Une personne affectionnée qui tombe subitement malade, c'est une feuille qui se détache d'une branche, un fruit qui pourrit dans un verger, un morceau de terre devenu stérile. C'est aussi tourner le dos aux banalités quotidiennes. Ce qui fait trembler notre existence paisible, la soudaine démission physique d'un être qu'on pensait invincible, les personnes que nous aimons étant éternelles. On commente le roman de John Steffler, L'après-vie de George Cartwright.
Roman qui, d'emblée, nous a fait réfléchir au nombre d'explorateurs, d'aventuriers, qui, partis en toute candeur vers des terres inexplorées, n'en sont jamais revenus. Ont payé de leur vie des conquêtes avortées, parce qu'à l'époque des grands voiliers, il s'agissait bien de conquêtes d'hommes et de territoires. Quelques-uns ont gouté aux illusions de la gloire, marquant de leur originalité et de leur ferveur des coins de terre défrichés, des poignées d'humains naturellement éduqués. C'est le cas de l'explorateur britannique George Cartwright qui après sa démission de l'armée rêva de terres vierges, tel le Labrador à peine accessible en son siècle. Déçu de son parcours militaire qui le mena aux Indes, puis en Allemagne dans l'armée prussienne, un été à chasser en Écosse, il rejoindra son frère John à Plymouth, qui commandait un cotre affecté à l'arrestation de contrebandiers. Puis, le frère, promu premier lieutenant sur un vaisseau qui devait se rendre à Terre-Neuve, accepta la présence de Cartwright, ce dernier se démarquant tel un parfait gentleman. Le destin de cet homme à l'esprit fougueux sera déterminé par le gouverneur de Terre-Neuve, qui se trouvait à bord. Ils discuteront ensemble de fourrures, du commerce de poisson, le gouverneur énumérant à Cartwright les richesses émaillant la côte du Labrador mais il l'informe aussi de l'agressivité des Esquimaux, des colons qui les tuent, ce qu'il réprouve. Insistant sur la manière pacifique de faire commerce avec les autochtones. Il n'en faudra pas davantage pour attiser la curiosité insatiable de Cartwright qui, après son retour en Angleterre, intégrera un nouveau régiment. Aventure qui le décevra une fois encore, malade, il démissionnera une seconde fois. À bord du vaisseau qui le ramène à Terre-Neuve, il est heureux, il se sent sauvé. Il est prêt à s'expatrier.
George Cartwright est né en Angleterre en 1739. Enfant d'une nombreuse fratrie, l'un de ses frères, Edmund, ingénieur, sera reconnu comme étant l'inventeur d'un métier à tisser mécanique. Le père dilapidera sa fortune en construisant un pont à arcades inutilisé, il n'aura plus les ressources financières pour offrir des précepteurs à ses fils. George sera un élève sans éclats, seule la vie militaire, aux dires du père, conviendra à son tempérament frondeur. Après de nombreux déboires et beaucoup de désillusions, George Cartwright mourra le 19 mai 1819 dans une misérable auberge de Mansfield. La date de son décès sera un rendez-vous avec une singulière rétrospective. Tremplin fantomatique dont il se servira pour améliorer son journal, se promener avec son faucon. Juché sur son cheval, il parcourt les plaines, débroussaille les événements qui ont marqué son séjour fructueux au Labrador. Sa connivence amicale avec les Indiens, son attirance pour une jeune femme de leur tribu, son pacte étrange avec Mme Selby, qu'il a rencontrée en Angleterre lors d'une exécution publique. Mais aussi la jalousie qu'il suscite chez de nouveaux colons qui envient ses réussites. Homme idéaliste, l'âme pétrie d'intentions bienveillantes qu'il est incapable d'appliquer envers ses employés, Mme Selby devant le rappeler sans cesse à l'ordre. Femme pragmatique qui a décelé la personnalité désordonnée de son employeur et amant qui ne vit que pour la chasse. Leur survie durant le premier hiver. Finalement, la solitude d'un explorateur abandonné de l'Angleterre qui, calfeutrée dans son confort, ignore ce que signifie la vie extrême durant un hiver qui dure huit mois. Faisant preuve d'une naïveté inexplicable, Cartwright sera trahi par ses employés le jour où des colons, affiliés à un bateau corsaire, assiégeront son domaine, déroberont sauvagement ses biens. Jusqu'à Mme Selby qui mettra un enfant au monde, dont le père s'avère le contremaitre.
Si de tels drames traversent l'épopée " labradorienne " de George Cartwright, relatée par l'écrivain canadien, John Steffler, des scènes burlesques nous ont fait sourire, ont altéré les pulsions tyranniques de l'explorateur. Comme celle des préservatifs entre lui et Mme Selby, l'intrusion de celle-ci dans le journal de Cartwright pour lui faire part de ses griefs. Femme avant-gardiste, indépendante, embauchée comme gouvernante, elle exige un salaire équitable de son employeur. Le pire drame sera le sort des Indiens qui, en partie décimés par la variole, de retour d'Angleterre, seront reçus par leur famille d'une manière qui déconcertera Cartwright. Dépouillé des êtres qu'il aimait, privé de ses ressources matérielles, endetté, il rentrera dans son pays. Quarantenaire, il acceptera un poste de maître de caserne qu'il occupera pendant une trentaine d'années. Quand Cartwright prendra sa retraite, il aura soixante-dix-sept ans, il s'installera dans une auberge à Mansfield, consacrera son temps et ses dernières forces à chasser avec son faucon, à faire de longues promenades à cheval. Le 19 mai 1819, date fatidique qu'il utilisera pour transcender ses rêves inaboutis, hanté par le remords et des regrets, obsédé par un Labrador méconnu, par son envergure qu'il a négligée. Surtout inattentif à l'avidité menaçante de ses pairs.
Lecture qui nous a accompagnée au long de ce janvier très froid. Le qualifiant d'arctique, on a imaginé avec peine, ce qu'avait représenté l'hiver de ces êtres aux prises avec des éléments naturellement hostiles. Dans leur maison, le Lodge, tout juste confortable en attendant les premiers dégels. Nous sommes au XIXe siècle, en Europe l'électricité a fait timidement son apparition. Baisser de rideau pathétique pour George Cartwright, solitaire malgré lui, cet explorateur, navigateur, aventurier, qui, à la fin de sa vie, distrayait les enfants de son frère Edmund, et les gamins du village.
Récit à la fois tragique, exaltant, témoignant du courage de ces individus passionnés, un brin romantiques, qui ont su inscrire des noms sur des terres inhospitalières, les apprivoiser pour les générations futures. John Steffler s'est inspiré du journal de Cartwright pour en rassembler les faits essentiels, composer ce roman fascinant. Traduit par l'écrivaine Hélène Rioux, incomparable traductrice. On remercie l'écrivain et la traductrice de nous avoir fait connaitre cette figure pour le moins atypique en notre époque où il ne reste plus de grands espaces à conquérir, sinon des sols interplanétaires...
L'après-vie de George Cartwright, John Steffler
Traduction de l'anglais ( Canada ) par Hélène Rioux
Leméac Éditeur, Montréal, 2021, 322 pages