Perdre un animal de compagnie n'est pas simple. Si nous nous consolons en nous persuadant que sa vie a été confortable, que pendant de nombreuses années notre petit compagnon n'a manqué de rien — soins et amour —, il n'en demeure pas moins que nous sommes affligés du vide qu'il laisse en nous et autour de nous. Notre territoire devient peau de chagrin. Ainsi le chat de notre amie N. On a lu Les frères Sisters, roman signé Patrick deWitt.
1851. Oregon City. Deux frères, Charlie et Eli Sisters, terrifiants tueurs à gages, ont reçu l'ordre de leur sinistre employeur, le Commodore, d'exécuter un chercheur d'or qui lui aurait soutiré un précieux document. Ils doivent se rendre en Californie, paradis des trafiquants de tout acabit. Les chercheurs d'or y pullulent, se construisant un rêve qui, trop souvent, tourne au cauchemar. Nous suivrons le périple de Charlie et d'Eli, aux tempéraments opposés, mais de même sanglante réputation. L'histoire, à la fois burlesque et pathétique, une parodie du Far West, entraîne le lecteur vers d'anciens rêves de conquêtes épiques, telles que nous en trouvons parmi les époques grandioses qui ont essaimé les générations futures de leurs légendes.
On a relevé des anecdotes étonnantes survenues à Eli. Il craint les araignées velues, se fait arracher deux dents infectées, s'émerveille devant une brosse à dents et un dentifrice en poudre que lui recommande un curieux dentiste. Charlie veille sur son frère cadet, n'hésitant pas à tuer de fâcheux prospecteurs qui encombrent leur chemin. Chaque péripétie les entraîne vers San Francisco où ils ont rendez-vous avec l'homme de main du Commodore, qui doit les amener vers le chercheur d'or à éliminer. Avant que leur lugubre mission soit accomplie, Charlie noiera ses frustrations dans une mauvaise eau-de-vie, au point de devoir interrompre leur voyage ; Eli veille discrètement sur sa santé, ménageant les humeurs belliqueuses de son frère aîné. Ce qui lui laissera le temps d'entreprendre un régime alimentaire pour séduire une jeune fille. Derrière ces facéties, nous pénétrons le passé des deux frères, nous connaîtrons la raison pour laquelle ils sont devenus de redoutables justiciers. Nous croiserons une panoplie de personnages excentriques, témoins d'une époque balisée de certitudes implacables. Tant pis pour celui qui échoue : c'est, ou bien la richesse ou bien la mort. Le courant impétueux des rivières enivre des hommes à l'ambition forcenée, extirpant pépites et paillettes mêlées à l'eau boueuse.
Comme dans tout récit du genre, surgissent des Indiens, des « filles de joie », des hors-la-loi, des ours, des castors, des chevaux, l'ensemble aboutissant à des tueries mémorables. Des paysages fabuleux impressionnent. Humains et animaux jouent un rôle de survie, tel un être qui, se sachant méprisé, agit en désespoir de cause. Et il s'agit bien d'une cause à effet, quand, parvenus à destination, Charlie et Eli recherchent en vain l'homme avec qui ils ont rendez-vous. On ne dévoilera pas le dénouement de leur magistrale aventure, on taira les échouements divers dont seront victimes les mieux intentionnés. Retournement inattendu de situations où les plus forts, murés dans un silence percutant, s'abandonnent aux mains des plus faibles.
Le roman, captivant, truffé d'humour, dégoulinant de sang, de bile, d'alcool frelaté, s'avère une réussite incontestable. Le lecteur se surprend à lire deux histoires, celle narrée par Eli, le plus émotif des deux frères, celle diffusant la présence funeste de Charlie, l'aîné impitoyable, mais aussi le frère protecteur rongé par le remords. Depuis l'adolescence durant laquelle il a commis un acte irréparable, il a deviné qu'Eli aspirait non à l'or mais à une vie paisible et familiale auprès de leur mère.
Fabuleuse chevauchée dans un Far West illusoire que Patrick deWitt dissimule derrière une grinçante nostalgie soutenue par une fraternité biaisée où chaque meurtre commis envers autrui et soi-même, ravive les pépites enfouies dans les eaux dormantes de nos propres rivières. Dans la boue et la vase se meuvent des secrets que même deux frères unis par le malheur, ne peuvent mettre au jour qu'à « l'abri de tous les dangers et de toutes les horreurs de l'existence. »
On félicite Emmanuelle et Philippe Aronson pour la clarté de la traduction.
Les frères Sisters, Patrick deWitt
Traduit de l'anglais par Emmanuelle et Philippe Aronson
Éditions Alto, Québec, 2012, 456 pages
J'ai beaucoup aimé ce livre aussi. Francine
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