C'est curieux d'être persuadée qu'on appartient à un siècle où de nombreux événements se sont déroulés, et d'en avoir été témoin. C'est encore plus troublant de rencontrer en notre époque agitée une personne qui a vécu ces drames similaires. Chacun de son côté a accompli les faits irréversibles composant une existence, sorte de mur invisible qui sépare deux êtres faits l'un pour l'autre. On a lu le roman de Céline Huyghebaert, Le drap blanc.
Nous n'en dirons jamais suffisamment sur le rapport affectif père-fille, autant douloureux que le lien unissant une mère et son fils. C'est l'impression douloureuse qu'on a ressentie pour avoir vécu ce deuil soi-même. Recouvrée dans les livres qui s'inspirent de ce sentiment mystérieux, jusqu'à la mort du père, les lois logiques de la nature faisant fi de la fille qui, esseulée, stigmatise son immense chagrin. Le livre, auto-fictif, né sous la plume talentueuse de cette artiste et écrivaine, ne propose aucune histoire cohérente, on veut dire linéaire, nous suivons les traces éparpillées d'une femme prénommée Céline, qui, exilée au Québec — nous en connaitrons plus tard les raisons —, apprend de l'une de ses sœurs, Christelle, que leur père est décédé. Colère de Céline qui n'a pas été prévenue plus tôt. Elle retourne en France, d'où elle origine, au moins pourra-t-elle revoir son père une dernière fois, mort. Commence alors un périple exacerbé par un remords vieux de plusieurs années, basé sur une sourde et muette mésentente entre la fille et le père, de qui elle était la préférée. Amour-haine, mythique sentiment de frustration qui jaillit entre deux personnes aimées l'une de l'autre, s'en défendant, pensant rarement que la mort peut tout bousculer, bouleverser. C'est d'abord sur Martin, conjoint accommodant de Céline, que le regard de la narratrice va se fixer, remettre en question leur liaison. Au moment de se souvenir, on imagine qu'elle est à l'âge des expiations presque accomplies, le temps des mitigations s'avérant une ressource essentielle à nos témérités. Faire la connaissance du père à travers des entrevues que Céline enregistrera au fur et à mesure que les années défileront, tant dans la vie que dans sa mémoire. Toutes ses mémoires, insouciance et maturité. Échanges avec la mère qui a subi l'alcoolisme du père, qu'elle a quitté après avoir reconquis un amour de jeunesse. Vingt et une années de mariage inscrites sur le passeport de son existence, oblitérées de la naissance de trois filles. C'est l'ainée, Christelle, qui agira comme passerelle entre le père et Céline. Témoignages aussi enregistrés de personnes intermédiaires qui se sont fait une idée de cet homme solitaire, colérique, maladivement sensible. Fumeur invétéré, alcoolique irrécupérable parce que héréditaire. Dix-neuf ans à travailler dans une ferme, il s'est fait larguer par manque de modernisme. Homme des années mille neuf cent soixante-dix, il n'a su, comme beaucoup d'autres, échapper au conservatisme qui l'ancrait dans une vie étroite, perfusée d'habitudes. Remarque à peine effleurée par l'écrivaine, son nom lui a été légué par l'Assistance publique. Ment-il ? Il possède l'art des dissimulations troublantes.
Entre les échanges enregistrés, les entrevues avec de tierces personnes, il y a le journal de Céline, faisant le procès de ses sœurs, de la mère, des amis, sans pour autant s'épargner. Elle se remémorera, dans un ordre presque classique, le cheminement du père, sa souffrance muette quand sa fille a quitté la maison familiale. Après la désertion de la mère, la solitude dans un logement où tout n'est que désordre. Décor et mental. La maladie qui le mine, qu'il tait, dont il cache la gravité. C'est une tumeur hémorragique qui le conduira à l'hôpital, qu'empire une cirrhose cancéreuse. Il mourra quelques jours plus tard, à l'âge de quarante-sept ans, sans avoir revu Céline. Ce sont aussi les pages les plus nobles, la narratrice analysant avec lucidité et générosité, la vie d'un homme qui ne savait comment utiliser son existence. Ces êtres instables ne sont pas particulièrement doués pour le bonheur quotidien. Constat de personnes interrogées, doutant que cet homme, leur ami dans bien des cas, ait été heureux. Il a aimé sa femme, ses filles, mais d'une tendresse si maladroite que les quatre femmes de sa vie, lui ont échappé, le délaissant à son refus d'évoluer, de faire état de ses bonheurs quotidiens. Dans ces pages écrites avec une tendresse émouvante, Céline se rapproprie son père, l'inventant, bien qu'elle essaie de restituer l'image qu'elle en garde, faisant confiance aux doutes plus qu'aux certitudes. À l'hôpital, alors qu'il est mort, sur le point d'être « préparé », elle insiste pour que le drap blanc découvre son visage. Éclatement du périple paternel qu'il est nécessaire parfois de provoquer, il en reste toujours des éclats égarés au travers de la vitre brisée. On comprend Céline d'évoquer quelque tableau de Magritte, ce dernier " surréalismant " les images que nous nous forgeons dans nos moments de perdition, les croyant véridiques. Des citations, des photos éclairantes, parcourent le texte, innovant un relief souvent inexploré. Dans la dernière partie du récit, un répit que s'accorde l'écrivaine, la douceur de souvenirs n'occulte plus un probable pardon. Des pages rédigées d'une manière sublime, l'auteure ne montrant aucune réticence à évoquer la vie et la mort du père. Une constellation entourée de ses satellites qui n'ont pas suffi à le maintenir dans l'air respirable du ciel vivable de ses proches, trop souvent pollué d'intermittences coronariennes. Des spasmes nous secouent, nous tuent, contrairement à Céline Huyghebaert qui a trouvé dans ce travail de re-création du père, le souffle pudique et nécessaire pour nous replacer au juste niveau de nos émotions pâlies, telle une nova sur le point de s'éteindre. On lui sait gré de nous avoir reconduit à nos douleurs premières, soit le surgissement soudain d'un premier amour. L'amour du père demeurant le sentiment inédit de sa fille, surgie de lui-même. Céline, en toute connaissance de cause, admet qu'elle lui ressemblait. Colère contre la vie, contre ce miroir qu'elle désirait briser, telle la fenêtre vitrée de René Magritte, morcelée jusqu'à l'interprétation particulière du spectateur et du lecteur...
Le drap blanc, Céline Huyghebaert
Le Quartanier Éditeur, Montréal, 2019, 333 pages