lundi 29 mars 2010

Croire en Dieu sans aucun doute *** 1/2

Que dire des nouvelles mondiales qui prennent possession du peu de temps dont nous disposons. Les journaux et la télé nous informent du pire ; rarement, le bien auquel contribuent des hommes et des femmes ne fait l'objet d'une mention spéciale. Est-ce utile de nous rebattre les oreilles des méfaits de nos semblables ? Depuis longtemps, grandes et petites guerres se perpétuent sans que nous en tirions une leçon. Dieu nous aurait-il oubliés ? Allons voir ce qu'il en est dans l'essai d'Alain Gagnon, Propos pour Jacob.

En introduction, un narrateur confie à son petit-fils ce qu'il lui léguera à sa mort : des réflexions personnelles, des questionnements spirituels traitant de l'existence de Dieu. Ce même narrateur prévient Jacob qu'il s'avancera « à pas prudents de loup » dans « l'ampleur du sujet » qu'il prétend connaître. Celui du monde tel qu'il est, mais aussi dans l'univers d'un dieu qui sommeillerait en nous, soit le sacré qui nous différencie du règne minéral, végétal, animal. Tout d'abord, Alain Gagnon affirme que l'Esprit est « un, sans temps ni lieu. » Impérieux, il souffle, se réverbère au centre de toutes les philosophies. Dépourvues de cet esprit universel, nombre d'œuvres auraient avorté : poésie, littérature, peinture, architecture, la nature s'appliquant à nous démontrer la perfection de la fleur la plus humble. Faut-il responsabiliser Dieu d'un semblable et grandiose dessein ? Ne nourrit-on pas aujourd'hui un brin de lassitude, quand rabâchant à souhait les causes de malheurs superposés les uns sur les autres, nos oreilles et nos yeux se ferment ? Dieu n'est-il pas désespéré de devoir tout reconstruire, contemplant le monde usé plutôt qu'existant mal, comme le suggère l'auteur.

On admire Alain Gagnon d'attester sans faillir l'existence de Dieu. Les exemples théoriques ou concrets se multiplient que nous ne pouvons mettre en doute. Pourtant, n'appartient-il pas à chacun d'interpréter " l'aspiration vers l'infini " tel un phénomène scientifique, logique et intelligent, une volonté naturelle complexe et moins crédule ? N'est-ce point devenir l'égal de Dieu en se faisant complice de ses créations ? En soi, ne sommes-nous pas des dieux par le fait même de combattre dans un maelström essoufflant une destinée qui nous a été transmise, pour que nous la menions du mieux possible ? Ne sommes-nous pas, à l'image de Dieu, le « Sacakoua » du début de l'univers ? En quoi Dieu et ses créatures ont-ils changé ? Plusieurs mythes nous apprennent que des rebellions se sont produites avant que Dieu entreprenne sa tâche ; on pense aux faux prophètes qui, en leur temps, ont juré être les sauveurs de l'humanité avant que Jésus se sacrifie pour elle. Que de brumes idéalistes et fascinantes suggérées par Alain Gagnon ; tant de légendes préhistoriques sont ancrées dans nos consciences, imprégnant l'innommable en nous, défiant nos peurs, nos forces. Notre conscience propre au règne hominal, celle qui nous est étrangère, peut-elle être gouvernée par des anges ou des démons, exilés que nous sommes dans un « univers auquel nous nous adaptons de par notre nature animale [...] » ?  Que penser des atrocités que l'homme a mis sur pied pour exterminer ses frères  ? Où intervient le divin cosmique quand il s'agit d'exploiter la misère des innocents, ceux et celles qui ne savent se défendre contre des hommes de mauvaise volonté ? Peut-on demander aux démunis de vaincre la souffrance et la peur pour devenir Dieu ? L'Être divin serait-il sélectif ? Le péché originel nous aurait-il départagés ? Les martyrs s'abandonnant au dogme chrétien — et l'ignorant — lors de spectacles sanguinaires se présentaient-ils déjà comme des hommes nouveaux, une vision béatifique exaltant leur indéfectible croyance ? Le christianisme n'est-il pas né de ces affres, d'un enivrement céleste, répliqueront les irréductibles de la Foi. 

Le livre, car c'en est un où l'amour du divin l'emporte sur la pauvreté morale, intellectuelle de l'homme, foisonne de références qui ont guidé Alain Gagnon vers des ancrages resplendissants. Nos interrogations tumultueuses sont prises en main par l'auteur, serein et grave. La Joie de croire en Dieu s'avère la force suprême de l'ouvrage, louant « l'homme intérieur » que nous devons chercher au détriment du « vieil homme ». On a aimé que Gagnon multiplie ses approches, citant Nicodème, Paul de Tarse, Maître Eckhart, Sri Aurobindo, l'empereur Marc-Aurèle, définissant ainsi nos diverses consciences à travers des paraboles de Jésus. Mais Dieu est-il accessible à tous, sa parole à Lui se répercutant « par images et impressions [...] » indicibles. Il serait impossible de répertorier les axiomes philosophiques que propose l'auteur, l'œuvre se révélant riche, extrêmement réfléchie. Il suffit de s'acheminer intérieurement vers une éthique embellie d'une « vraie » liberté, ce que recommande l'auteur à son petit-fils. L'humain ne se révèle-t-il pas le véritable sujet et mystère de cet essai érudit, inclassable ?  

Pour clore ces éloquents propos, 99 bouts de papier, sous forme d'aphorismes, vagabondent spontanément d'une pensée à une autre. Ils sont là, témoignant d'une angoissante lucidité, nous obligeant parfois à nous interroger sur la nécessité de vivre, de parcourir en trébuchant une courte distance heurtant nos certitudes, nos hésitations. Il n'empêche qu'en fermant ce livre, et malgré la beauté spirituelle du texte, la sincérité absolue de l'auteur, nous ne sommes sûrs de rien, surtout pas de l'existence d'une entité désincarnée, pétrissant, telle la glaise, la chair périssable de l'humain. Le génie de l'homme, selon Nietzsche, n'est-il pas d'être " humain, trop humain ", donc imparfait. À défaut de croire en Dieu, croyons en la parole persuasive d'Alain Gagnon, lui aussi, trop humain !


Propos pour Jacob, Alain Gagnon
Les Éditions de la grenouille bleue, Montréal, 2010, 122 pages

lundi 22 mars 2010

Quatre hommes en débandade *** 1/2

Le temps de feuilleter un livre, d'en lire quelques pages, on se rend compte que le fond de l'air contient des senteurs que seul le printemps possède. Un retour à la vie pour tous ceux qui souffrent, une source d'énergie pour ceux qui en ont besoin. En attendant ces effets tonifiants sur la misère du monde, on parle des récits de Normand Corbeil, Les années-tennis.

Quatre récits qui appartiennent au temps de la jeunesse, synonymes des années-tennis. Nous savons que les grands champions de ce noble sport sont jeunes et qu'au delà de la trentaine, déclinent leur fougue, leur vivacité. Ainsi, les protagonistes parcourant les récits de Normand Corbeil prennent-ils le tennis comme point de ralliement pour se raconter ou relater les déboires inavoués de leurs partenaires et amis. Ils ont été jeunes, ont joué ensemble de fabuleuses parties, se sont renvoyé des balles tant sur les courts que dans leur existence. Michel se souvient chaleureusement de Pierre-Robert Wilson, dit Bob, qui a disparu. Les deux hommes se sont fréquentés « une bonne quinzaine d'années » mais la vie les a séparés, comme elle a dispersé, après les années quatre-vingt, leur groupe de tennis. Tous avaient dans la trentaine, « Borg et McEnroe fascinaient la planète [...] » Nous devons ce récit intense au sergent M. qui enquête sur la disparition de la bicyclette de la fille de Michel ! De fil en aiguille, la conversation s'engage sur le parcours des uns et des autres jusqu'au moment où le sergent M. interroge Michel sur la disparition de Pierre-Robert Wilson que personne n'a vraiment connu. Alors, déboule une histoire édifiante, remplie d'une tendresse nostalgique pour un homme que la peur de vieillir tenaille. Quand sa femme le quittera pour un voyage indéterminé avec une amie, il ne se remettra pas de ce dernier avatar. Il étouffera sa douleur derrière un double subterfuge, procédé qu'il utilisait habilement envers ses partenaires de tennis...

Le deuxième récit donne la parole à Arnold, autre joueur passionné des années quatre-vingt. Il s'apprête à partir en vacances en Europe, à quitter pour un mois son appartement et ses amis, dont une certaine Gisèle avec qui il a ébauché une liaison. À mesure que s'écoule le temps, l'angoisse le taraude ; Arnold réalise qu'il n'a aucune raison, ni envie, de s'éloigner de sa ville. Nulle part le passé surgira, ce sera le vide, le creux qu'éprouve celui qui a abandonné ses racines. Un mois pendant lequel les années-tennis occuperont l'espace touristique. Les habitudes fabriquent autour du corps d'Arnold une toile d'araignée qui le protège mal des décalages rythmant ses constants combats. « Une habitude, c'est un pli cosmique. » Cauchemars nocturnes et diurnes, réflexions existentielles qu'il ressasse, ne se donnant pas la peine d'ouvrir les yeux sur Nice : il « s'ennuie de ce qui est si près qu'on ne le voit plus. » Vacances ratées, vacances aveugles, tel un mur dressé devant un avenir improbable. Pour enrayer son anxiété, alléger ses phobies, il écrira dans un cahier d'écolier de courtes anecdotes. Funambule éveillé, il traîne sa solitude amère au centre de paysages que son esprit survolté embrume, frôle des hommes et des femmes qui, eux, ne le voient pas, Arnold empruntant l'allure révoltée d'un exilé incompris...

Les troisième et quatrième récits dépeignent deux hommes aux antipodes l'un de l'autre. Bernard décrit son beau-père, Henri, homme à la fois secret et débonnaire, qui, derrière une formidable pudeur, dissimule une grave maladie du cœur dont il mourra. Bernard et Henri ont joué au tennis ensemble, bien que ce dernier fût un joueur médiocre. Les filles d'Henri subjuguent les deux hommes même si l'une d'elles, Viviane, est l'épouse du narrateur. Enfants, elles ont été rompues à la danse, leur gestuelle en a gardé une langueur sensuelle. À l'agonie, ce sont leurs jambes nues qu'Henri voudra revoir... Le dernier récit met en scène Pascal, joueur de tennis du groupe. Narcissique à outrance, il ne doute pas de l'effet qu'il produit sur ses partenaires ou ses amis. Pascal se sent parfaitement à l'aise dans l'ère de l'image qui étale sa magie un peu partout. Rien ni personne ne le menace, croit-il, jusqu'au jour où il fera la connaissance d'Édouard, « le plus que parfait ». Subjugué, Pascal le décrira avec les yeux du cœur, ces yeux incapables d'objectivité ; tous deux joueront au chat et à la souris, philosophant sur la manière d'être et de voir, échange où excelle Édouard, laissant Pascal pantelant. Il faudra qu'un incident déclenche une alarme dans la tête de celui-ci pour qu'il retrouve ses esprits. Étrange match de tennis et complicité avortée.

Profitant de narrer magnifiquement l'histoire de quatre hommes hantés par leur jeunesse égarée, Normand Corbeil glisse entre chaque ligne une pensée philosophique sur la condition de l'être humain, sur ses failles et sa profondeur. Sur ses ressources et ses incapacités à regarder la vie en face quand se présentent d'imprévisibles bouleversements, bousculant la fade inertie du quotidien. Tous les quatre incitent leur narrateur à se projeter dans le miroir que l'existence a dressé, pour mieux contempler leurs lacunes. Autant dire que ces matches en simple aboutissent à des matches en double ! Des récits où le point de mire se maintient au niveau élevé du tennis professionnel. On ne regardera plus jouer Roger Federer et ses adversaires avec l'œil néophyte du spectateur parfois un peu désabusé...


Les années-tennis, Normand Corbeil
VLB éditeur, Montréal, 2009, 202 pages

lundi 8 mars 2010

Onze femmes funambules *** 1/2

Février n'est plus qu'un souvenir glacé, avalé par la promesse de jours cléments. On s'en réjouit d'autant que le soleil se fait haut, délimitant un invisible point d'horizon signalé par une lumière plus dense, des ombres plus longues... On aime le ciel brouillé de mars, la pluie qui balaie la malpropreté de l'asphalte camouflée sous la neige. Ce renouveau nous incite à nous balader dans la ville puis, au retour, à nous plonger dans la lecture du recueil de nouvelles de Josée Bilodeau, titré Incertitudes.

Nous entrons dans ces histoires en toute sérénité, nous attendant aux mésaventures de onze femmes inquiètes, comme le mentionne la quatrième de couverture. Or, ce n'est pas simple d'emprunter un tel couloir agrémenté de miroirs où se reflète une femme, composée de dix autres. Un homme, prénommé Gilles, tient la main d'une certaine Sophie, parfois s'en détache pour s'emparer de celle d'autres femmes que Sophie observe en spectatrice blessée. Gilles est un homme pareil à ses semblables : qualités et défauts ordinaires, suffisamment ennuyeux pour que sa partenaire du moment aille voir ailleurs, rêve d'un amoureux autrement séducteur. Ce que fait Sophie dans la nouvelle intitulée Lorsqu'une porte se ferme, ouvrez-en une autre. Le recueil commence sur une illusion, celle de croire que Gilles aimera Sophie pour le restant de sa vie alors qu'il a « quitté sa femme après l'avoir chérie pendant dix ans [...] » Sophie n'est pas dupe, déjà des failles s'insinuent durant leur aménagement. La première narratrice, qui s'avère l'ombre sororale de Sophie, se promène seule dans un marché mexicain, sur une place colorée, abandonnant son amant à la terrasse d'un café : il fait  « la gueule » ! Cependant, angoissée, elle ne peut s'empêcher de le suivre de loin. Une petite toile, La Travesia, posée sur un chevalet, la fait frissonner, l'étourdissant de ses terrifiantes vérités qu'elle n'ose affronter. Plus tard, nous retrouverons la Travesia dans le regard de Sophie, autre fil conducteur de quelques-unes de ces femmes aux prises avec de communs sentiments humains, provoqués par la sottise d'hommes qui ne savent voir plus loin que les apparences... Dans la chambre andalouse, récit particulièrement apprécié, une femme assiste à une corrida et quand le torero rentre dans l'arène, elle le confond avec son amant. Nous avons droit alors à la véritable corrida qui s'exerce entre une femme et un homme épris l'un de l'autre, que le passage du temps a banalisée. Amante passionnée à l'imagination débridée, amant fatigué des joutes trottant dans la tête essoufflée de son amante. Toutes les figures de la corrida se jouent entre eux jusqu'à la finale inévitable.

Une nouvelle basée sur la nostalgie nous entraîne dans une gare. Violette y cherche un homme qu'elle a aimé des années plus tôt. Fragilité et lucidité de l'amoureuse qui anticipe l'issue de son infructueuse attente. Une rose rouge, cliché de l'amour déçu et qui, pourtant, « les avait amusés sur le coup [...], se fane à ses pieds. Autre récit significatif de la solitude rongeant une mère de famille recomposée. Elle, son conjoint, les enfants sont dans un train de nuit ; ils rentrent à Lausanne après avoir passé leurs vacances en Suisse. Voulant aller aux toilettes, s'éloignant de wagon en wagon, la narratrice se retrouvera entourée de spectres mouvants, d'ombres malfaisantes qui auront momentanément raison d'elle. Plus nous avançons dans notre lecture, plus un effet de  surréalisme envoûtant se crée. Dans Eux, tous les autres, Sophie prend une fois encore la parole : révoltée, elle nous apprend que Gilles l'a quittée, elle en veut au monde entier. Silence opaque magistralement ressenti et dépeint par Josée Bilodeau, qui tiendra la route jusqu'à la dernière page. Le bébé de Maria ne manque pas de nous rappeler celui de Rosemary's Baby évoqué par Sophie et son amant, ami de Gilles et de sa nouvelle compagne. L'étouffement se propage, cruel et ravageur, quand l'auteure met en scène une dernière narratrice ; incapable de se remettre d'une peine d'amour, elle se laisse envahir par un jasmin d'appartement qui, lui aussi, à sa manière, lutte contre l'abandon...

La deuxième moitié du recueil, comme démarquée par une frontière invisible, intensifie ses personnages, leurs actes parfois irrationnels. Les paysages répandent leur lumière estivale, l'air charrie ses fragrances amères et poivrées. Se nouent des rencontres fatales, rarement édifiées sur un quotidien où les choses l'emportent sur de ternes habitudes. Onze femmes repoussent une machinale routine, propre aux gestes coutumiers, à la parole bavarde. Pourtant, elles prennent des risques, mettant en jeu leur existence menacée par la moisissure d'anciennes peurs, de sordides amours qui ne valent pas la peine d'être poursuivies... L'écriture servie par un style particulier, souvent poétique, où des phrases narratives se limitent à un seul mot, tel un hoquet sangloté par des voix empreintes d'une souffrance muette,  anime onze récitantes insatisfaites, mais en mesure de faire table rase d'un passé indigne.

Un autre très beau titre de Josée Bilodeau, qu'il faut lire entre ciel et terre sur le point de s'isoler d'une ligne confuse, horizontale, métaphore de vies refusant de se confiner dans une saison cotonneuse, comme tout amour confortable, se rebellant contre des hommes quelconques, abolissant au prix d'efforts surhumains, les conséquences désastreuses de leurs sentiments inconsistants. La moralité veut que chaque femme mobilise les forces qui les soudent les unes aux autres, sans se croire obligées de déclarer une guerre meurtrière à leur partenaire. La plume de Josée Bilodeau fait merveilleusement office d'arme pacifique, joignant l'humour à l'harmonie des mots, étouffant les sons désagréables de l'amour qui s'use, se désagrège.


Incertitudes, Josée Bilodeau
Québec Amérique, Collection « Littérature d'Amérique »
Montréal, 2010, 136 pages