Depuis quelques semaines, l'automne fait acte de présence. De tous ses tons mordorés, il nous séduit, ne redoutant pas quelque lassitude de notre part. On l'admire, appareil-photo à la main, pour le figer en des images symboliques. Photos qu'on regarde indulgemment quand l'hiver, trop fade et froid à notre goût, impose sa blancheur uniforme. Ennuyante. On a lu le roman de Julia Kerninon, Liv Maria.
C'est une histoire étrange que nous offre cette écrivaine qu'on ne connaissait pas, publiée en France et au Québec. Sa protagoniste, Liv Maria, est née sur une île norvégienne. Son père, ancien marin, converti en menuisier, est un lecteur qui lui inculquera l'amour des livres. Sa mère, aux dires du père, est une héroïne. Tenancière de café, elle apprendra le réalisme de la vie à sa fille. La mère est l'aînée d'une fratrie, quatre frères qui vivent dans une ferme appartenant à la famille. Histoire du temps qui passe, pour le meilleur de la jeune existence de Liv Maria. À dix-sept ans, la richesse du monde l'émerveille, composée des collines, des moutons, de la mer. De la pêche avec ses oncles, du lycée. De la solitude. Ne souhaitant pas que sa vie change. Mais il a suffi d'un soir pluvieux, alors que Liv Maria rentre de l'extrémité de l'île, pour que ses rêves d'harmonie s'écroulent. Elle fait monter dans sa voiture un homme qui lui fait signe dans la lumière des phares. Il l'agresse sauvagement, elle n'a que le temps de se réfugier dans la maison de ses parents. À bout de souffle, ses vêtements déchirés. Sa mère lui demande des explications, elle en donne, tandis que son père sanglote, la prend dans ses bras. Silencieuse, la mère les regarde. Au matin, elle annonce implacablement à Liv Maria qu'elle doit partir à Berlin, chez Bettina, la sœur de son père, mariée, mère de deux fillettes, elle y jouera le rôle d'une jeune fille au pair. Pourquoi Berlin ? Pourquoi ce départ précipité, ce besoin d'envoyer Liv Maria loin de l'île ? Était-il arrivé quelque chose de grave à sa mère que la mésaventure de sa fille avait ravivé ? Toute sa vie, elle se questionnera sur les véritables intentions maternelles.
La vie de Liv Maria est faite d'événements marquants, telles des balises défensives. À Berlin, fin de juin, avec l'accord de ses parents, elle prendra des cours d'été. Cours d'anglais avec un professeur anglais. En fait, le professeur est un Irlandais, ce qu'il annonce dès le premier cours. Il parle beaucoup, décrit son voyage depuis Cork, débite un flot de mots qui étourdissent l'adolescente. Des années plus tard, elle s'interrogera sur ses perceptions à l'endroit de ce professeur, Doktor Fergus O'Shea. Qu'avait-elle perçu de lui ce jour-là ? Qu'avait-elle saisi quand elle avait posé les yeux sur lui ? Le premier regard ne passe-t-il pas à côté de ce qui est important ? Elle se souvenait seulement de cet homme adulte, la quarantaine assumée, mariée, père de famille. Les jours s'en allant, il s'intéressera à la jeune fille, lui racontera une histoire insensée sur sa venue à Berlin. Là encore, il faudra des années avant que Liv Maria réalise le poids du mensonge dont il avait chargé ses épaules. Passionnée, inévitablement, l'étudiante s'éprendra du professeur. Tous les deux sont d'ailleurs, prétextait-il, les livres, Faulkner, les unissent, leur langue illumine leur liaison. Fergus lui apprend beaucoup mais l'été finissant, les cours aussi, il doit rentrer chez lui, en Irlande. Déchirement fatal pour Liv Maria, qui avait refusé de voir l'inévitable. Elle endormira le souvenir de Fergus O'Shea, mais ne pourra l'oublier.
Trois saisons plus tard, retournant sur l'île, ses parents sont victimes d'un accident de voiture. Elle décide alors de transformer l'auberge de sa mère en chambres à louer. Aidée de ses oncles, elle exécutera son plan, refoulant Berlin au tréfonds de sa mémoire. Sa liaison avec Fergus se résumant à un rêve, tels des événements trop lourds nous ébranlent. C'est un de ses oncles qui lui suggèrera de partir, l'île ne représentant pas une fin en soi. Elle se défend, ne veut pas oublier ses parents. L'oncle a une réponse sublime, il souffle que le contraire d'oublier, ce n'était pas se souvenir, mais apprendre... C'est un jeune touriste qui la guidera vers le Chili, à Santiago où, après de lourds travaux dans un restaurant, appris l'espagnol, recommencer à faire l'amour, elle fera la connaissance de Ignacio Carrar, restaurateur ambitieux, qui organisera le cheminement de la jeune femme qu'elle est devenue. L'homme, quarantenaire, est marié, a deux enfants. De Liv Maria, il fera sa maitresse et son associée. Celle-ci ne cesse de se questionner à propos Fergus. Liv Maria a vingt-huit ans.
Étrangement, ce sont les hommes qui déterminent le destin de Liv Maria. Ignacio Carrar suggèrera à sa compagne de rentrer dans son pays. Elle est riche, cruellement blessée de tous ses départs et arrivées avortés. Elle finira par admettre qu'elle a fait fausse route, retournera sur l'île, mais ce retour sera un échec. Plus personne ne la reconnait. Ses oncles, qui ont vieilli, encore moins. Elle reviendra sur ses pas, avec l'impression d'avoir oublié quelque chose. Dernière étape des itinérances de Liv Maria. Dans une ville du Chili, Antofagasta, où elle travaille dans une librairie, elle rencontrera un homme de son âge, Flynn, ingénieur. Ils voyageront ensemble puis rentreront en Europe. S'installeront en Irlande, d'où Flynn est originaire. Liv Maria est enceinte. Consciente qu'elle désirait aller en Irlande depuis longtemps. Après tout ce temps...
Cependant, une surprise extravagante atteint Liv Maria quand, entrant dans l'appartement de sa belle-mère, elle aurait dû faire demi-tour, mais elle est restée, son passé déferle, terriblement compromettant. Elle tiendra tête aux fantômes, aura un deuxième enfant, les années s'écoulant parleront pour elle. Se rendra compte du poids du mensonge, se disant que les gens restent intacts, ne vieillissent pas dans le figement des souvenances. Tant d'années ont passé depuis Berlin, l'histoire, obsessionnelle, ne peut se terminer comme un conte de fées.
Ce roman troublant comblera lectrices et lecteurs sensibles aux facettes multiples de l'identité des femmes. Comment elles se superposent jusqu'à l'opposition. Fascinante fiction où l'intériorité de Liv Maria est menée, transcendée, par le talent remarquable de l'écrivaine, Julia Kerninon. Personnalité singulière que celle de Liv Maria, évoluant sur plusieurs époques, à des niveaux comparables aux strasses sédimentaires de la Terre. Vacillement risqué de sa part, qui met en danger sa force vitale, sa liberté chèrement acquise, elle, l'insulaire, qui pensait ne jamais quitter les êtres et les éléments qu'elle chérissait. Puis, elle juge que son passé s'avère inavouable, intercalé de différents drames, magnifiquement dépeints par l'écrivaine, qui la happe malgré elle. Préservée d'une cuirasse aux abords invincibles, victime de la propension à se mentir, aveuglée des œillères de l'amour. Mais pouvons-nous démêler les fils échevelés de ce que nous sommes ? D'une vie secrète qui nous habite ? Julia Kerninon propose, de sa plume sensible, poétique, ce qui convient parfaitement aux dilemmes moraux, toujours intègres, de sa protagoniste. La décision surprenante de Liv Maria appartenant à la lumineuse aventurière aux poignets symboliquement alourdis de bracelets d'or...
Liv Maria, Julia Kerninon
Annika Parance Éditeur, Montréal, 2020, 208 pages