Vieillir n'est pas si grave quand, sur notre ventre, une pile de livres nous rappelle à notre labeur. Il n'est pas dit que les livres et les manuscrits qu'on révise auront raison de notre amour inconditionnel pour la littérature francophone. Celle-ci ouvre notre esprit sur tous les pays du monde, enchante lecteurs et lectrices qui, de temps à autre, nous font savoir leur contentement de nous lire. On parle du récit d'Alina Dumitrescu, Le cimetière des abeilles.
Avec ce témoignage, l'écrivaine remet en question le problème identitaire, particulier à celui ou celle qui s'exile pour des raisons bien souvent socio-politiques. Est-ce un choix délibéré ? Pas toujours. Comme un couple qui ne sait plus où il en est, une lassitude s'installe malgré sa volonté de vouloir continuer ensemble. Il en est de même pour un pays, nous ne nous séparons pas d'un être ou d'un lieu sans souhaiter que la vie, pour le mieux, continue. Alina Dumitrescu qui, sous le régime totalitaire de Nicolæ Ceausescu, vivait dans sa campagne roumaine avec sa famille protestante, nous incite à user de cette image convenue. Un goût de la France et de la langue française coulait dans ses veines, écrit-elle. Elle ne résistera pas à ce privilège, profitant que son frère se soit exilé avant elle. Bien sûr, il y a la part de rêve qui donne le courage de fuir, même si nous savons que les rêves s'acheminent, au matin, vers le vide. Le désir de s'évader reste le plus fort, tant pis pour la déception envers le pays convoité. Les premières années à Paris ont une odeur de lessive qui s'infiltre au rythme des coquerelles qu'elle écrase la nuit, pour ne pas que son enfant se rende compte de l'aléatoire qui gruge l'enfance et la blesse. Il est loin le bourdonnement des abeilles de la Roumanie, où la narratrice cachait ses trésors interdits dans les ruches. Il est loin aussi le piano à queue, autre refuge discret pour enfouir les trésors de l'adolescence. Chevauchent des souvenirs mortifères : des enfants qui enterrent toutes sortes d'insectes, une poupée et aussi un chien crevé. Révélation d'un futur qui ne sera pas de hasard, ni dénué de réalisme, les démarches administratives de l'émigration s'avérant humiliantes. La narratrice n'épargne aucun méfait au lecteur quand elle se remémore des fonctionnaires alcooliques, lui imposant des formalités absurdes, eux, se targuant d'un pouvoir de pacotille qui leur permet d'exiger un troc sordide, tels les effets personnels de la jeune femme, qui éprouve la sensation impuissante d'être volée, en échange d'un passeport formulé en trois langues.
La langue est le fil conducteur de ce récit troublant, oscillant entre l'imaginaire et la réalité. Il faut s'adapter à un monde inconnu, enrubanné d'un mystère trompeur. Lente distanciation qui dissout la personnalité même de celui ou de celle qui doit se plier aux contraintes d'un pays qui n'est pas encore le sien, remiser loin de soi les attractions du pays de l'enfance et de l'adolescence. On n'émigre pas sans tenir les doigts serrés autour de ce qui se dénoue, soit les années passées à souhaiter autre chose qui nous convient davantage. En lisant ce témoignage, on a souvent eu l'impression d'entrer dans le feutrage de lieux acquis à force de convictions mais aussi d'amertume, pour ne pas dire de déconvenue. La langue maternelle s'efface lentement, surtout quand l'enfant témoigne de son incapacité à suivre les directives d'une mère qui transmet l'écho d'une ascendance désormais fragilisée, ombrée par un présent s'empêtrant dans les vestiges d'un ailleurs devenu inexistant. L'auteure ne manque pas de nous faire part des exigences que nous devons à nos semblables, et à soi-même, quand le pays d'accueil nous reçoit chaleureusement. Un prix fort est toujours à payer quand il s'agit de s'inventer une liberté qui n'appartient qu'à soi, celle des autres ayant un relent de méfiance. Ce qui importe est de rester un laps de temps indéterminé, ce que l'immigrant ignore, dans le nouveau pays, pour acquérir une identité un peu bancale mais honorable.
Témoignage émouvant, sensible, que le récit d'Alina Dumitrescu. Des fresques d'acceptation, de doutes, de révolte, traversent l'écriture, forgeant des plans séquentiels. Soutenus par l'humour et la gravité, ils nous enseignent que l'adoption, d'un pays ou d'un être, n'est jamais tout à fait délibérée. Mais qui devenons-nous si nous devenons quelqu'un d'autre ? Un troisième individu se tournant de temps à autre vers les deux autres, le natif et l'adopté. Qui détient la vérité, le rêve s'étant effrité au long du parcours ? La réponse se trouve peut-être dans les activités accomplies, l'écrivaine vivant depuis vingt-huit ans au Québec.
Le cimetière des abeilles, Alina Dumitrescu
Éditions Triptyque, Montréal, 2016, 190 pages