mûrir. Se déploient nos inavouables échecs, nos mesquines victoires ; nos tentatives pour amorcer, sans trop souffrir, nos crédules lâchetés, nos piètres certitudes. Ne quitte-t-on pas à cet âge instable, « l'allée centrale pour emprunter ses propres sentiers. » ? Charles Bolduc, l'auteur de ces nouvelles atypiques, frère de ce Charles fictif, mesure l'usure insoupçonnable qui s'empare du corps et de l'esprit : nous nous étonnons d'être encore en vie.
Instants fugitifs que Charles Bolduc met en scène. Insaisissables, glissant entre les mains, comme le suggère le titre du recueil. On a aimé que l'auteur mette en pratique son art du savoir-dire et écrire, la manière qu'il a de relater une anecdote presque insipide puis de la transformer en un objet que nous contemplons, admiratifs. Un objet qui tombe, ne se brise pas, la chute de ces textes étant magnifiquement vibrante, bellement intimiste et pétulante. Charles, l'esseulé inquiet, convie le lecteur à savourer les réalités du monde perçues avec talent et grâce par son homonyme Charles Bolduc, écrivain exigeant et perspicace.
Les truites à mains nues, Charles Bolduc,
Leméac Éditeur, Montréal, 2012, 144 pages