Ce qui m'agace profondément, nous dit D. d'un ton irrité, ce sont les personnes qui, dans Facebook, se montent une page avec les images cherchées et publiées par d'autres. Curieuse et généreuse, elle fouille dans Google pour passer le temps et continuer à s'instruire. On abonde dans son sens, on a fermé la porte à de soi-disant " amis-es ", ne voulant pas contribuer à leur paresse. On commente le roman de Maxime Raymond Bock, Morel.
Depuis longtemps, on n'avait lu les aléas et avantages qu'apporte la reconstruction d'une ville à partir de voix d'hommes, d'une en particulier, qui se répercutent inlassablement dans un monde en transition. Édifiée de bois, de briques ou de pierres, selon l'autonomie économique des quartiers, Montréal va se moderniser d'une manière gigantesque. Béton, acier, autres matériaux, qui classeront la ville parmi les métropoles avant-gardistes. À quel prix humain, à quel éclatement familial, à quels deuils, sera rénovée la cité, sertie alors dans sa petitesse réconfortante, dans sa modestie protectrice, dans son indigence camouflée ? Témoin de ces nouvelles infrastructures auxquelles il a participé, Jean-Claude Morel, retraité, vivant seul dans son petit appartement, se remémore ces années de labeur esclavagiste, de misère mais aussi de bonheur modeste avec sa femme Lorraine et la venue de leurs cinq enfants. Narrateur infatigable qui s'attarde sur ce temps révolu qu'il ne peut oublier, Morel a fait partie des artisans qui ont sacrifié leur vie et leur santé pour que les Montréalais, et les touristes, s'imprègnent de la ville livrée aux charmes artistiques de ses édifices. Sorte de défrichement rarement fixé ailleurs que sur des documents officiels. Qu'en est-il de la petite histoire étouffée par la grande ?
Ce jour de 1991, Jean-Claude Morel attend la visite de sa petite-fille Catherine, annoncée par l'une de ses filles. Il ne l'a jamais rencontrée, elle symbolise une famille qui s'est bâtie en même temps que Montréal. Durant cette attente, de nombreux souvenirs vont assaillir la mémoire d'un homme dont le corps est cassé, victime de tous les efforts, physiques et mentaux, qu'il a dû fournir sur des chantiers de fortune ou officiels, comme ceux du métro, de la Place-Ville-Marie, plusieurs qui ont brisé sa santé. Ouvrier anonyme, après tant d'aventures humaines qui ont forgé ses amitiés, ses amours, il se dit chanceux de vivre tranquille, dans « son petit loyer au deuxième de Jeanne-D'Arc. » Pourtant, il devra quitter ce havre, averti par une lettre du propriétaire. Sa vie a été ainsi, faire ses bagages à des moments inattendus. Sa mémoire remonte le temps, on l'écoute, guidée par la plume pénétrante et percutante de l'écrivain, dénonçant des décennies qui ont emprisonné Morel dans les restrictions de l'époque desquelles il se contentait, drainées par la force des choses. En 1951, quand l'histoire commence, il a quinze ans, son père s'est écroulé sans vie sur le prélart de la cuisine. L'adolescent ne sait quoi faire de ce corps manchot, bouffi, il ne ressent « ni tristesse ni peur. » Cet homme avait aimé sa famille sans effusion, comme lui-même aimera ses enfants. L'adolescent grandit, travaille, éprouve les premiers émois de la sexualité, les rites de l'amitié, les difficultés à s'imposer dans un monde où la famille et le travail dressent des murs inébranlables. Enfant du " Faubourg à m'lasse ", quartier qui sera détruit, il ne pouvait que poursuivre une route parsemée de lourdes peines, d'humbles joies. Il se mariera avec Lorraine, aura cinq enfants, dont la dernière fille naitra handicapée, mourra à cinq ans d'une méningite. Excès d'un sentiment paternel qu'il ressentira violemment, une des causes de son divorce d'avec Lorraine quand les enfants seront élevés, éduqués. Le niveau social diffère, les enfants devenus adultes se créeront un univers où l'aisance matérielle s'allie au confort que rapporte l'argent.
De la jeunesse étriquée à la vieillesse lucide de Jean-Claude Morel, à l'abattage du vétuste Montréal à l'apogée de la nouvelle métropole, on constate avec effarement et admiration que ces deux vies, l'une bétonnée, l'autre de chair blessée, s'interpellent comme s'il était naturel que la conciliation se fasse dans une forme de paix, de beauté physique et mentale entre les deux monstres. Monstruosité du destin de deux entités, l'une, périssable, le corps de Morel qui n'en peut plus de ses souffrances hypertrophiées par d'incessants combats qu'exigent les premières nécessités d'un ouvrier journalier. L'autre, de ciment et d'acier, qui, cinquante années plus tard, présentera des replâtrages qui ne seront jamais achevés. Le ciel de Montréal se troue de grues auxquelles plus personne ne prête attention. Après son divorce, la vie de Morel se détériore, il se laisse aller à d'interminables regrets, l'alcool fortifiant ce sentiment toxique qu'est la solitude rameutée à la suite d'un échec. Le logement est vide, le restaurant plein, une serveuse avenante, Monique, se présente qui prend Morel en main, lui donnera dix ans de son existence, les deux ont un passé commun : famille et désenchantement. Souffle vivifiant, salvateur entre eux, que les enfants de Monique étoufferont lorsqu'après le décès de leur mère, il videront l'appartement, ne tenant pas compte de la présence de son compagnon qui les regarde le dépouiller, gommant dix années d'entente affectueuse. Détail que l'on mentionne avec émotion, des peines et des joies soutirant des pages sublimes, poétique tendresse, à l'écrivain, dont l'écriture, vaguant d'une situation à une autre, nous vaut des heures mémorables de lecture. On ne peut qu'écrire une synthèse de ce magnifique roman, pointer des yeux de longues scènes éloquentes, récit classique proche des objectifs d'illustres écrivains, tel Victor Hugo, celui-ci décrivant avec passion les lésions de monuments à panser. Ici, pas de noms illustres à nommer mais l'anonymat grouillant de milliers d'ouvriers qui sont morts, le corps criblé de blessures internes, externes, inguérissables.
Peu de temps reste à Morel pour profiter de son petit deux pièces et demie, avant d'entrer dans la résidence Hochelaga-Aird. On le suit en compagnie de sa petite-fille Catherine durant une balade qui les emmène près du pont Champlain, en perpétuelle rénovation. Morel se souvient encore, avec un certain détachement qui lui fait envisager une réconciliation avec son fils André, père de Catherine. Le livre de Maxime Raymond Bock, cinématographique — qui osera ? — est saturé de sentiments, de sensations, qui se sont appuyés sur la pauvreté exacerbée du quartier, sur des moments heureux que chacun pensait éternels. Sur la vie, sur la mort. Sur la séparation qu'engendrent des années d'accoutumance. Le livre regorge de ces conditions humaines, de ces émotions grandioses qui nous font regarder Montréal avec plus de considération, nous disant qu'il serait honorable de penser à ces hommes et ces femmes qui ont vibré au rythme effarant de la transformation de la ville. De celle de Jean-Claude Morel. Des refoulements, des colères, des sueurs et des larmes, des naissances et des enterrements, autant de scènes pathétiques maitrisées dans ces pages parfois amères. D'innombrables ingrédients nourrissent le talent de l'écrivain Maxime Raymond Bock, composent un roman que chaque Montréalais devrait lire en se souvenant d'hommes et de femmes anonymes qui ont souffert, sont morts pour assurer leur bien-être citadin. Mettre sur pied une ville forte, autrefois fragilisée par ses infrastructures trop souvent incendiées...
Morel, Maxime Raymond Bock
Éditions Le Cheval d'août, Montréal, 2021, 336 pages