lundi 28 mars 2022

Tuer les mères à petits et grands feux *** 1/2


Il nous arrive de visionner des vidéos traitant d'animaux domestiques, les plus communs étant les chiens et les chats. On est surprise par le comportement infantile de certains humains. Que de frustrations on ressent sous les câlins qu'une langue canine déverse sur le visage de la personne qui prend soin de son animal. Ou du canidé qui se vautre sur le lit de ses maitres. Comment s'étonner que quelques-unes de ces bêtes se rebiffent, ne lèchent plus mais mordent. On parle du récit de Claude-Emmanuelle Yance, Un monde sans mères.

Considérant qu'on a fait notre part en commentant plusieurs livres traitant de rapports mère-fille, on a feuilleté celui-ci avec circonspection. Plus on avançait dans l'aventure, plus on se laissait séduire par le drame de Noémie, qui écrit des lettres désespérées à sa fille, Camille, celle-ci ne donnant plus signe de vie depuis la mort du père. Noémie a soixante ans, elle est une coopérante retraitée qui a enseigné en Nouvelle-Calédonie, s'est mariée avec Léo, archéologue. Ils auront deux enfants, dont un garçon qui se tuera à vingt ans dans un accident d'avion. Mais à la suite d'une menace d'émeutes à Dumbéa, le couple, Camille et son frère, sont rentrés au Québec. Malheureusement, la fillette n'a jamais oublié l'île et, à la fin de ses études d'enseignante, défiant ses parents, surtout sa mère, elle est retournée au pays de l'enfance. Elle s'y mariera avec un autochtone, de qui elle aura deux filles. Tout ceci, nous l'apprenons par Noémie grâce à la correspondance qu'a entretenue Camille avec son père. 

Noémie a vieilli dans la souffrance, dans des interrogations sans fin. Pour occuper sa retraite, elle est bénévole dans un centre de femmes immigrantes. Le but est de les réunir, de les faire parler entre elles, ce qui n'est pas toujours aisé, imprégnées qu'elles sont du pays originel. Noémie elle-même figée dans sa douleur, s'enferme dans un silence rémanent plutôt que d'essayer de faire connaissance avec ces femmes à peine entrées dans une culture qui leur est étrangère. Une seule, Rasha, Syrienne, réfugiée avec une enfant-miracle, celle de sa fille violée par un garde de la prison où elle a été torturée puis assassinée, parviendra à accrocher ses regards à ceux de Noémie, comme pour l'informer que les malheurs des femmes sont calqués sur l'ignorance, et semblables. C'est Blanche, une intervenante inattendue, qui, souhaitant écrire un livre sur ces femmes, dénouera les réticences de ces réfugiées. Leur proposant de raconter à tour de rôle, ce qu'elles ont traversé de tragédies irréparables. Il y a aussi Béthanie, Haïtienne, et Betty, adolescente qu'elle a recueillie « au coin de la rue. » Mais dans cette atmosphère feutrée et colorée de robes flamboyantes, surgira un jeune individu armé d'un fusil, qui, ne pouvant tuer sa mère pour des raisons d'adolescence incomprise, trop lourde à porter seul sur ses épaules, s'en prendra à plusieurs mères inconnues, venues d'ailleurs. « Il a tiré sur des mères. N'importe quelles mères, toutes les mères. » Là encore, réflexions accablées de Noémie sur les sédiments humains qui camouflent des millénaires de symboles séparant mère et fils. Amour-haine qu'il faut, un jour à l'autre, assouvir sur des êtres innocents. 

Ce drame fera que l'écrivaine, Claude-Emmanuelle Yance, nous en apprendra un autre, se jouant durant l'enfance et l'adolescence de Noémie, petite fille témoignant de la déchéance de sa mère, mariée à un homme rustre, qui dirige une ferme qu'aucun de ses nombreux fils n'acceptera en héritage. C'est l'époque noire où la société québécoise est réprimée par l'État et l'Église. Le devoir des femmes étant de mettre au monde le plus d'enfants possible. Atroce déchirement mental de ces femmes, telle la mère de Noémie qui a sombré dans la démence. Tuer la mère à travers des mères inconnues sur lesquelles se défoulent des hommes incapables de se prendre en main, de résoudre à voix haute ce que distille de bile leur condition de fils ou de père face à eux-mêmes. L'écrivaine laisse entendre que peu de femmes ont échappé à ce drame qui consolide les conflits au lieu de les atténuer à l'âge de la raison, s'il est vrai qu'existe une raison pour aimer son fils ou sa fille, trop ou pas assez...

Cependant, des lueurs d'espérance opèrent entre Noémie et Camille, qui écrit pour elle seule un journal dans lequel elle mentionne son cheminement entre ses filles, la tribu de son mari, la bonté généreuse de sa belle-mère envers ses petites-filles, celles-ci, métissées, s'avérant la part du monde où des ponts s'ajusteront pour réunir Blancs et Noirs. Pour recourir à l'égalité des mères et des pères qui conçoivent mal encore l'échappatoire inespérée que leur offre une nouvelle culture. Que de sacrifices entre mères et filles seront des déraisons de s'entretuer, avant de s'harmoniser dans une conciliation où les racines de l'arbre humain produiront des branches reposantes où s'appuieront mères, pères et enfants, en toute bienveillance. Ce que nous dit la fin de cette histoire touchante quand l'une des petites-filles de Noémie vient passer ses vacances hivernales chez sa grand-mère. Quand un homme bon et blessé essaiera d'adoucir ses propres souffrances en écoutant les déboires de Noémie, femme subitement tombée, non du ciel, mais apparue avec sa douleur de mère aux abois. De grand-mère soudainement exaltée par la venue inespérée de sa petite-fille, plus tard, provisoirement, par celle de Camille. 

Rien ne se résoud dans ce très sensible et fatidique récit. Car c'est bien une fatalité qui circule entre les protagonistes, transcendant les mots en des événements avec lesquels ils doivent vivre, pour certains, survivre. De grandes émotions, de fortes sensations, drainant dans l'air un monde en transition porté par des femmes et des hommes encore désaccordés, atteste que ce récit est l'un des plus poignants qu'on a lu, à peine une fiction fascinante et dérangeante. Il y est question de femmes-mères, prêtes à beaucoup pour que se consolide leur famille éprouvée, chassée du pays natal, ces femmes ayant choisi d'emprunter ce détour pour cimenter un avenir incertain, comme Camille en a pris le risque avec la plus jeune de ses filles.

Si on répond de la lucidité interrogative et rebelle de femmes englobant cette émouvante histoire, l'écrivaine, Claude-Emmanuelle Yance, n'en demeure pas moins présente, posant une question, tel un mur haussé, revenant constamment entre les lignes : « Qu'avez-vous fait de votre relation avec votre mère pour pouvoir vivre votre propre vie ? » Comment y répondre, comment ne pas regarder derrière et en soi, démanteler non seulement nos rapports avec la mère, mais aussi explorer l'indéfinissable quête identitaire auxquelles des femmes chassées de leur pays doivent faire face. Malgré elles.

 

Un monde sans mères, Claude-Emmanuelle Yance

Éditions Québec Amérique, Montréal, 2022, 184 pages

 

 

 

  

lundi 21 mars 2022

Tremblements autour d'un spectre d'enfant *** 1/2


Ce matin, en entrant dans la pièce dans laquelle on travaille, on a souri aux rayons solaires qui inondaient les murs et le plafond. On ne s'attendait pas à ce que le soleil joue au travers des vitres souillées des scories de l'hiver. On a fait de cette clarté un moyen illusoire de se réchauffer. Chaleur du corps, certes, mais chaleur aussi du regard, comme si nous venions de faire une rencontre improbable. On commente les nouvelles d'Emmanuelle Cornu, Trois tours de cordon.

Divisées en trois mouvements, ces trente-trois courtes nouvelles se raccordent au thème du deuil, celui d'une petite fille, partie en son état embryonnaire. Mathilde. Le livre est richement illustré du regard sans complaisance d'une écrivaine qu'on savoure à chacune de ses parutions. On aime sa manière naturelle et franche, grinçante, d'aborder la vie de ses semblables, et la sienne. Si quelques larmes pointent au bord des cils, elles coulent rarement, escortant une souffrance devenue intolérable, comme celle de perdre son enfant. Les narratrices du recueil se ressemblent, miroirs morcelés de l'auteure, nommées différemment, fidèles à ce qu'elles représentent quand les choses se heurtent, se bousculent, mais s'accomplissent pour notre satisfaction de lectrice. 

Avec une compassion évidente, on se range vers la souffrance d'Estelle qui vient de faire une fausse couche. Livrée à elle-même, elle imagine et agit, se rhabille, s'échappe de l'urgence, saute dans un taxi et rentre chez elle. Son compagnon, après avoir pris soin d'Estelle, appelle l'ambulance, puis s'écroule en larmes. Tendre finale en deux lignes qui le réconforte. Ça tremble beaucoup dans les fictions suivantes. Un garçon se révolte contre le divorce de ses parents, sa mère le console en l'emmenant dans une animalerie acheter un chat. Plus loin, Isabel marche dans la nuit, elle vit de peu. Elle transporte sa vie dans son sac à dos. N'a nulle part où aller. Si Cupidon ne l'a jamais atteinte, elle ne perd rien pour attendre, bien qu'elle n'espère pas grand-chose de son existence. Une « demoiselle » qui sort de son cours de natation va la mettre à terre, lui révéler sa faillibilité. La narratrice sait que l'histoire ne durera pas, elle est prête à jurer une éternité provisoire à « sa Belle ». C'est touchant ces flèches ingénues du dieu Amour quand nous avons dix-sept ans. Rimbaud n'est pas loin... Nous poursuivons, nous passons, ne pouvant citer tous ces textes, à peine fictifs. Des clins d'œil qui crèvent d'un désir de vivre, d'une souffrance filigranée que dicte le manque d'une enfant qui a refusé de venir à terme. Mathilde. Ce n'est pas pour rien que l'écrivaine la présente de temps à autre, la vie des narratrices dépendant de sa présence à l'état d'ange. Ce qui est peut-être vrai, comment savoir ? Mais l'humour ne manque jamais à l'appel, fulgure quand l'auteure met en scène un groupe de personnes qui vit dans un « immeuble à trois unités », prétexte l'achat ou la location de chauffe-eau pour décrire des relations qui existent dans ce genre d'habitation. Deux filles, deux artistes, qui s'étonnent de cette situation grotesque, rêvent de leur future maison. Réjouissance inoffensive cette possibilité de s'évader au bord du fleuve alors que les habitants de l'immeuble attendent hargneusement leur opinion concernant les chauffe-eau. Ce sont des nouvelles débridées desquelles nous nous délectons de chutes surprenantes, très souvent suggérées, rarement avouées. « La suite est claire », comme l'écrira Emmanuelle Cornu pour conclure une étrange aventure que subit une poignée d'adolescents dans un camp vacancier. 

Regard aiguisé et contestataire de l'écrivaine qui observe tout ce qui bouge, sans jamais perdre de vue l'embryon Mathilde, devenu spectre apaisant et complice, contrastant avec les sentiments qui s'étiolent, se fragilisent. De banals incidents essaiment l'existence des protagonistes, se forgent solidement, déployant leurs oublis, leurs distractions vitales, mais se sentent à l'aise entre les mains habiles, secourables, de la nouvelliste, Emmanuelle Cornu. D'autant qu'elle sait admirablement bousculer les émotions d'un texte à un autre, les situations ne s'avérant jamais identiques. Dans la tourmente qui les dirige ou les oppose, nous suivons les comportements d'hommes et de femmes, surtout de femmes, qui essaient de se débattre avec l'imprévisible. Et toujours protège ses multiples mères la lumineuse « crevette », « virgule » sanguinolente, Mathilde, prenant parfois l'apparence candide d'un frère, en chair et en os. Tendresse souriante de deux mères qui observent les déliements maladroits d'un bébé mâle avec une curiosité indulgente. Le temps de tourner une page, nous sommes confrontés au sort tragique d'une fillette de cinq ans, Églantine. Impuissante, on ne peut rien faire pour elle, pour l'avenir que ses tribulations désordonnées lui réservent. S'intercalent des textes en tous genres, de tout acabit, telle la nouvelle éponyme, la naissance du fils d'Anabel, né avec un long cordon autour du cou, trois tours étouffants, enlevé brusquement à sa mère par les infirmières, l'enfant tardant à manifester son désir de vivre. L'instinct maternel s'avère celui d'une animale, toutes griffes acérées, quand il s'agit d'une mise au monde. Sentiment primaire qui apporte tant de force à l'ensemble du recueil, l'enfant déshérité ou l'enfant comblé prenant place dans un monde équitable à créer. La touche révélatrice étant celle de l'espoir de vivre, l'amour signe la conclusion d'une histoire qui se termine d'une manière éloquente. 

Textes oscillatoires qui révèlent magnifiquement le talent très personnel d'Emmanuelle Cornu. Confirmant sa manière intelligente, toujours subtile, d'observer ses entours. De les soumettre à une critique indulgemment humaine parce que dépourvus de jugement irascible, bien que parfois amers, ces jeunes femmes refusant d'être identiques à leurs compagnes. Chaque fiction s'apparente à un choix rebelle, ce choix entrecoupé d'histoires qui tiennent debout, qui disent longuement qu'il y a toujours une première fois dans nos entreprises. Balancier qui dirige la narratrice du dernier texte : être un homme être une femme, Antoine ou Fanny, l'enfant qu'il faut protéger des incertitudes, le recours à la solitude pour y voir clair, enfin la reconnexion avec soi, comme si l'auteure avait dû subir ces travers, les accepter en toute connaissance de cause... Troisième œuvre d'Emmanuelle Cornu, on peut assurer l'écrivaine de la réussite de son recueil, son monde bigarré d'humains qui valent la peine de se pencher sur leurs joies ou leurs misères, contreparties magistralement dépeintes par une auteure qui ne cesse de nous toucher, de nous faire trembler, l'écriture d'un livre, sa réussite se rapprochant des affres de l'accouchement, l'enfant de papier à naitre souillé d'encre, autre sang.


Trois tours de cordon, Emmanuelle Cornu

Éditions Druide inc. Montréal, 2022, 165 pages

lundi 14 mars 2022

Amasser des objets au risque d'en mourir *** 1/2


À quatre-vingt-deux ans, elle nous dit que, ressassant son passé, des pans de sa vie la surprennent, tellement ils lui paraissent audacieux, comme s'ils appartenaient à des étapes vitales qui lui seraient étrangères. Aventures amoureuses, débats professionnels, amitiés dispersées, son existence se parcellise, chiffonnée d'époques qui n'auront plus jamais cours. On parle du roman de Nancy Vickers, Capharnaüm.

Si l'auteure nous en apprend beaucoup sur le complexe de Diogène, on ignorait quelles en étaient les phases discordantes et, pour ne pas commettre un impair, on s'est renseignée à plus éclairé que soi. On est sortie dubitative de cet exposé, surprise qu'une telle confusion mentale affecte des personnes qui, sous bien des aspects, ne diffèrent en rien de leurs semblables. On ne sait trop où chercher le ferment de cette maladie, génétique ou héréditaire. La narratrice de cette histoire, Elsa, qui se manifeste ici dès l'enfance, met son père en relief, lui-même s'avérant un ramasseur compulsif d'objets les plus hétéroclites. La mère  témoigne de sa lassitude en essayant de combattre l'encombrement de la maison. Rien n'y fait jusqu'au jour où le père sera vaincu par ses glanages intempestifs. Après avoir supporté l'abus des récoltes de sa fille, elle l'invite à prendre la porte. Elsa a vingt-cinq ans. Nous pouvons avancer que là commence ses déboires dus à ses maraudages, ramasser et acheter des objets sans aucune nécessité. Est-ce une façon de compenser les manques de l'enfance, mais qui n'en a pas ? Sa poupée préférée a été confisquée par sa mère, jetée dans un trou, pour la punir de son désordre. Autre symptôme mental dans ce bric-à-brac de ramassis, le vide qu'Elsa ressent affilié à une absconse solitude. D'où lui viennent ces lacunes, nous l'ignorons mais elle est incapable de garder des amis qu'elle se fera au long de son périple. Elle se mariera avec un collectionneur de livres, divertissement qu'elle associe à sa passion immodérée des objets. Ils auront une fille, Céleste, qui, elle, vivra une enfance mouvementée. Sa mère ne ressentant aucune fibre maternelle, son mari l'a quittée, l'enfant sera partagée entre le père et sa nouvelle compagne, les grands-parents paternels. Par intermittence, elle sera confiée à Elsa mais sans succès, Céleste n'ayant aucun goût excessif pour les objets, ni pour la saleté qu'ils accumulent, ses allers dans la maison seront provisoires. Aux ramassis de vieux déchets s'ajoute et pourrit la nourriture négligée par Elsa. La maison sent mauvais, Elsa ne peut recevoir personne, tant de détritus feraient fuir ses invités. La lucidité dont elle fait preuve souligne ses déconvenues quand elle se lie d'amitié avec deux femmes rencontrées dans un club de yoga. C'est une passionnée abusive doublée d'une incorrigible fétichiste. Travaillant dans une bibliothèque, elle s'éprend d'une écrivaine invitée à disserter sur ses livres. L'écrivaine, ne comprenant pas le comportement d'Elsa à son égard, la fuira. Il en sera de même envers une musicienne, un soir de l'Halloween. À une artiste excentrique et désargentée, elle demandera de sculpter une tête de Baudelaire pour tenir compagnie à Marilyn Monroe, buste qu'elle a acheté chez un antiquaire. Outrance et prodigalité dominent le récit, qui ne comblent en rien le vide et la solitude de la narratrice. 

Si les artefacts sont un havre temporaire pour Elsa, les araignées en sont les repères, rarement maléfiques. Leur intervention, l'air de ne pas y toucher de la part de l'auteure, nous emporte dans une dimension irréelle et sensuelle. Les excès d'Elsa, personnifiés par les têtes de Marilyn Monroe et de Baudelaire à qui elle se confie, l'acheminent dangereusement vers un monde paradoxal, habité d'une femme déséquilibrée à qui elle vouera un sentiment asservissant, qu'elle confond avec l'amour. Se livrant aux manigances de cette femme, elle se vautrera dans une situation rocambolesque. Quelle en sera l'échappatoire, sinon chercher les derniers feux de l'existence ailleurs que dans ses agissements crépusculaires, eux-mêmes ignés de l'incapacité de surmonter ses obsessions, choix qu'Elsa ne possède plus, ses démarcations entre la réalité et ses désirs inassouvis ayant été franchies. 

Sous une apparente légèreté, un humour qui ne se dément pas, comme le chapitre consacré à la Mini Cooper d'Elsa — surnommée Mini-chérie —, les cendres de la mère soufflées par l'aspirateur, les objets se révèlent une allégorie de l'existence, ramassis de joies et de peines, que nous finissons par jeter, par oublier, croyons-nous, pour vivre le mieux possible. Défection de la conscience où nous percevons la gravité d'un sujet peu abordé, la consommation devenant un plaisir innocent et légitime. Prétexte à remettre de l'ordre dans le tourbillon d'un creux, un trou, comme celui mentionné par la mère d'Elsa, trou qui avait avalé sa poupée, alors qu'elle était cachée dans une garde-robe. Malaise qu'Elsa a entretenu d'une manière obscure, la raison de chercher sans trouver ne se justifiant plus. Accumuler des objets neutres, n'est-ce point rechercher l'inaccessible ? Se réfugier dans la démesure quand nulle solution plausible ne se présente autre que celle de s'anéantir dans l'invraisemblance de nos égarements. Fiction relatée au premier degré, procédé que Nancy Vickers utilise dans ses œuvres précédentes, sous couvert de laisser le lecteur, la lectrice, libres arbitres de leurs choix, ce roman s'interprétant pour le meilleur de notre imaginaire mais aussi pour la pire désillusion quand nous refusons de nous montrer tels que nous devrions être. C'est là la qualité essentielle du roman, Elsa ne faisant confiance qu'à elle-même, sachant que son passage éphémère sur la croûte terrestre empoussiérée d'invisibles fantômes, dont les particules qu'elle agite en étouffant sa mère, ancrera sa présence, bousculée de rencontres peu fructueuses, dans la mémoire de celles et de ceux qui n'ont pas tenu compte des causes à effet de ses chambardements. Elsa, ne trouvant qu'un soupçon de paix dans la chambre du père, quasiment interdite d'entrée, où sont amassés les trésors du temps des poubelles fouillées la nuit, père et fille nourrissant leur complicité silencieuse d'objets inanimés, ceints peut-être d'une âme...

Si l'histoire d'Elsa, celle-ci aux prises avec ses démons, déconcerte quelques esprits rationnels, oscillant entre réalisme et fabulation, elle se révèle une bouffée de fantaisie jubilatoire dans la morne atmosphère dans laquelle nous vivons. Il est nécessaire de ne pas passer outre, tant d'états d'âmes livresques assombrissent l'ensemble de nos randonnées terrestres. Les événements conjoncturels élaborés sous la plume de Nancy Vickers nous entrainent dans un univers peu usité, familier à l'écrivaine, où il est agréable de se laisser aller, notre retour sur la terre ferme s'étant enrichi de la chimérique séduction d'un conte pour adultes, qui finit sans autre issue probable que l'embrasement d'une maison hantée, Elsa emportée par ses « anges adorateurs »...


Capharnaüm, Nancy Vickers

Collection Indociles

Les Éditions David, Ottawa, 2022, 236 pages


lundi 7 mars 2022

Des mots d'amour à une mère trépassée *** 1/2


Avec joie, on est entrée dans le mois de mars. Il prend notre main, nous guide à pas feutrés vers une saison qui, chaque année, renait de ses cendres endormies, parmi lesquelles émergent des graines de toutes sortes. Non pour alimenter nos entrailles mais pour nous donner une nouvelle poussée vers la lumière de nos propres verdures. On commente le récit de Jean-Benoit Cloutier-Boucher, Boire la mer les yeux ouverts.

On n'est pas une passionnée du genre, lui préférant plus d'effusions extérieures, pour ne pas avancer plus de pragmatisme. Bien que l'action n'illustre pas une histoire mais les émotions qu'elle suscite, qui se déversent dans le regard de celui qui les reçoit, se laisse aller à les apprivoiser, porté par une curiosité qui, elle, ne se nomme pas. Action et émotions nous déçoivent rarement, action feutrée demandant peu de gestes, beaucoup de paroles, ressemblant à celle évoquée par le narrateur de ce récit de vie et de mort. 

Peut-on avancer que cet amour partagé entre une mère et un fils se classe parmi les contes cruels, celui-ci, hélas, finissant mal. Décrit d'une année à l'autre, d'une manière séquentielle, défiant la chronologie, l'enfant parvenu à l'âge adulte mesure la tendresse qu'il a éprouvée pour une mère devenue lentement handicapée après que la sclérose en plaques a été diagnostiquée, prenant possession du corps, déstabilisant ses mouvements, la rendant dépendante de son jeune fils, d'une sœur, d'une grand-mère. D'une famille atterrée. Le père, l'Autre, homme neutre désigné ainsi par le garçon, nous comprenons que les effusions de cœur entre le père et le fils ne sont pas au diapason de ce qu'elles devraient être. Routier, il s'absente souvent de la maison, s'alcoolisant à la bière, s'impatientant des malaises de sa femme, plus tard prisonnière d'un fauteuil roulant. Un brin de légèreté ressenti au début des réminiscences narrées par le jeune homme s'accommodent peu à peu des multiples sentiments qu'il éprouve envers la mère, impuissante à sécher ses larmes. Désespoir qu'elle ne sait exprimer différemment. L'enfant grandit, il compatit, il se révolte, le désir de se distraire avec des amis de son âge l'éloigne non de sa mère mais d'une femme malade qu'il ne parvient plus à supporter. C'est un débat constant qu'empoisonne la présence occasionnelle de l'Autre, manipulateur qui ne manque jamais de provoquer brutalement son fils, comportement attisé par son trop-plein d'alcool. La sœur veille, la grand-mère aussi jusqu'au jour où l'adolescent sera placé momentanément dans une famille d'accueil. La sœur ayant décidé de « découvrir le monde », son jeune frère doit être protégé de l'ivrognerie du père. Tandis que la maladie de la mère s'aggrave, la maisonnée se rassemble autour d'elle, son corps déficient ne répondant plus aux nécessités qu'exige le rôle d'une épouse dévouée aux siens. C'est de tout cela, indicible pudeur ressentie chez le narrateur, qui bâtit maladroitement sa jeunesse, alors que la mère doit se livrer à des mains qui ne sont plus les siennes, pour combler son bien-être physique. 

Si l'adolescent se rebiffe contre la maladie de sa mère, il se culpabilise, toujours il le fera, du début à la fin, s'accusant de l'avoir abandonnée à ses infirmités, à l'incapacité de ne plus être une femme comme les autres, vivante et rieuse. Quand la mort la lui ôtera, il se souviendra douloureusement de ce qu'elle fut pour lui, de son discours interrompu quand il lui avouera timidement qu'il préfère les garçons aux filles. Attirance sexuelle assumée lors d'une balade avec un ami, les deux échangeant les premières cigarettes, les premières confidences. L'enfance et l'adolescence ont été gravées sous le sceau du manque d'une mère saine et belle. Du rejet d'un père qui pense à faire de son fils un militaire. Grossier concept qui sera converti en gymnastique et tennis. Tout est ainsi contrasté dans ces souvenances bancales : les repas de famille à Noël, les balades avec la mère à cueillir des petits fruits, les succès scolaires, les vacances au chalet, les frustrations de l'Autre qui aboutissent en violence physique et verbale. Tant d'autres moments relatés par le fils, émotif et discret, son point de fuite étant la sclérose de la mère qui oblige celle-ci à rentrer à l'hôpital, « chaque jour était un nouveau mauvais jour » se lamente en soi le fils qui voit dépérir cette femme aimée, obsédante depuis son enfance, griffée mortellement par une maladie incurable. 

De la chambre d'à côté surgira Jo, patient affligé de l'ataxie de Friedreich, qui s'attachera à sa voisine, le narrateur laissant entendre que le père, l'Autre, est mort d'un cancer. Mais l'ordre chronologique n'existant pas, telle la mémoire et ses méandres, on retrouve l'Autre au chevet de sa femme quand elle agonise, l'instant de lui faire ses adieux. Et c'est bien que le Temps désordonné soit le fil conducteur des émotions rebelles du fils, évoquant au passage ses premiers désirs sexuels. Bouleversements bouleversant celle ou celui qui essaie de s'imprégner des petites joies, des grandes peines d'un homme qui doit se sentir en paix avec lui-même après avoir mis sur papier ou sur écran les souffrances mentales et physiques d'une femme ralentie par le corps luttant contre des symptômes irréversibles. 

Stigmatisé par des années saturées d'instabilité affective, transcendant les émotions exacerbées du narrateur, l'auteur intercale de brefs et tendres poèmes qui s'adressent à une femme présente ou passée, cheminent entre les pages, telles des larmes retenues, rendent la lecture encore plus intense, plus sensitive, comme s'il était équitable de reprendre son souffle chaque fois que la plume ou les yeux se reposent. C'est aussi une œuvre réconfortante, confirmant que les descentes vertigineuses vers nous ne savons trop où, l'enfer serait trop banal, finissent par hausser une échelle non de soie mais de bure, nous invitant à marcher droit sur la surface rugueuse d'une existence qui ne demande qu'à continuer, riches que nous sommes d'une expérience inégalable : celle d'un face-à-face avec une vie abimée, sa finitude, mais aussi sa rédemption, l'écriture à ce point poétique nous réconciliant avec les vicissitudes parfois poignantes d'une destinée trop tôt achevée...


Boire la mer les yeux ouverts, Jean-Benoit Cloutier-Boucher

Collection Mobile

Les Éditions Sémaphore, Montréal, 2021, 224 pages