On nous demande parfois d'où vient notre discipline pour publier régulièrement nos recensions littéraires. On ne sait quoi répondre, on croit simplement que l'amour des livres nous mène, telle une carotte au bout de son bâton. Pareillement pour les tableaux et d'autres artefacts qui enrichissent nos loisirs, y trouvant matière à être bien avec soi-même. On commente la novella de Donald Alarie, Sa valise ne contient qu'un seul souvenir.
Comme on l'a mentionné récemment, il n'est pas nécessaire qu'un livre allonge un nombre excessif de pages pour repérer en lui un chef-d'œuvre. On le lit, on s'en repait jusqu'à le connaitre presque par cœur. Alors, on laisse se décanter la fable qui nous a subjuguée, on essaie de l'analyser un tant soit peu à l'aide d'un papier et d'un crayon. On aime jouer avec la plume, griffonner nos idées échevelées, grimper au sommet de nos convictions, puis en redescendre aidée de nos doutes... C'est en brouillonnant qu'on a abordé la fiction de l'écrivain Donald Alarie, qu'il est inutile de présenter, sa signature suffisant à justifier son immense talent. Récit angoissé d'un jeune garçon qui se souvient d'un jour de pluie tandis qu'il invente des jeux avec ses autos dans un couloir sombre de la maison familiale. Dans la pièce d'à côté se tiennent sa jeune mère et sa grand-mère. Le père et le grand-père travaillent, l'un enseigne, l'autre « s'active dans le bruit des machines entêtées. » Cet autre attend la fin de la journée pour retrouver l'enfant qu'il vénère. Des anecdotes imprévues mettent en relief l'incident qui s'est produit ce jour-là, comme celle d'assister à la mort de la grand-mère, celle d'un jeu dangereux que la mère a interrompu. Ce jour-là, un inconnu se tient sur le balcon, il tourne le dos au garçon. L'enfant ne peut qu'en parler aux deux femmes, la jeune et la vieille, qui discutent dans la cuisine à propos du repas du soir. La jeune sait qui il est, « un homme rencontré il y a quelques années, avant la venue de l'enfant. » C'était dans un parc paré des joies de l'été, événement qu'elle conserve jalousement en elle. Rôle ambigu de la part de l'inconnu et de la jeune fille, celle-ci se remémorant les premiers baisers, les premières caresses. Émotions confuses qu'ignore la grand-mère qui juge l'homme comme « un pestiféré des grands chemins ». La chaleur de juillet commet bien des mirages qui, sous la pluie, n'ont plus leur raison d'être. Peut-on dire plus communément, un silencieux amour de vacances ? Discrétion que l'époque exige. Dans le couloir, la jeune femme sourit à l'inconnu, lui, répond à son sourire. Aucune parole, le secret s'alourdit des contraintes imposées par les années cinquante au Québec. Années plombées dans la servitude. L'enfant n'est pas dupe, ses questions n'obtiennent aucune réponse, ce qui cisèle l'image qu'il s'est construite du " revenant ".
Dans un couloir de la maison familiale, un garçon s'invente des histoires en manipulant deux autos, attend que la pluie cesse pour retourner à ses jeux extérieurs avec ses camarades. On comprend qu'il est enfant unique, que la solitude lui pèse. Sensibilité à fleur d'épiderme, la silhouette presque incongrue de l'inconnu se réfugiant sur le balcon un soir pluvieux d'automne, le hantera toute sa vie, incapable de mettre un nom sur ce fantôme tangible. Depuis, la grand-mère et la mère sont mortes. Témoins de la présence de l'homme, comment les interroger ? L'enfant parle peu, sa vie ne lui appartient pas encore. Plus tard, ayant grandi, il nous fera part de sa découverte des livres. De son amour immodéré pour les histoires, sa réclusion dans un petit local loué pour savourer les livres à satiété. L'attrait momentané des bars. Trois femmes ont traversé sa vie, trois amoureuses lui assureront quantité de bonheur aujourd'hui effacé. Mais quand l'orage s'en mêle, il revoit tout du sombre jour dans le couloir. Traumatisme lancinant, ce souvenir contenu dans une valise déterminera son existence entre l'écriture salvatrice et la banalité inévitable des journées qui se suivent...
Concision du style, en même temps que l'énigme de l'identité de l'homme ne rassure pas le narrateur. Chuchotements constants adoucissant le secret qui ne sera jamais révélé, peut-être à cause du sourire complice entre la mère et l'individu, de l'intuition belliqueuse de la grand-mère, sensations perçues dans le regard anxieux de l'enfant. Tout ceci est narré en filigrane, en demi-teinte, telle une promenade dans une ville pluvieuse dont Patrick Modiano manierait les fils invisibles. Car la fable s'insole inconsciemment, dirons-nous, d'un écrivain fascinant, profilant ses protagonistes dans le flou urbain d'incessants mystères, hommes et femmes à la recherche de leur passé, d'une identité légitime à peine mentionnée. Ce n'est pas la première fois, que lisant un récit de Donald Alarie, des brumes opaques, des villas ruinées, des personnages évanescents, architecturant les romans de l'écrivain français Patrick Modiano, se dessinent dans notre esprit admiratif de ces deux écrivains authentiques. Voyage de la mémoire qui ne parvient pas à se plier à la monotonie journalière, comme si garder un secret en soi signifiait un certain refus à voir plus loin. « Inutile de visiter des pays lointains, toutes les saisons ont pour lui un caractère automnal. Toutes les tentatives de départ le ramènent au lieu originel. Sa valise ne contient qu'un seul souvenir. » Faire du surplace en imaginant ce que la mémoire enfantine ou adolescente contient de voix fabulatrices, d'échos multiples, propres à la dilution du temps qui ne tient pas compte des interprétations que cause l'usure de nos ruminations. Ce qui nous fascine ce vagabondage dans le gris de certains lieux désertés d'êtres qui ont préféré prendre la fuite. Ou disparaitre sans tracer une empreinte. Comment les remodeler intacts, nos souvenances ayant recours à des subterfuges pour mieux enrayer nos téméraires volontés...
Ce récit séquentiel sème ses cailloux sur son chemin pour mieux nous emporter là où le narrateur essaie de nous rassurer sur les suites de son existence. Cheminer là où il est impossible de revenir vers l'arrière, ne reste plus que des filaments où le temps s'étire, parfois délire. On se demande si l'inconnu surgi un soir de pluie n'est pas le précurseur nécessaire à créer une nouvelle œuvre. Sans cet homme aux contours sinueux, aurions-nous eu le privilège de faire connaissance avec le nouveau conte d'un écrivain qui n'a plus grand-chose à prouver ? Bien que chaque œuvre soit un recommencement au pays de nos merveilles, essentielles à la foi que nous exploitons de l'existence. Novella qui transcende le talent de Donald Alarie mais dit si peu de la présence de l'inconnu qui a bousculé les rêves éculés d'une jeune femme, les intuitions agressives d'une plus âgée, déconcerté les deux hommes de la maison. Malmené un enfant, qui a fini par grandir, par cultiver ses frayeurs embuées pour en extraire l'ambroisie, généreusement offerte par l'écrivain à ses lectrices et lecteurs...
Sa valise ne contient qu'un seul souvenir, Donald Alarie
Les Éditions de la Pleine Lune, Lachine, 2021, 78 pages