lundi 27 avril 2015

Des signes pour se reconnaître ****

Que cette fin d'avril s'avère floutée. Ce mois se liquéfie autour de glaces craquelées. On a l'impression de s'attarder sur une banquise où l'horizon serait bouché par de vertigineux icebergs dérivant sur un océan vaporeux. Au loin, s'effondre Le Titanic. Agonie blanche de la planète Terre. Un film qu'on a visionné hier crée ces images chimériques. Rien n'est vrai, ni réel, dans un état de rêve suspendu. On a lu Le tao du tagueur, roman signé Serge Ouaknine.

À Montpellier, un clan de tagueurs s'en donne à cœur joie dans un minuscule appartement délabré. Ils vengent un de leurs amis, locataire du lieu, dont la propriétaire, illégalement, a rompu le contrat. Elle lui a accordé quarante-huit heures pour déguerpir, ce qu'il fera. Dans ces pièces a été partagé un amour hors du commun entre une Chinoise, qui étudie à l'université les arts de la rue, et un dessinateur publiciste parisien. Lassé des contraintes harassantes qu'impose sa profession, celui-ci démissionne, déserte Paris. Il descend dans le Midi, jusqu'à Montpellier, où il s'adonne à sa passion, taguer ou grapher, de nuit ou de jour, sur tous les murs disponibles. Misère et concurrence assurées entre les clans de tagueurs, si difficiles à pénétrer. Au hasard de ses errances, il rencontre Leyli Tchen qui, de sa fenêtre ouverte, contemple les tags du narrateur. Elle l'héberge, il se rebiffe. Il repart, il revient. Fasciné par cette femme, fille d'un calligraphe chinois, survivante de l'enfer des Gardes rouges de Mao. Leur histoire sera teintée de rouge, du sang de toutes les époques, passé et présent. Du rouge de la Chine impériale. Mais aussi de l'écriture si dissemblable des tags et des calligraphies. Tout au long des pages, Leyli fera part à son amant de cet art millénaire, lui rapportera les humiliations qu'elle et sa famille ont subies sous le règne de Mao, alors que le narrateur — Panda — se remémore son père, mineur au nord de la France. Y a-t-il vraiment une histoire entre cet homme et cette femme qui se reconstruisent à travers les signes, qu'ils soient tagués ou calligraphiés ? À travers le malheur d'un peuple, d'un mineur qui, pendant quarante ans, a été recouvert de « poussières de charbon sans indemnité. » ? Entre eux, l'écriture des signes s'avère une alliance. Leyli suit ses cours, photographie les murs tagués du quartier, Panda repeint des appartements pour subvenir aux nécessités qu'exige la vie de bohème. Elle est silencieuse, rieuse, Panda parle pour deux. Il décrit sa colère, ses rencontres accessoires, tagueurs comme Ted, voyageurs comme Owen. Un Irlandais à bicyclette.

Deux êtres cohabitent en Panda. Le délinquant nomade et « l'aristo qui s'est fait lui-même. » Sans cesse, il tourne la tête vers le noir du nord de la France, vers le rouge de la Chine. Vers le sang que déverse presque chaque jour Leyli, qui doit être opérée urgemment. Il ressasse les six années parisiennes pendant lesquelles il a travaillé dans une agence de publicité. Un homme s'en détache, Freddy, le seul vrai compagnon avec qui il a établi une complicité indéfectible. À sa manière, Leyli lui dira que le tao, c'est lorsque tout bouge que les signes apparaissent, que les humains se mettent en route. Panda, affamé de ce qui l'entoure, toujours à l'affût de forces étranges perçues dans la sagesse fataliste de sa compagne, s'interroge, se souvient. Des villes, des flics, des joints qui se fument au bord de la mer, de la mémoire du charbon, des dépotoirs où il a dormi. Un répit enfin conquis auprès de Leyli sans qui il ne serait plus que « cavalier solitaire dans sa citadelle ». Elle, évoque le rouge infâme de la Chine, qu'elle narre sans jamais se rebeller, la rage de Panda s'amenuisant quand il fait connaissance avec l'écriture millénaire de l'Empire du Milieu. L'histoire de cet homme, égaré parmi des anticonformistes, celle de cette femme, à l'inverse, réfugiée dans la douceur du souvenir de son père, les soudent plus fortement que le sentiment qui les unit, le pouvoir des calligraphies s'avérant indestructible, contrairement à la futilité des promesses amoureuses. Dans sa lettre, après son retour en Chine, Leyli demandera à Panda de faire la paix avec son histoire. Les siècles peuvent s'accumuler, à Pise, ils ont protégé les fresques à la sanguine admirées dans un livre d'art. La sinopie de l'œuvre demeure intacte, contrairement aux tags, si vite effacés. Panda n'est-il pas devenu la sinopie de Leyli ? Humain princeps inoubliable.

Pour la poésie qui déborde des pages et l'émotion qu'elle procure, pour le monde solidaire, invisible des tagueurs et grapheurs, pour l'histoire d'un homme et d'une femme natifs de continents opposés, pour la fureur passionnelle du narrateur, pour l'amour de la langue française qu'a choisie Leyli, on a aimé ce roman traitant d'un sujet marginal peu exploité, dépeint avec une ferveur intense qui ne laisse aucun doute sur la qualité littéraire du livre, autre écriture si intelligemment utilisée par l'écrivain. Artiste interdisciplinaire, Serge Ouaknine offre au lecteur l'une de ses plus fortes et bouleversantes réussites littéraires et artistiques.


Le tao du tagueur, Serge Ouaknine
XYZ éditeur, Montréal, 2015, 175 pages