Dans Facebook, on s'étonne parfois de lire des commentaires de personnes calomniant l'argent, exaltant le sens des valeurs, comme celles de l'humanisme. On pressent que ces mêmes personnes profitent quotidiennement du confort que leur permet ce produit d'échange, gagné à bon escient. Il faudrait mesurer la contradiction de certains propos, réfléchir et se taire. On parle du roman de Flemming Jensen, Le blues du braqueur de banque.
Comment se débarrasser du corps de votre meilleur ami que vous venez d'assassiner, se demande Max, d'autant que ce meilleur ami était le premier ministre danois. Max sait que le temps n'est pas aux questions mais aux réponses. Affolé, il s'enfuit dans sa Mercedes laqué noir puis, après une pause réflexive au bord d'un lac, où se tient à une grande distance un groupe de scouts, il revient dans la remise où a eu lieu le délit, sauf que le corps n'y est plus !
L'histoire se déroule à Frederiksdal, au nord de Copenhague. Elle nous est racontée par un braqueur de banque qui a rencontré Max dans un « environnement particulier, plus calme que la moyenne [...] », endroit qui nous sera révélé à la toute fin. Max lui narre, troublé et logique, comment et pourquoi il a tué Tom. Pour que le récit ait quelque cohérence, il explique au narrateur, qu'il a été pendant quinze ans le conseiller politique de son ami, incapable de résoudre seul des enjeux internationaux. Homme de génie, agissant dans l'ombre, Max n'en peut plus de cette situation ambiguë. Cette semaine-là, Max et Tom ont été coincés entre une insurrection groenlandaise et d'âpres débats parlementaires. Pour mettre les choses au clair sur leur rôle respectif, ils se sont donné rendez-vous dans une ancienne baraque abandonnée où des kayaks et canoës étaient jadis remisés. Les deux hommes venaient s'y réfugier durant leur adolescence, leur amitié datant du lycée. Convenance de sentiments passionnés et partagés. Max, froid et calculateur, éradique des théories de complot, ébranle de solides convictions ; Tom cultive un ascendant charismatique sur des partenaires récalcitrants, souvent implacables. Les deux hommes se complètent. Cependant, leurs ambitions se disproportionnent, rompant le pacte qu'ils avaient établi une trentaine d'années plus tôt. Cette nuit-là, mentionne le braqueur, la discussion entre Max et Tom a été terrifiante, s'accusant l'un et l'autre d'un tissu d'insanités. Frustrations longuement refoulées qui met Max hors de lui, exaspéré de l'assurance inconcevable qu'affiche Tom. L'arme du crime, une bouteille de whisky Glenfiddich, que tend Tom à Max, mettra un terme définitif à leurs dissensions.
Semblable au braqueur de banque, un type « plutôt bon », merveilleusement sympathique, hilarant et naïf, retournons à Max qui, entrant dans la remise, se rend compte que le corps a été déplacé. Encore perturbé, il y prête peu attention, manigançant une idée fabuleuse pour larguer Tom au-dessus du lac. On n'a pas mentionné que, proche de la cabane, se dresse une station météo abandonnée elle aussi, avec son matériel, de grandes bouteilles d'hélium pour faire voler les ballons. L'idée de Max faisant son habile chemin dans sa tête, il est assuré que son forfait, qu'il juge révoltant, ne sera jamais découvert. Il n'a plus qu'à désactiver les deux téléphones, celui de Tom et le sien, trouver un bouc émissaire, un nommé Hartvigsen, conseiller du ministre de l'Intérieur, que Max déteste. À l'instant où tout s'éclaircit pour lui, la porte s'ouvre, une jeune fille surgit, mentionnant que passée plus tôt, elle a oublié son téléphone. Choc de part et d'autre, la rencontre entre Max et Signe soulèvera d'incroyables renversements et remaniements successifs.
Parvenu à la fin du récit, le lecteur se délectera d'une conclusion tramée par Signe. Le braqueur de banque, assistant au dernier acte, sera abasourdi par la ruse de la jeune fille. Elle a des comptes à régler avec la société, d'où son intervention en parallèle avec celle de Max, qui ne cherche qu'à justifier son acte, alors qu'elle, Signe, ne souhaite qu'à venger une mort inutile.
Roman jubilatoire, burlesque, mené de main de maître par Flemming Jensen mais aussi par le braqueur de banque qui, entrecoupant les confidences de Max, se remémore sa jeunesse estudiantine — comme Max, n'est-il pas bardé de diplômes ? —, évoque les raisons pour lesquelles il s'est détourné d'une voie conventionnelle, préférant une vie aventureuse, à l'abri de tentations qui ont mené son compagnon aux pires excès.
Lisons ce roman jouissif en nous souvenant que nous sommes à la merci de rencontres hasardeuses, d'actes irrépressibles. Cela dépend, tout comme le narrateur, du regard que nous jetons sur une société bouillonnante, agissant trop souvent à coups d'impulsions ; les grands de ce monde, s'agitant dans leur univers opaque, exercent des influences néfastes ou salvatrices, les nourrissent d'un blues défiant la réalité, ou se trompant de personnage. Ne nous racontons-nous pas trop souvent des histoires à dormir debout ?
On mentionne la qualité littéraire de la traduction, signée Andréas Saint Bonnet.
Le blues du braqueur de banque, Flemming Jensen
Traduit du danois par Andréas Saint Bonnet
Coédition Gaïa/Leméac, Montfort-en-Chalosse/Montréal, 2012, 192 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 25 février 2013
lundi 18 février 2013
Les mirages du Far West ****
Perdre un animal de compagnie n'est pas simple. Si nous nous consolons en nous persuadant que sa vie a été confortable, que pendant de nombreuses années notre petit compagnon n'a manqué de rien — soins et amour —, il n'en demeure pas moins que nous sommes affligés du vide qu'il laisse en nous et autour de nous. Notre territoire devient peau de chagrin. Ainsi le chat de notre amie N. On a lu Les frères Sisters, roman signé Patrick deWitt.
1851. Oregon City. Deux frères, Charlie et Eli Sisters, terrifiants tueurs à gages, ont reçu l'ordre de leur sinistre employeur, le Commodore, d'exécuter un chercheur d'or qui lui aurait soutiré un précieux document. Ils doivent se rendre en Californie, paradis des trafiquants de tout acabit. Les chercheurs d'or y pullulent, se construisant un rêve qui, trop souvent, tourne au cauchemar. Nous suivrons le périple de Charlie et d'Eli, aux tempéraments opposés, mais de même sanglante réputation. L'histoire, à la fois burlesque et pathétique, une parodie du Far West, entraîne le lecteur vers d'anciens rêves de conquêtes épiques, telles que nous en trouvons parmi les époques grandioses qui ont essaimé les générations futures de leurs légendes.
On a relevé des anecdotes étonnantes survenues à Eli. Il craint les araignées velues, se fait arracher deux dents infectées, s'émerveille devant une brosse à dents et un dentifrice en poudre que lui recommande un curieux dentiste. Charlie veille sur son frère cadet, n'hésitant pas à tuer de fâcheux prospecteurs qui encombrent leur chemin. Chaque péripétie les entraîne vers San Francisco où ils ont rendez-vous avec l'homme de main du Commodore, qui doit les amener vers le chercheur d'or à éliminer. Avant que leur lugubre mission soit accomplie, Charlie noiera ses frustrations dans une mauvaise eau-de-vie, au point de devoir interrompre leur voyage ; Eli veille discrètement sur sa santé, ménageant les humeurs belliqueuses de son frère aîné. Ce qui lui laissera le temps d'entreprendre un régime alimentaire pour séduire une jeune fille. Derrière ces facéties, nous pénétrons le passé des deux frères, nous connaîtrons la raison pour laquelle ils sont devenus de redoutables justiciers. Nous croiserons une panoplie de personnages excentriques, témoins d'une époque balisée de certitudes implacables. Tant pis pour celui qui échoue : c'est, ou bien la richesse ou bien la mort. Le courant impétueux des rivières enivre des hommes à l'ambition forcenée, extirpant pépites et paillettes mêlées à l'eau boueuse.
Comme dans tout récit du genre, surgissent des Indiens, des « filles de joie », des hors-la-loi, des ours, des castors, des chevaux, l'ensemble aboutissant à des tueries mémorables. Des paysages fabuleux impressionnent. Humains et animaux jouent un rôle de survie, tel un être qui, se sachant méprisé, agit en désespoir de cause. Et il s'agit bien d'une cause à effet, quand, parvenus à destination, Charlie et Eli recherchent en vain l'homme avec qui ils ont rendez-vous. On ne dévoilera pas le dénouement de leur magistrale aventure, on taira les échouements divers dont seront victimes les mieux intentionnés. Retournement inattendu de situations où les plus forts, murés dans un silence percutant, s'abandonnent aux mains des plus faibles.
Le roman, captivant, truffé d'humour, dégoulinant de sang, de bile, d'alcool frelaté, s'avère une réussite incontestable. Le lecteur se surprend à lire deux histoires, celle narrée par Eli, le plus émotif des deux frères, celle diffusant la présence funeste de Charlie, l'aîné impitoyable, mais aussi le frère protecteur rongé par le remords. Depuis l'adolescence durant laquelle il a commis un acte irréparable, il a deviné qu'Eli aspirait non à l'or mais à une vie paisible et familiale auprès de leur mère.
Fabuleuse chevauchée dans un Far West illusoire que Patrick deWitt dissimule derrière une grinçante nostalgie soutenue par une fraternité biaisée où chaque meurtre commis envers autrui et soi-même, ravive les pépites enfouies dans les eaux dormantes de nos propres rivières. Dans la boue et la vase se meuvent des secrets que même deux frères unis par le malheur, ne peuvent mettre au jour qu'à « l'abri de tous les dangers et de toutes les horreurs de l'existence. »
On félicite Emmanuelle et Philippe Aronson pour la clarté de la traduction.
Les frères Sisters, Patrick deWitt
Traduit de l'anglais par Emmanuelle et Philippe Aronson
Éditions Alto, Québec, 2012, 456 pages
1851. Oregon City. Deux frères, Charlie et Eli Sisters, terrifiants tueurs à gages, ont reçu l'ordre de leur sinistre employeur, le Commodore, d'exécuter un chercheur d'or qui lui aurait soutiré un précieux document. Ils doivent se rendre en Californie, paradis des trafiquants de tout acabit. Les chercheurs d'or y pullulent, se construisant un rêve qui, trop souvent, tourne au cauchemar. Nous suivrons le périple de Charlie et d'Eli, aux tempéraments opposés, mais de même sanglante réputation. L'histoire, à la fois burlesque et pathétique, une parodie du Far West, entraîne le lecteur vers d'anciens rêves de conquêtes épiques, telles que nous en trouvons parmi les époques grandioses qui ont essaimé les générations futures de leurs légendes.
On a relevé des anecdotes étonnantes survenues à Eli. Il craint les araignées velues, se fait arracher deux dents infectées, s'émerveille devant une brosse à dents et un dentifrice en poudre que lui recommande un curieux dentiste. Charlie veille sur son frère cadet, n'hésitant pas à tuer de fâcheux prospecteurs qui encombrent leur chemin. Chaque péripétie les entraîne vers San Francisco où ils ont rendez-vous avec l'homme de main du Commodore, qui doit les amener vers le chercheur d'or à éliminer. Avant que leur lugubre mission soit accomplie, Charlie noiera ses frustrations dans une mauvaise eau-de-vie, au point de devoir interrompre leur voyage ; Eli veille discrètement sur sa santé, ménageant les humeurs belliqueuses de son frère aîné. Ce qui lui laissera le temps d'entreprendre un régime alimentaire pour séduire une jeune fille. Derrière ces facéties, nous pénétrons le passé des deux frères, nous connaîtrons la raison pour laquelle ils sont devenus de redoutables justiciers. Nous croiserons une panoplie de personnages excentriques, témoins d'une époque balisée de certitudes implacables. Tant pis pour celui qui échoue : c'est, ou bien la richesse ou bien la mort. Le courant impétueux des rivières enivre des hommes à l'ambition forcenée, extirpant pépites et paillettes mêlées à l'eau boueuse.
Comme dans tout récit du genre, surgissent des Indiens, des « filles de joie », des hors-la-loi, des ours, des castors, des chevaux, l'ensemble aboutissant à des tueries mémorables. Des paysages fabuleux impressionnent. Humains et animaux jouent un rôle de survie, tel un être qui, se sachant méprisé, agit en désespoir de cause. Et il s'agit bien d'une cause à effet, quand, parvenus à destination, Charlie et Eli recherchent en vain l'homme avec qui ils ont rendez-vous. On ne dévoilera pas le dénouement de leur magistrale aventure, on taira les échouements divers dont seront victimes les mieux intentionnés. Retournement inattendu de situations où les plus forts, murés dans un silence percutant, s'abandonnent aux mains des plus faibles.
Le roman, captivant, truffé d'humour, dégoulinant de sang, de bile, d'alcool frelaté, s'avère une réussite incontestable. Le lecteur se surprend à lire deux histoires, celle narrée par Eli, le plus émotif des deux frères, celle diffusant la présence funeste de Charlie, l'aîné impitoyable, mais aussi le frère protecteur rongé par le remords. Depuis l'adolescence durant laquelle il a commis un acte irréparable, il a deviné qu'Eli aspirait non à l'or mais à une vie paisible et familiale auprès de leur mère.
Fabuleuse chevauchée dans un Far West illusoire que Patrick deWitt dissimule derrière une grinçante nostalgie soutenue par une fraternité biaisée où chaque meurtre commis envers autrui et soi-même, ravive les pépites enfouies dans les eaux dormantes de nos propres rivières. Dans la boue et la vase se meuvent des secrets que même deux frères unis par le malheur, ne peuvent mettre au jour qu'à « l'abri de tous les dangers et de toutes les horreurs de l'existence. »
On félicite Emmanuelle et Philippe Aronson pour la clarté de la traduction.
Les frères Sisters, Patrick deWitt
Traduit de l'anglais par Emmanuelle et Philippe Aronson
Éditions Alto, Québec, 2012, 456 pages
lundi 4 février 2013
Douze femmes et un cœur ****
Hommes. On les aime magnanimes, respectueux, rieurs. Le regard empreint de loyauté. On fuit les bellâtres, les conformistes, les renfrognés. Le regard embrumé de sournoiserie. On aime que les hommes aient suivi l'évolution irréversible des femmes, qu'ensemble ils bâtissent un avenir prospère. On parle du roman de Carl Leblanc, Artéfact.
Il ne sera pas simple de nous attarder sur l'histoire poignante de douze jeunes femmes, prisonnières d'un camp de concentration nazi durant la Deuxième Guerre mondiale. Auschwitz. Elles sont françaises, allemandes, polonaises, de religion juive, insoumises malgré les humiliations qu'elles subissent. L'une d'elles, Klara Granovski, Polonaise, aura vingt ans le 21 décembre 1944. Ses camarades de travail ont décidé de fêter son anniversaire, certainement le dernier. Elles prendront des risques insensés, portées par l'espoir plus grand que « tous les malheurs du monde ». Ce n'est pas du courage mais un peu de tendresse qu'elles échangent en confectionnant un carnet de vœux, à l'insu de leurs tortionnaires. Artéfact en forme de cœur, aujourd'hui exposé, telle une perle unique, dans une vitrine, au musée de l'Holocauste à Montréal. Sur le tissu mauve de la couverture, couleur du chemisier de l'une d'elles, a été maladroitement brodée la lettre K. Il y a quelques années, on avait contemplé l'objet sans savoir à quel enfer il avait échappé.
À partir de cette note douloureuse, on accompagne François Bélanger, reporter aux affaires juridiques pour un grand journal de Montréal. Habitué à traiter des dossiers de motards, de corruption, de la mafia, il a été affecté à l'affaire Krylenko, un vieil Ukrainien inculpé de crimes de guerre. Ainsi, François Bélanger s'était retrouvé au musée de l'Holocauste, peaufinant sa recherche pour écrire un article sur le présumé criminel de guerre. Fasciné par le carnet qu'il a découvert, s'interrogeant sur les femmes qui l'ont fabriqué, il s'intéresse malgré lui à cette époque terrifiante qu'ont traversée les humains, tant bourreaux que victimes, sur la capacité de taire la compassion, la sensibilité, la pitié. Alors que le carnet était l'œuvre de femmes habitées par des émotions. Poussant plus avidement son enquête, il se heurtera à quelques survivantes qui ont pris part à la fabrication du carnet. Elles n'ont rien oublié, ne le peuvent. Certaines ont tenté des « unions de somnambules », d'autres ont emporté leurs secrets dans la tombe. D'autres encore, surgissant de chapitres datant de la fin de la guerre, n'auront pas la chance de connaître la Libération. Intrigué, François Bélanger mène de front le parcours d'Alexandre Krylenko, « soupçonné d'avoir été un des officiers du bataillon Schuma de l'armée ukrainienne, bien connu pour ses " actions punitives. " » L'Histoire s'impose, révélant peut-être des erreurs grossières, plus rien ne prouvant que le vieil antisémite avait commis les crimes barbares dont il était accusé. Soixante-cinq ans ont passé, le carnet dans sa vitrine a lui aussi perdu ses couleurs vives, autant dire que le temps s'avère néfaste, affadissant les pires atrocités. L'affaire Krylenko en accentuera la luminosité, la face sombre de l'homme faisant partie d'une même histoire. L'une est belle, l'autre banale. Alexandre Krylenko et le carnet repliant leurs mystères, le journaliste s'entêtera à vouloir en éclaircir quelques-uns : il se rendra dans plusieurs pays à la poursuite de témoins qui lui réserveront bien des surprises.
On a aimé que Carl Leblanc, lui-même journaliste et documentaliste, ne se soit pas laissé emporter par des émotions de surface, qu'à travers son personnage, François Bélanger, des questions l'aient taraudé. Que reste-t-il de cette folie destructrice, du « devoir de mémoire » qu'entretiennent les Juifs du monde entier ? Des génocides n'ont-ils pas endeuillé notre monde moderne ? Un chapitre très émouvant remet le temps à sa place. Le journaliste s'est rendu à Birkenau, nommé aussi Auschwitz II, et après avoir observé les gens prier, s'être interrogé sur cet étrange lieu de recueillement, il se dirige vers les ruines de la Union Metall Werke, l'usine où ont travaillé Klara Granovski et ses camarades. Là où a été conçue l'idée du carnet. François Bélanger entre dans une sorte de rêve ranimant les êtres et les choses qui, soixante-cinq ans plus tôt, parvenaient au terme d'une horreur sans nom. Il ne cesse d'imaginer l'ingéniosité des jeunes femmes pour survivre. L'odeur du temps, les rires, les exclamations, les « ordres gueulés », lui parviennent. C'est la rumeur du monde, dehors, qui le sortira de sa tragique rêverie.
Roman de la mémoire s'il en est. Mémoire d'hier et d'aujourd'hui. Décalage amalgamé qui incite le lecteur à regarder derrière l'épaule, l'avenir se reflétant dans le passé, aussi odieux fut-il. Les vingt ans de Klara Granovski éternisent une histoire intime, celle du carnet mauve en forme de cœur, le protégeant d'une guerre où l'extermination d'hommes et de femmes se pratiquait dans une indifférence généralisée. Il en aura fallu de la détermination, de la désespérance, de la solidarité, pour faire du carnet au tissu élimé un symbole de tendresse, une raison valable de s'ancrer dans l'amour de la vie.
On remercie Carl Leblanc d'avoir ressuscité les douze jeunes femmes devenues souvenirs dans la mémoire de ceux qui restent. Ces réveils brutaux sont souvent nécessaires, voire indispensables, surtout quand ils sont dépeints avec une discrète, extrême pudeur. De tout temps, de harassantes questions se sont posées ; les réponses, dans la mémoire de femmes ou d'hommes abîmés, et non vaincus, ont-elles suscité la notion du bien et du mal ? Épuisant dilemme.
Artéfact, Carl Leblanc
Éditions XYZ, Montréal, 2012, 160 pages
Il ne sera pas simple de nous attarder sur l'histoire poignante de douze jeunes femmes, prisonnières d'un camp de concentration nazi durant la Deuxième Guerre mondiale. Auschwitz. Elles sont françaises, allemandes, polonaises, de religion juive, insoumises malgré les humiliations qu'elles subissent. L'une d'elles, Klara Granovski, Polonaise, aura vingt ans le 21 décembre 1944. Ses camarades de travail ont décidé de fêter son anniversaire, certainement le dernier. Elles prendront des risques insensés, portées par l'espoir plus grand que « tous les malheurs du monde ». Ce n'est pas du courage mais un peu de tendresse qu'elles échangent en confectionnant un carnet de vœux, à l'insu de leurs tortionnaires. Artéfact en forme de cœur, aujourd'hui exposé, telle une perle unique, dans une vitrine, au musée de l'Holocauste à Montréal. Sur le tissu mauve de la couverture, couleur du chemisier de l'une d'elles, a été maladroitement brodée la lettre K. Il y a quelques années, on avait contemplé l'objet sans savoir à quel enfer il avait échappé.
À partir de cette note douloureuse, on accompagne François Bélanger, reporter aux affaires juridiques pour un grand journal de Montréal. Habitué à traiter des dossiers de motards, de corruption, de la mafia, il a été affecté à l'affaire Krylenko, un vieil Ukrainien inculpé de crimes de guerre. Ainsi, François Bélanger s'était retrouvé au musée de l'Holocauste, peaufinant sa recherche pour écrire un article sur le présumé criminel de guerre. Fasciné par le carnet qu'il a découvert, s'interrogeant sur les femmes qui l'ont fabriqué, il s'intéresse malgré lui à cette époque terrifiante qu'ont traversée les humains, tant bourreaux que victimes, sur la capacité de taire la compassion, la sensibilité, la pitié. Alors que le carnet était l'œuvre de femmes habitées par des émotions. Poussant plus avidement son enquête, il se heurtera à quelques survivantes qui ont pris part à la fabrication du carnet. Elles n'ont rien oublié, ne le peuvent. Certaines ont tenté des « unions de somnambules », d'autres ont emporté leurs secrets dans la tombe. D'autres encore, surgissant de chapitres datant de la fin de la guerre, n'auront pas la chance de connaître la Libération. Intrigué, François Bélanger mène de front le parcours d'Alexandre Krylenko, « soupçonné d'avoir été un des officiers du bataillon Schuma de l'armée ukrainienne, bien connu pour ses " actions punitives. " » L'Histoire s'impose, révélant peut-être des erreurs grossières, plus rien ne prouvant que le vieil antisémite avait commis les crimes barbares dont il était accusé. Soixante-cinq ans ont passé, le carnet dans sa vitrine a lui aussi perdu ses couleurs vives, autant dire que le temps s'avère néfaste, affadissant les pires atrocités. L'affaire Krylenko en accentuera la luminosité, la face sombre de l'homme faisant partie d'une même histoire. L'une est belle, l'autre banale. Alexandre Krylenko et le carnet repliant leurs mystères, le journaliste s'entêtera à vouloir en éclaircir quelques-uns : il se rendra dans plusieurs pays à la poursuite de témoins qui lui réserveront bien des surprises.
On a aimé que Carl Leblanc, lui-même journaliste et documentaliste, ne se soit pas laissé emporter par des émotions de surface, qu'à travers son personnage, François Bélanger, des questions l'aient taraudé. Que reste-t-il de cette folie destructrice, du « devoir de mémoire » qu'entretiennent les Juifs du monde entier ? Des génocides n'ont-ils pas endeuillé notre monde moderne ? Un chapitre très émouvant remet le temps à sa place. Le journaliste s'est rendu à Birkenau, nommé aussi Auschwitz II, et après avoir observé les gens prier, s'être interrogé sur cet étrange lieu de recueillement, il se dirige vers les ruines de la Union Metall Werke, l'usine où ont travaillé Klara Granovski et ses camarades. Là où a été conçue l'idée du carnet. François Bélanger entre dans une sorte de rêve ranimant les êtres et les choses qui, soixante-cinq ans plus tôt, parvenaient au terme d'une horreur sans nom. Il ne cesse d'imaginer l'ingéniosité des jeunes femmes pour survivre. L'odeur du temps, les rires, les exclamations, les « ordres gueulés », lui parviennent. C'est la rumeur du monde, dehors, qui le sortira de sa tragique rêverie.
Roman de la mémoire s'il en est. Mémoire d'hier et d'aujourd'hui. Décalage amalgamé qui incite le lecteur à regarder derrière l'épaule, l'avenir se reflétant dans le passé, aussi odieux fut-il. Les vingt ans de Klara Granovski éternisent une histoire intime, celle du carnet mauve en forme de cœur, le protégeant d'une guerre où l'extermination d'hommes et de femmes se pratiquait dans une indifférence généralisée. Il en aura fallu de la détermination, de la désespérance, de la solidarité, pour faire du carnet au tissu élimé un symbole de tendresse, une raison valable de s'ancrer dans l'amour de la vie.
On remercie Carl Leblanc d'avoir ressuscité les douze jeunes femmes devenues souvenirs dans la mémoire de ceux qui restent. Ces réveils brutaux sont souvent nécessaires, voire indispensables, surtout quand ils sont dépeints avec une discrète, extrême pudeur. De tout temps, de harassantes questions se sont posées ; les réponses, dans la mémoire de femmes ou d'hommes abîmés, et non vaincus, ont-elles suscité la notion du bien et du mal ? Épuisant dilemme.
Artéfact, Carl Leblanc
Éditions XYZ, Montréal, 2012, 160 pages
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