Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 31 mars 2008
Petites et fatales catastrophes
Il est regrettable que les éditeurs publient de moins en moins de nouvelles. Le genre convient tellement bien au rythme effréné de nos vies. Autobus et métro se prêtent parfaitement à la lecture de courtes histoires. C'est aussi dévaloriser l'art de la nouvelle que prétendre qu'elle se vend mal. On sait combien il est difficile de parfaire un texte où l'essentiel doit être dépeint en quelques pages. C'est toujours avec une curiosité mêlée de plaisir qu'on plonge dans un livre rassemblant des personnages qui font trois petits tours et s'en vont poursuivre leur destin. C'est donc avec enthousiasme qu'on entre dans ce premier recueil de nouvelles d'Annie Dulong, Autour d'eux. Histoires d'hommes et de femmes aux abois, d'enfants impuissants face à des événements plus grands qu'eux.
Quatorze nouvelles dans lesquelles il est rare qu'une porte s'ouvre sur des certitudes ; les failles et les doutes emplissent un moment de l'existence de ces êtres qui ne demandent qu'à vivre comme tout le monde, ce qui, ils le savent, leur est impossible. Ils sont constamment aux prises avec des miroirs qui reflètent une part d'eux-mêmes dont ils ignorent les aléas. Le visage de la mort étant le dernier masque dont ils s'affublent. Ainsi, cette femme qui, avec lucidité, lutte contre la maladie d'Alzheimer qu'elle veut cacher à sa fille. Ce regard de femme désespérée est perçu par l'auteure avec une immense tendresse. En même temps que la narratrice décrit l'état infernal dans lequel se débat cette mère, elle mettra au monde un garçon. Premier contact avec un enfant qui nous fait en découvrir plusieurs. Il y a James, six ans, traumatisé par un accident de voiture. Sa mère qui conduisait a été distraite «une fraction de seconde» alors qu'elle pensait, béate, à la réussite de sa vie entre son mari et ses deux enfants. Une autre nouvelle nous ramène un an plus tard à James qui intériorise ses frayeurs insomniaques. Il n'a toujours pas saisi pourquoi l'homme dans la voiture en face était mort et pourquoi le chien «pleurait». On devine que l'enfant sera marqué le restant de ses jours par cette fraction de seconde d'inattention... Heureusement, une petite fille du même âge que James nous délivre de l'épuisant fardeau du garçon. Elle en veut à ses parents de lui avoir donné deux prénoms qu'elle déteste, suivis d'un patronyme composé. Plus grave, ses parents désireraient qu'elle ait «un destin extraordinaire», alors que sa seule ambition est de porter un seul prénom - Rosalie - et un seul nom de famille - Pépin. C'est beaucoup demander à une enfant qui se révélera une adulte tout à fait normale et qui aura enfin conquis sa véritable identité à la mort de ses parents. Une nouvelle brève intitulée Béatrice nous parle d'abord d'une enfant puis d'une adolescente qui se veulent invisibles. À vingt ans, la jeune fille se révolte enfin contre l'homme - son père ? - qui l'agressait depuis plusieurs années.
Des hommes et des femmes se remettent toujours en cause avant d'accepter ce qui leur est dû. Une femme avec un amant d'autrefois, un homme et ses prémonitions dont la dernière sera tragique, un autre devant l'entrée vide d'une boutique, et pourtant... Rien n'est jamais vraiment divulgué par l'auteure qui privilégie les silences, surtout les non-dits, comme si elle gommait les mots dénonçant la souffrance et les cris. Des ombres intensifient les écueils, rarement la lumière n'illumine le bout de la traversée d'une épreuve. Cependant, on se laisse aller avec bonheur à la lecture de ces douloureuses nouvelles perçues à travers un œil observateur, un œil de photographe... La photographie n'est-elle pas muette, elle aussi, mais combien significative quand elle montre ce que les autres ne discernent pas. On pense au film du cinéaste italien Antonioni, Blow-Up, à l'agitation que provoquent des ombres suspectes, peut-être inexistantes. Les nouvelles d'Annie Dulong ont une intensité presque colérique, elles contiennent un mystère indéfini - entre réel et illusion - qui s'ajuste à une écriture autant incisive que l'œil implacable d'un appareil photo. Qui dit photographie dit figement dans l'espace et le temps. L'art d'Annie Dulong, c'est d'avoir su créer un mouvement rempli de regards scrutateurs que manipule le vent - titre d'une de ces quatorze nouvelles. La nouvelle éponyme, qui clôt ce recueil, donne le ton aux «choses [qui] se sont mises à déraper.» Choses dérangeantes puisque la narratrice jette un dernier coup d'œil sur des visages immobilisés dans leur cadre, que la mort n'a pas épargnés.
Ces nouvelles à la fois singulières et convaincantes, nous font saisir qu'à nos côtés, sans nous en douter et sans en mesurer l'ampleur, des drames muets se nouent, des drames insoupçonnés échappent à notre entendement. On encourage Annie Dulong à poursuivre sa démarche originale en compagnie d'individus qui nous apprennent, jour après jour, que rien jamais n'est acquis.
Il est dommage qu'une révision plus rigoureuse ait manqué à ces textes. Une telle qualité d'écriture et de ton aurait mérité à cette jeune auteure d'être secondée du mieux possible, ce qui n'est pas le cas ici.
Autour d'eux, Annie Dulong
VLB éditeur, Montréal, 2008, 138 pages
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