Parfois on s'endort, parfois on rêve. On se retrouve dans un état d'hypnose, comme si les années derrière s'étaient éteintes. L'état d'hypnose est un leurre, on marche simplement à côté de soi. Notre intuition, nos doutes, nous ont fait revenir à ce que l'on est. L'état normal, aussi conformiste soit-il, nous a rassurée quant à notre sérénité, un peu amère est-elle devenue. On commente le dernier livre de Donald Alarie, Puis nous nous sommes perdus de vue.
Qu'ils soient libellés nouvelles ou histoires, le charme des textes de cet écrivain ne se dément pas. Ce sont des faits divers, des anecdotes, que nous savourons à dose gourmande, d'une page à l'autre. Dans l'ordre ou le désordre. Nous avons tous connu ces hommes et ces femmes qui nous ont quittés, sans trop savoir pour quelle raison ils ont disparu, nous y attachions peu d'importance. Il a fallu qu'un écrivain mentionne leur absence pour que nous nous penchions sur divers passés dénonçant les différentes phases de l'existence : de l'enfance à l'âge mûr. La petite école ramène le lecteur aux années soixante, aux autobus jaunes, aux classes séparées des garçons et des filles. Aux frères et religieuses enseignants. Le narrateur-écrivain dépeint avec minutie et générosité cette ambiance conjuguée de discipline, de prières, de silences. Il se souvient de deux événements survenus à l'école primaire devant lesquels il n'a su être à la hauteur. L'accident mortel d'un camarade de son âge, le malaise cardiaque d'un professeur durant son cours. Leurs effets perturbateurs culpabilisant l'enfant. Plus tard, ce sera un prêtre noir qui lui rappellera un Chinois migré dans son quartier, inspirant la méfiance, jusqu'à l'accuser d'un grave méfait qu'il n'aura pas commis. Un étranger, un homme de couleur représentaient à l'époque, un danger pour ces villageois habitués à se côtoyer entre eux, les frontières n'étant pas ouvertes aux flots migratoires, ni aux esprits sédentaires. Une occasion pour le narrateur de nous mettre face à la petitesse de notre soi. Une autre histoire nous persuade que nous ne connaissons nos semblables qu'en surface. Le narrateur, qui n'a que dix ans, se lie d'amitié avec un enfant, Michel. Ils s'entendent bien, ils étudient dans la même école. La maison de Michel est « coquette », sa mère se fait un plaisir de l'embellir. Jusqu'au jour où le narrateur, sonnant à la porte de chez son ami, remarque son peu d'entrain inhabituel. Ce dernier lui confiera que son père bat sa mère, celle-ci a demandé le divorce, puis ira se réfugier chez la grand-mère avec son fils. Les deux garçons se sont promis de s'écrire... L'enfance se déroule ainsi entre les déménagements, l'achat de la première maison, les locataires. Entre de nouvelles personnes entrevues, qui pour une raison anodine agissent bizarrement puis se dérobent. Le narrateur passe le cap de l'enfance pour accéder à celui plus rebelle de l'adolescence. D'un sérieux exemplaire, d'une sensibilité à fleur d'âme, cet état lui étant naturel, il assumera au cours de sa vie, les expériences douloureuses qui le bouleverseront. La phase de l'adolescence prendra fin sur un brin de poésie où là encore s'esquivera une étrange et vieille poétesse.
Il est rare que le narrateur, qui maintenant enseigne, ne poursuive sa longue marche dans les pas de ceux et celles qui méritent son attention. Le lecteur sera à l'affût d'histoires où témoignent des êtres vus et perdus, tels Gilles et Marie, faisant réfléchir le jeune homme sur ses conditions de vivre, d'aller, un livre à la main, vers une profession plus confortable. Avant la stabilité, il y a aura les travaux occasionnels pour se délecter de lecture, au point de perdre sa conjointe. Il reverra un couple qui, jeune, ne se ressemblait en rien, alors que des années de vie commune les ont soudés l'un à l'autre. Fascination du regard fixé sur deux êtres dépareillés, le temps de boire un verre ensemble détruira l'image trompeuse qu'avait photographiée leur jeunesse. La confusion aura le même impact sur une femme de hasard, Gina, qui confondra le narrateur avec un amant d'autrefois. Plus avancé dans le temps qui défile vitement, le narrateur est attiré vers une femme qui ne saura lui donner le bonheur qu'il attend d'elle. Autre séparation, autre déception, comme si la vie ne pouvait acheminer ses allers vers un avenir prospère. Mais l'enseignement, les étudiants, quelques voyages, les livres, le consolent d'incidents parsemés ici et là, pour repartir de bon pied vers des doutes professionnels, des pertes humaines de plus en plus douloureuses. Le livre se termine sur la promesse de ne jamais oublier une personne aimée qui aura fait preuve d'un immense courage face à la maladie, disparue elle aussi, sans jamais la perdre de vue.
En savourant ces vingt-huit courtes histoires signées Donald Alarie, on a repris contact avec la beauté simple et fluide de l'écriture. Sa manière discrète de narrer des promenades dans les rues, les parcs. Des arrêts dans des bistrots, espaces neutres mais réconfortants. Le temps qu'il faut pour se retrouver en présence d'individus témoignant d'années fécondes mais qui, en réalité, cristallisaient les souvenirs précis du narrateur. Un détail suffit pour gommer l'image créée durant les années insouciantes, la libérer de toute fausseté engrangée dans la mémoire. Car, ce sont bien des histoires de mémoire que nous conte Donald Alarie, si proche du monde marginal de Patrick Modiano. Même effleurement des êtres, même illusions, même déceptions. Et souvent, même atmosphère alourdie par la douceur grinçante de la pluie, les nuits peuplées d'ombres diluées, imprégnées de l'insolence d'hommes et de femmes qui se montrent, se volatilisent eux aussi. Et ce ne sont pas les ombres qui manquent dans l'œuvre éloquente de Donald Alarie, ni les balbutiements parfois plus efficaces que la vigueur du cri, pour convaincre le lecteur de tenir compagnie à des personnages si peu sûrs d'eux, mais qui savent le retenir jusqu'à la fin de leur randonnée périlleuse.
Puis nous nous sommes perdus de vue, Donald Alarie
Éditions de la Pleine Lune, Lachine, 2017, 160 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 18 décembre 2017
lundi 4 décembre 2017
Hommes et femmes en contrepoint *** 1/2
Ne jamais perdre de vue que pour ne pas déplaire à la communauté bien-pensante de Facebook, il ne faut surtout pas déroger à la ligne droite, ne pas être le mouton noir de service. Sinon, nous guettent des rappels à l'ordre, mijotés à la sauce moralisatrice. Penser comme tout le monde évite bien des impudences. Hier, encore, on a pu constater cet état de faits. Cependant, une question se pose : qu'en est-il de la liberté d'expression si donner un avis contraire à celui de la majorité nous vaut l'opprobre ? On se penche sur le roman de Mikella Nicol, Aphélie.
Cette histoire s'est déroulée durant un été caniculaire, en juin. La narratrice nous la raconte avec une précision mélancolique. Ce jour-là, elle est dans un bar avec son ami Louis. Elle travaille la nuit dans un centre de documentation. Elle a rompu avec B., homme « violent et magnétique » pour vivre avec Julien. Rien de répréhensible dans l'existence de cette jeune femme, sauf qu'elle cherche quelqu'un ou quelque chose qu'elle ne parvient pas à cerner. Ni à saisir du bout de ses yeux clairs, de ses cheveux blonds. Comme beaucoup de personnes, elle a un sosie, Florence, qu'elle rencontre occasionnellement. Se croit peu estimée de son miroir féminin. Elle plait au barman qui lui offre des bières. Son ami Louis est vaguement amoureux d'elle. Un soir, sa vie, qu'elle juge insipide, sera bouleversée par la venue de Mia dans le bar habituel. Pourquoi Mia plus qu'une autre ? Pourquoi sommes-nous attirés vers des êtres qui, souvent, ne se laissent qu'entrevoir ? Nous frôlent de leur sourire enjôleur ou de la rousseur de leurs cheveux ? Les pulsions que ressent la narratrice vers Mia nous font nous poser ces questions, celle-ci s'interrogeant tout autant sur sa compagne. Silhouette qui rejoint celle de Florence, de Marion, la récente amoureuse de Louis, celle aussi d'une autre femme, Anaïs Savage, qui a disparu, que la police recherche. La narratrice croit l'avoir aperçue, marchant vers le fleuve. Effleurement de femmes et d'hommes meublant ce passé hypothétique, comme s'il appartenait à une sorte de rêve mal dégrossi, survenu au matin quand nous nous réveillons.
Tout le roman est ainsi, des allées et venues, des rencontres, des pertes. Des interrogations lancinantes. Des nuits à chercher ce qu'il est impossible de trouver. Affronter des visages qui se mutilent de reflets nocturnes, d'alcool qui les abîme, les rend anonymes. Nous nous forgeons une existence à vouloir atteindre ce qui jamais ne le sera. L'histoire, fomentée sous le signe de la canicule, fourmille de symboles. À commencer par le titre. Jusqu'au soleil qui, corseté par la chaleur, s'embrume de ses rayons. Aphélie nous rapproche des étoiles. Aphélie ou l'apogée de l'astre Mia autour de laquelle la narratrice gravite. Aphélie mais aussi Icare qui, trop proche du soleil, s'est brûlé les ailes. L'attraction improbable ne peut accéder qu'à la chute. Inévitablement, quand trop de satellites, tels Louis, B., Florence, et surtout Anaïs Savage, celle-ci revenant tel un leitmotiv, orbitent hors de leur trajectoire naturelle. Ce qui lie les deux femmes, la narratrice et Mia, c'est l'amour de ces êtres qu'elles ne savent comment éloigner, même en vivant libres, évoquant Anaïs Savage pour se revoir. Nous ne savons trop quelle attirance particulière attise Mia dont le regard se complait sur le corps de son amie, elle la veut à sa disposition, mais la narratrice ne peut se soustraire à l'amour des hommes. À la tendresse de Louis, à la méfiance de Julien qui la soupçonne d'infidélité. B. est évoqué par à-coups, il est question d'une nuit où il a frappé sa compagne, elle s'est enfuie, B. ne lui a plus donné signe de vie, donc rien n'est terminé avec lui. Aphélie — nommons-la de ce titre étoilé — est une proie que les autres jugent faible, ne cessent-ils de lui répéter. Pente descendante qu'il serait trop essoufflant de remonter, surtout quand les êtres se font reliefs, ne se laissent pas interpeller de face, à part Mia qui rejoint sa copine à l'aube, Aphélie se rendant compte que plus rien n'est comme avant. Elle est la proie de femmes et d'hommes qu'elle délaisse au bout du voyage, reconnaissant qu'elle aurait voulu être différente, mais elle n'a qu'elle-même à offrir. Qu'est-ce qu'être soi quand la vie s'étire, fade, dans la touffeur de l'été ? Les hommes ont changé, se sont lassés, seul, Louis est présent, sur le point de devenir nova qui s'éteindra un jour ou l'autre... Ce que suppose le dernier chapitre qui se termine sur une réelle ambigüité. Aphélie ne constate-t-elle pas que « tout était devenu irréel » ?
Surprenant roman, déroulant ses accents durassiens, le récit marquant des pauses pour mieux s'élancer vers une écriture propre à une écrivaine qui, manifestant une certaine forme de désenchantement, trame une fable où tout peut arriver, mais où tout demeure en suspens, se concentre sur des formes floues, surtout les femmes, les hommes se prêtant à un réalisme amoureux complexe, sur la défensive. Aphélie bat en brèche sa trajectoire. La tempe rougie des coups de B., le cœur battant trop longuement quand Mia, à demi-mots, souhaite qu'elle se sépare de Julien. Des liens déchiquetés traversent le ciel nébuleux de la narratrice qui, bondissant de l'un à l'autre, démontre au lecteur sa manière de manipuler d'illusoires marionnettes, s'agitant au bout de sa plume talentueuse. Elle ne laisse à personne le soin de créer des personnages inconsistants, de leur donner rendez-vous « un jour de l'année suivante ». Ce qui arrivera quand, se promenant avec Louis au bord d'un étang, la narratrice, stabilisée socialement, croit apercevoir B., le confondant avec Florence, mais aussi avec une autre « qu'on échangerait volontiers pour la prochaine. »
Témoignage charnel des doutes, des fissures. Des sentiments qui s'étiolent. Quelque chose d'indéfinissable habite le récit, nous habite aussi, telle une résonance hallucinée. Le style ponctué de phrases incisives, révèle que Mikella Nicol ferait merveille dans l'art minimaliste de la nouvelle. Son roman ne chute-t-il pas, pareil à Aphélie, dans une étonnante ambigüité ? Fiction à lire pour savourer l'originalité d'une écriture sobre mais dense, l'histoire, s'avérant prégnante, nous réconcilie avec le flou du quotidien, avec des êtres qui se ressemblent et nous galvanisent, malgré soi.
Aphélie, Mikella Nicol
Éditions Le Cheval d'août, Montréal, 2017, 125 pages
Cette histoire s'est déroulée durant un été caniculaire, en juin. La narratrice nous la raconte avec une précision mélancolique. Ce jour-là, elle est dans un bar avec son ami Louis. Elle travaille la nuit dans un centre de documentation. Elle a rompu avec B., homme « violent et magnétique » pour vivre avec Julien. Rien de répréhensible dans l'existence de cette jeune femme, sauf qu'elle cherche quelqu'un ou quelque chose qu'elle ne parvient pas à cerner. Ni à saisir du bout de ses yeux clairs, de ses cheveux blonds. Comme beaucoup de personnes, elle a un sosie, Florence, qu'elle rencontre occasionnellement. Se croit peu estimée de son miroir féminin. Elle plait au barman qui lui offre des bières. Son ami Louis est vaguement amoureux d'elle. Un soir, sa vie, qu'elle juge insipide, sera bouleversée par la venue de Mia dans le bar habituel. Pourquoi Mia plus qu'une autre ? Pourquoi sommes-nous attirés vers des êtres qui, souvent, ne se laissent qu'entrevoir ? Nous frôlent de leur sourire enjôleur ou de la rousseur de leurs cheveux ? Les pulsions que ressent la narratrice vers Mia nous font nous poser ces questions, celle-ci s'interrogeant tout autant sur sa compagne. Silhouette qui rejoint celle de Florence, de Marion, la récente amoureuse de Louis, celle aussi d'une autre femme, Anaïs Savage, qui a disparu, que la police recherche. La narratrice croit l'avoir aperçue, marchant vers le fleuve. Effleurement de femmes et d'hommes meublant ce passé hypothétique, comme s'il appartenait à une sorte de rêve mal dégrossi, survenu au matin quand nous nous réveillons.
Tout le roman est ainsi, des allées et venues, des rencontres, des pertes. Des interrogations lancinantes. Des nuits à chercher ce qu'il est impossible de trouver. Affronter des visages qui se mutilent de reflets nocturnes, d'alcool qui les abîme, les rend anonymes. Nous nous forgeons une existence à vouloir atteindre ce qui jamais ne le sera. L'histoire, fomentée sous le signe de la canicule, fourmille de symboles. À commencer par le titre. Jusqu'au soleil qui, corseté par la chaleur, s'embrume de ses rayons. Aphélie nous rapproche des étoiles. Aphélie ou l'apogée de l'astre Mia autour de laquelle la narratrice gravite. Aphélie mais aussi Icare qui, trop proche du soleil, s'est brûlé les ailes. L'attraction improbable ne peut accéder qu'à la chute. Inévitablement, quand trop de satellites, tels Louis, B., Florence, et surtout Anaïs Savage, celle-ci revenant tel un leitmotiv, orbitent hors de leur trajectoire naturelle. Ce qui lie les deux femmes, la narratrice et Mia, c'est l'amour de ces êtres qu'elles ne savent comment éloigner, même en vivant libres, évoquant Anaïs Savage pour se revoir. Nous ne savons trop quelle attirance particulière attise Mia dont le regard se complait sur le corps de son amie, elle la veut à sa disposition, mais la narratrice ne peut se soustraire à l'amour des hommes. À la tendresse de Louis, à la méfiance de Julien qui la soupçonne d'infidélité. B. est évoqué par à-coups, il est question d'une nuit où il a frappé sa compagne, elle s'est enfuie, B. ne lui a plus donné signe de vie, donc rien n'est terminé avec lui. Aphélie — nommons-la de ce titre étoilé — est une proie que les autres jugent faible, ne cessent-ils de lui répéter. Pente descendante qu'il serait trop essoufflant de remonter, surtout quand les êtres se font reliefs, ne se laissent pas interpeller de face, à part Mia qui rejoint sa copine à l'aube, Aphélie se rendant compte que plus rien n'est comme avant. Elle est la proie de femmes et d'hommes qu'elle délaisse au bout du voyage, reconnaissant qu'elle aurait voulu être différente, mais elle n'a qu'elle-même à offrir. Qu'est-ce qu'être soi quand la vie s'étire, fade, dans la touffeur de l'été ? Les hommes ont changé, se sont lassés, seul, Louis est présent, sur le point de devenir nova qui s'éteindra un jour ou l'autre... Ce que suppose le dernier chapitre qui se termine sur une réelle ambigüité. Aphélie ne constate-t-elle pas que « tout était devenu irréel » ?
Surprenant roman, déroulant ses accents durassiens, le récit marquant des pauses pour mieux s'élancer vers une écriture propre à une écrivaine qui, manifestant une certaine forme de désenchantement, trame une fable où tout peut arriver, mais où tout demeure en suspens, se concentre sur des formes floues, surtout les femmes, les hommes se prêtant à un réalisme amoureux complexe, sur la défensive. Aphélie bat en brèche sa trajectoire. La tempe rougie des coups de B., le cœur battant trop longuement quand Mia, à demi-mots, souhaite qu'elle se sépare de Julien. Des liens déchiquetés traversent le ciel nébuleux de la narratrice qui, bondissant de l'un à l'autre, démontre au lecteur sa manière de manipuler d'illusoires marionnettes, s'agitant au bout de sa plume talentueuse. Elle ne laisse à personne le soin de créer des personnages inconsistants, de leur donner rendez-vous « un jour de l'année suivante ». Ce qui arrivera quand, se promenant avec Louis au bord d'un étang, la narratrice, stabilisée socialement, croit apercevoir B., le confondant avec Florence, mais aussi avec une autre « qu'on échangerait volontiers pour la prochaine. »
Témoignage charnel des doutes, des fissures. Des sentiments qui s'étiolent. Quelque chose d'indéfinissable habite le récit, nous habite aussi, telle une résonance hallucinée. Le style ponctué de phrases incisives, révèle que Mikella Nicol ferait merveille dans l'art minimaliste de la nouvelle. Son roman ne chute-t-il pas, pareil à Aphélie, dans une étonnante ambigüité ? Fiction à lire pour savourer l'originalité d'une écriture sobre mais dense, l'histoire, s'avérant prégnante, nous réconcilie avec le flou du quotidien, avec des êtres qui se ressemblent et nous galvanisent, malgré soi.
Aphélie, Mikella Nicol
Éditions Le Cheval d'août, Montréal, 2017, 125 pages
lundi 27 novembre 2017
Gestes et mots qui en valent la peine *** 1/2
Si l'été s'est transformé en grisaille pluvieuse, son arrière-saison chaude nous a réjouie de ses journées caniculaires. On aime la moiteur sur la peau, on aime le soleil dans les yeux, le ciel étoilé quand la nuit chavire, nous aveugle de son obscurité. On aime tout ce qui nous rappelle à d'autres firmaments quand la jeunesse gouvernait nos gestes, nos rires, notre insouciance. Durant quelques jours vacanciers, on a lu les nouvelles d'Emmanuel Bouchard, Les faux mouvements.
Avec empressement, on se délecte des textes qui se rapportent au " petit genre ". Rédigés avec une économie de mots qui leur est propre, affublés de non-dits révélant la teneur intimiste de l'histoire. C'est avec reconnaissance qu'on ferme un recueil de nouvelles dont les récits musiqués de murmures, assourdis de silences audibles, nous ont captivée. L'art de la nouvelle se compare à l'art du haïku, que plusieurs s'essaient sans que le résultat en soit toujours heureux.
On s'est penchée sur le dernier recueil d'Emmanuel Bouchard, qui sait de quoi il écrit. Un narrateur, un peu lunaire, fait part au lecteur de ses péripéties survenues dans sa vie quotidienne. Accompagné de son amoureuse, Helena, elle ne tiendra pas la route. Le premier récit, Quai Saint-Michel, nous apprend leur séparation sur la place de l'Étoile, avec en main, un livre qu'ils échangent, Musique d'ailleurs de Leonard Cohen. Courts témoignages qui nous octroient des joies, des deuils. Le jeune narrateur devra apprendre à marcher seul, même si différentes situations font intervenir Helena, devenue souvenance, pour étancher la soif du chemin à parcourir sans sa main secourable. Ils sont tous les deux dans l'atelier de la sœur du narrateur, des sculptures emplissent les étagères, reposent sur la table. Lui regarde Helena admirer les œuvres, une odeur d'argile envahit la pièce. Il se remémore les premiers jours où elle a emménagé chez lui. Sencha. On tourne les pages, on lit des mots éloquents, éparpillés le long des lignes, on en fait part au lecteur, comme dans la nouvelle, Pêche, où Noémie, jeune étudiante, accuse Jean-Louis, homme à tout faire du collège qu'elle fréquente, de l'avoir sexuellement agressée. Le narrateur, professeur, n'ose croire aux propos de Noémie, qui ne sont pas crédibles. On a vu dans cette fiction, une généralité des discours qui se propagent et se dramatisent au fur et à mesure qu'ils sont évoqués par des individus ignorant tout des faits réels, les contournant, les arrangeant à leur manière pour se donner une relative importance, ne pas passer inaperçus au yeux du monde. Il est si réconfortant de porter atteinte à son semblable quand il se distingue du troupeau. L'agrile, un récit touchant lorsque le narrateur s'éternise à pleurer un arbre qu'il a fallu abattre, rongé par des vers nuisibles. Il exaspère Helena qui, à la suite d'une crise peu banale de son amoureux, décidera de vendre la maison qu'ils occupent depuis trois ans. Les Manipulations syntaxiques rendent hommage à la langue française, tellement distordue en nos temps laxistes. Dans le collège où enseigne le narrateur, un professeur a inventé une machine qui propose des pièces de bois pour matérialiser la grammaire. Après quelques vains essais, l'un des rats de bibliothèque se révoltera contre cette invention diabolique, qui déshonore la grammaire et la réduit à des morceaux de bois. Un texte nous a amusée, bien que nous laissant dans le doute. Helena veut suivre un académicien qui sort d'une librairie. Dans l'optique enfantine de savoir ce que vaut un tel énergumène. On s'est interrogée sur la librairie en question, pensant la reconnaître. Mais nous mettant au diapason qu'impose le genre, on s'est tue, on a imaginé le lieu, sans le nommer. Deux mots de trop gâcheraient la pertinence de ce texte, titré Filature. Au centre du recueil, une fable dépeint la nostalgie du narrateur qu'il éprouve en écoutant une chanson du groupe Pink Floyd. Il est assis sur la terrasse, évoque Helena qui s'en est allée sous d'autres ciels, il éclate en sanglots. Soudain, un homme surgit, il a traversé la clôture qu'il aurait fallu consolider depuis longtemps. Il vient du pays où les Hutus ont massacré les Tutsis. Depuis une vingtaine d'années, il s'est exilé au Québec, il n'a pas oublié la tuerie qui a décimé sa famille et sa tendre Belyssia avec qui il devait se marier. Il narre son infortune en buvant une bière, comme s'il voulait faire prendre conscience à son partenaire de l'insignifiance de sa mélancolie. Nobody Home, l'une des plus prégnantes nouvelles du recueil.
On ne peut citer tous les textes qui nous ont enchantée. De très courts relatent une anecdote, l'air de ne pas y toucher, comme l'autorise le talent d'Emmanuel Bouchard. Il effleure du regard, creuse de la plume, s'attarde sur le sujet, réfléchissant à l'influence de tel événement, l'abandonnant peut-être en cours d'écriture, puis le reprenant avec une minutie allant au-delà du simple conte, tel un village que nous situons dans un lieu qui n'existe pas. Le narrateur se démène pour informer le lecteur que le voyage ne se termine jamais, qu'il soit composé de mots, construit de pierre et de terre. C'est ainsi que, sur une note fantaisiste, Saint-Malo-Sarzeau achève le recueil, la présence d'Helena lui donnant une touche de rêverie historique, surgie de la silhouette d'une jeune fille, ressemblant étrangement à la femme qu'est devenue l'amoureuse, celle qui remplit de cailloux son sac à dos...
Nouvelles originales que l'écriture embellit de ses mille et une trouvailles poétiques. L'art du " petit genre " nous a séduite une fois encore, transcendé sous la plume d'un écrivain qu'on ne se lasse pas de découvrir, de déchiffrer au-delà de la facilité apparente que chaque phrase souligne de mots nécessaires, inutilement renflée d'une abondance ennuyeuse. On se fatigue des gens qui parlent trop, on se fatigue de la même manière d'histoires menées par un auteur prolixe, ce qui n'est pas le cas ici. Emmanuel Bouchard écrit des fictions discrètes, sobres, à l'abri de toutes tentacules dévoratrices. On le remercie d'être ainsi dans la vie, celle-ci ne pouvant qu'enrichir son immense talent de conteur, fiction et réalité obombrées d'allusions clairsemées au hasard de rencontres, percluses de faux mouvements...
Les faux mouvements, Emmanuel Bouchard
Éditions Hamac, Québec, 2017, 120 pages
Avec empressement, on se délecte des textes qui se rapportent au " petit genre ". Rédigés avec une économie de mots qui leur est propre, affublés de non-dits révélant la teneur intimiste de l'histoire. C'est avec reconnaissance qu'on ferme un recueil de nouvelles dont les récits musiqués de murmures, assourdis de silences audibles, nous ont captivée. L'art de la nouvelle se compare à l'art du haïku, que plusieurs s'essaient sans que le résultat en soit toujours heureux.
On s'est penchée sur le dernier recueil d'Emmanuel Bouchard, qui sait de quoi il écrit. Un narrateur, un peu lunaire, fait part au lecteur de ses péripéties survenues dans sa vie quotidienne. Accompagné de son amoureuse, Helena, elle ne tiendra pas la route. Le premier récit, Quai Saint-Michel, nous apprend leur séparation sur la place de l'Étoile, avec en main, un livre qu'ils échangent, Musique d'ailleurs de Leonard Cohen. Courts témoignages qui nous octroient des joies, des deuils. Le jeune narrateur devra apprendre à marcher seul, même si différentes situations font intervenir Helena, devenue souvenance, pour étancher la soif du chemin à parcourir sans sa main secourable. Ils sont tous les deux dans l'atelier de la sœur du narrateur, des sculptures emplissent les étagères, reposent sur la table. Lui regarde Helena admirer les œuvres, une odeur d'argile envahit la pièce. Il se remémore les premiers jours où elle a emménagé chez lui. Sencha. On tourne les pages, on lit des mots éloquents, éparpillés le long des lignes, on en fait part au lecteur, comme dans la nouvelle, Pêche, où Noémie, jeune étudiante, accuse Jean-Louis, homme à tout faire du collège qu'elle fréquente, de l'avoir sexuellement agressée. Le narrateur, professeur, n'ose croire aux propos de Noémie, qui ne sont pas crédibles. On a vu dans cette fiction, une généralité des discours qui se propagent et se dramatisent au fur et à mesure qu'ils sont évoqués par des individus ignorant tout des faits réels, les contournant, les arrangeant à leur manière pour se donner une relative importance, ne pas passer inaperçus au yeux du monde. Il est si réconfortant de porter atteinte à son semblable quand il se distingue du troupeau. L'agrile, un récit touchant lorsque le narrateur s'éternise à pleurer un arbre qu'il a fallu abattre, rongé par des vers nuisibles. Il exaspère Helena qui, à la suite d'une crise peu banale de son amoureux, décidera de vendre la maison qu'ils occupent depuis trois ans. Les Manipulations syntaxiques rendent hommage à la langue française, tellement distordue en nos temps laxistes. Dans le collège où enseigne le narrateur, un professeur a inventé une machine qui propose des pièces de bois pour matérialiser la grammaire. Après quelques vains essais, l'un des rats de bibliothèque se révoltera contre cette invention diabolique, qui déshonore la grammaire et la réduit à des morceaux de bois. Un texte nous a amusée, bien que nous laissant dans le doute. Helena veut suivre un académicien qui sort d'une librairie. Dans l'optique enfantine de savoir ce que vaut un tel énergumène. On s'est interrogée sur la librairie en question, pensant la reconnaître. Mais nous mettant au diapason qu'impose le genre, on s'est tue, on a imaginé le lieu, sans le nommer. Deux mots de trop gâcheraient la pertinence de ce texte, titré Filature. Au centre du recueil, une fable dépeint la nostalgie du narrateur qu'il éprouve en écoutant une chanson du groupe Pink Floyd. Il est assis sur la terrasse, évoque Helena qui s'en est allée sous d'autres ciels, il éclate en sanglots. Soudain, un homme surgit, il a traversé la clôture qu'il aurait fallu consolider depuis longtemps. Il vient du pays où les Hutus ont massacré les Tutsis. Depuis une vingtaine d'années, il s'est exilé au Québec, il n'a pas oublié la tuerie qui a décimé sa famille et sa tendre Belyssia avec qui il devait se marier. Il narre son infortune en buvant une bière, comme s'il voulait faire prendre conscience à son partenaire de l'insignifiance de sa mélancolie. Nobody Home, l'une des plus prégnantes nouvelles du recueil.
On ne peut citer tous les textes qui nous ont enchantée. De très courts relatent une anecdote, l'air de ne pas y toucher, comme l'autorise le talent d'Emmanuel Bouchard. Il effleure du regard, creuse de la plume, s'attarde sur le sujet, réfléchissant à l'influence de tel événement, l'abandonnant peut-être en cours d'écriture, puis le reprenant avec une minutie allant au-delà du simple conte, tel un village que nous situons dans un lieu qui n'existe pas. Le narrateur se démène pour informer le lecteur que le voyage ne se termine jamais, qu'il soit composé de mots, construit de pierre et de terre. C'est ainsi que, sur une note fantaisiste, Saint-Malo-Sarzeau achève le recueil, la présence d'Helena lui donnant une touche de rêverie historique, surgie de la silhouette d'une jeune fille, ressemblant étrangement à la femme qu'est devenue l'amoureuse, celle qui remplit de cailloux son sac à dos...
Nouvelles originales que l'écriture embellit de ses mille et une trouvailles poétiques. L'art du " petit genre " nous a séduite une fois encore, transcendé sous la plume d'un écrivain qu'on ne se lasse pas de découvrir, de déchiffrer au-delà de la facilité apparente que chaque phrase souligne de mots nécessaires, inutilement renflée d'une abondance ennuyeuse. On se fatigue des gens qui parlent trop, on se fatigue de la même manière d'histoires menées par un auteur prolixe, ce qui n'est pas le cas ici. Emmanuel Bouchard écrit des fictions discrètes, sobres, à l'abri de toutes tentacules dévoratrices. On le remercie d'être ainsi dans la vie, celle-ci ne pouvant qu'enrichir son immense talent de conteur, fiction et réalité obombrées d'allusions clairsemées au hasard de rencontres, percluses de faux mouvements...
Les faux mouvements, Emmanuel Bouchard
Éditions Hamac, Québec, 2017, 120 pages
lundi 13 novembre 2017
Au pays des haïkus et des cerisiers en fleur ****
On est rentrée d'un court séjour dans une autre province. L'amie qui nous a reçue, belle et généreuse, nous a rappelé que loin de chez soi, la vie charrie des teintes différentes, tout aussi séduisantes. Les habitudes s'estompent, les couchers et levers du corps se moulent à l'imprévu, les journées faisant place à l'insouciance. On remercie notre amie N. de tant de sollicitude. On commente le récit de Danielle Dubé, Ciel de Kyoto.
Voyage étourdissant que celui de cette écrivaine, reconnue pour son talent et son amour de l'écriture. Carnet rédigé lors d'une escapade de trois semaines au Japon avec dix femmes québécoises. Toutes appartenant à la grande famille du livre. Le récit se compose en étapes successives, décrivant au lecteur une civilisation autrefois repliée sur ses traditions six fois millénaires, qui a su, plus qu'un autre État, s'amalgamer rapidement au modernisme. Il n'est pas simple, au vingt et unième siècle, de bannir tout ce qui fait l'esthétisme culturel et folklorique d'un pays dissemblable de ce que le regard contemple journellement. Danielle Dubé et ses compagnes nous emportent dès le premier jour, à Hiroshima, ville martyre, ville ignée par la folie des hommes. C'était le 6 août 1945. Fin d'une guerre mais aussi d'une époque. Le Japon, épuisé, humilié, s'ouvrait au monde. Sur l'île de Miyajima, la narratrice se remémore une légende amoureuse, comme pour alléger le douloureux malaise ressenti à Hiroshima. L'île est sacrée, l'île des dieux. Les voyageuses y passeront une nuit puis feront escale à Kyoto, but intrinsèque de leur voyage. Là s'épanouira le charme du récit, les descriptions poétiques des cerisiers en fleur, des dragons, du bouddha, des jardins zen. L'évocation de la littérature japonaise féminine, tel Le dit du Gengi, attribué au XIe siècle à Murasaki Shikibu, dame de la cour impériale de Kyoto, nous a enchantée. Rivale incontestée de l'écrivaine, elle aussi du XIe siècle, Sei-Shonagon, auteure de l'admirable joyau, Les notes de l'oreiller. Plus proche de notre savoir, l'homme et l'écrivain Yukio Mishima, intransigeant conservateur qui, ne pouvant se dissocier de l'Empire, se suicidera. Hara-kiri, et décapitation exigée. Nous sommes en 1970. Les temps ont changé, l'œuvre minimaliste d'Aki Shimazaki, filigranée, dénoue ses intrigues, vacillant entre le Japon moderne et celui traditionnel, souvenances estompées de personnes âgées...
Nous poursuivons le voyage toujours en compagnie des dix femmes et de leurs guides. Partout, les temples. Les jardins zen, c'est la beauté pure, nous confie Danielle Dubé, le regard rempli de ravissement. La nourriture aussi prend beaucoup d'importance durant ce périple, les commensales sont gourmandes, tant des pierres historiques que de traditions culinaires. Sont aussi nommés des écrivains contemporains, québécois ou francophones, seule l'œuvre compte dans ce monde qui a su reconquérir la paix et la sagesse. Le voyage n'est-il pas littéraire ? Nous abordons les chemins du passé que les dix femmes empruntent pour se fixer sur le présent d'un archipel qui a su défier le mal mais aussi s'en méfier. Un chat rôde la nuit, quand la narratrice se promène près de l'hôtel qu'elle partage avec ses comparses. Chaque anecdote tire son importance de l'étrangeté que nous donnons à un détail inusité. Évocation du Kyoto impérial, déambulation dans le quartier Gion, l'ombre des geishas s'y infiltre, mais n'est-ce pas le poids du silence qui crée cette impression théâtrale, nous ramenant sans cesse à l'histoire tragique des guerres de palais, « de clans et de classes sociales », s'interroge la narratrice, marquant parfois une pause pour ruminer quelque révolte intérieure, prenant la défense des femmes japonaises de l'époque, pas mieux loties que les femmes occidentales. Qu'elles soient l'épouse de l'empereur leur accorde peu de privilèges, elles se taisent, subissent les favorites de leur illustre époux. Civilisation raffinée et cruelle quand il s'agit de rendre justice honorable aux femmes. Ces femmes qui déambulent dans la tête d'une écrivaine contemporaine, leur rôle se limitant à n'être que courtisanes parce que bafouées, se prêtant malgré elles à la soumission exigée par le maître des lieux. On connait ce langage comportemental encore en vigueur dans plusieurs pays orientaux.
Toujours se reflète dans ce voyage aux mille surprises, l'optimisme rarement ébranlé de la narratrice qui n'est autre que Danielle Dubé. Indépendante, il lui arrive de s'écarter de l'influence touristique, de se remémorer, au long des pages, sa mère décédée des mois plus tôt. Cette mère, discrète et lucide, invite sa fille à la découverte du monde, de sa beauté disparate, ayant deviné en l'enfant un esprit rebelle, qui ne se suffira jamais du paysage où se déroulent les années familiales. Il faut déserter le cocon maternel, le tenir au chaud pour contrer la solitude, l'angoisse. Plus tard, il sera toujours secourable de s'y blottir. La mère, évoquée avec une tendresse inimitable, ramène le lecteur au sein du récit, enrichi de la lumineuse mais brève présence du compagnon qui attend le retour d'une Ulysse partie défier le chant d'autres sirènes...
Le voyage se terminera parsemé de magnifiques haïkus, entrecoupant le récit, jalonnant des paysages reliés entre eux comme des ponts, ces ponts existant pour se donner rendez-vous dans une maison de thé. Des dames paisibles préparent cette cérémonie ancestrale, qui n'est pas sans nous rappeler l'univers feutré du roman Shogun, signé James Clavell. Pouvons-nous traverser les rues bordées de cerisiers en fleur sans qu'interfère le visage désespéré de Madame Butterfly, geisha au destin pathétique ? Enfin, direction Nara, première capitale de l'Empire du Japon, nous renseigne l'écrivaine. Visite d'un temple bouddhiste, visite du cimetière local, entretenu comme un jardin. Le visage de la mère fait partie de ce moment méditatif où sa fille la convoque, tel un événement naturel. Il y aura toujours cet étonnement recueilli qui transcende un voyage ordinaire, quand nous nous laissons aller aux plaisirs surprenants de ce pays luxuriant, charriant peu d'affinités avec notre civilisation.
Dans ce livre aux saveurs exotiques — comment dire autrement ? —, on a aimé que Danielle Dubé ne parle d'elle-même que par bribes intenses et reconnaissantes. L'écriture, dense, se prête à la réflexion, jamais ce voyage ne nous a semblé touristique mais porté par une authenticité solaire, bannissant la superficialité de celui ou celle qui regarde sans ne voir grand-chose. L'écrivaine aguerrie observe, nous initie aux mœurs d'un peuple insulaire ne se montrant que masqué, se prêtant peu à la curiosité impudique du chaland de passage. Théâtre nô. Ne faut-il pas tout mériter ? L'art du haïku enrichit la narration, jamais ne la déconcentre de son point de gravité. Danielle Dubé nous apprend beaucoup avec une générosité sans pareille de ce pays paradoxal duquel elle n'est pas tout à fait revenue, nous avoue-t-elle. Mais rassurée de se retrouver, sereine, entre son compagnon et ses chattes. Face au lac sans commencement ni fin. Récit à lire absolument pour se rendre compte qu'un voyage à un bout du monde peut s'avérer une aventure intelligente, hors des sentiers battus, hors des convenances frontalières. Il suffit de se mesurer quelques semaines à la discrétion épique de la mémoire japonaise, à suivre dix femmes qui, chacune à sa manière, rapportent des fragments d'un pays oscillant entre le vertige du monde occidental, celui plus effarant d'une civilisation forte et fragile, comme la splendeur des cerisiers en fleur, éternel point de repère quand leurs pétales se déversent sur les kimonos des femmes, sur les pierres, sous la pluie ou le soleil, pour savourer le plaisir rare d'une magistrale, presque mystique, contemplation.
Une seule réserve. On aurait apprécié un glossaire, regroupant certains vocables japonais, que le lecteur ignore.
Ciel de Kyoto, Danielle Dubé
Lévesque Éditeur
Collection « Carnets d'écrivains », dirigée par Robert Lalonde
Montréal, 2017, 194 pages
Voyage étourdissant que celui de cette écrivaine, reconnue pour son talent et son amour de l'écriture. Carnet rédigé lors d'une escapade de trois semaines au Japon avec dix femmes québécoises. Toutes appartenant à la grande famille du livre. Le récit se compose en étapes successives, décrivant au lecteur une civilisation autrefois repliée sur ses traditions six fois millénaires, qui a su, plus qu'un autre État, s'amalgamer rapidement au modernisme. Il n'est pas simple, au vingt et unième siècle, de bannir tout ce qui fait l'esthétisme culturel et folklorique d'un pays dissemblable de ce que le regard contemple journellement. Danielle Dubé et ses compagnes nous emportent dès le premier jour, à Hiroshima, ville martyre, ville ignée par la folie des hommes. C'était le 6 août 1945. Fin d'une guerre mais aussi d'une époque. Le Japon, épuisé, humilié, s'ouvrait au monde. Sur l'île de Miyajima, la narratrice se remémore une légende amoureuse, comme pour alléger le douloureux malaise ressenti à Hiroshima. L'île est sacrée, l'île des dieux. Les voyageuses y passeront une nuit puis feront escale à Kyoto, but intrinsèque de leur voyage. Là s'épanouira le charme du récit, les descriptions poétiques des cerisiers en fleur, des dragons, du bouddha, des jardins zen. L'évocation de la littérature japonaise féminine, tel Le dit du Gengi, attribué au XIe siècle à Murasaki Shikibu, dame de la cour impériale de Kyoto, nous a enchantée. Rivale incontestée de l'écrivaine, elle aussi du XIe siècle, Sei-Shonagon, auteure de l'admirable joyau, Les notes de l'oreiller. Plus proche de notre savoir, l'homme et l'écrivain Yukio Mishima, intransigeant conservateur qui, ne pouvant se dissocier de l'Empire, se suicidera. Hara-kiri, et décapitation exigée. Nous sommes en 1970. Les temps ont changé, l'œuvre minimaliste d'Aki Shimazaki, filigranée, dénoue ses intrigues, vacillant entre le Japon moderne et celui traditionnel, souvenances estompées de personnes âgées...
Nous poursuivons le voyage toujours en compagnie des dix femmes et de leurs guides. Partout, les temples. Les jardins zen, c'est la beauté pure, nous confie Danielle Dubé, le regard rempli de ravissement. La nourriture aussi prend beaucoup d'importance durant ce périple, les commensales sont gourmandes, tant des pierres historiques que de traditions culinaires. Sont aussi nommés des écrivains contemporains, québécois ou francophones, seule l'œuvre compte dans ce monde qui a su reconquérir la paix et la sagesse. Le voyage n'est-il pas littéraire ? Nous abordons les chemins du passé que les dix femmes empruntent pour se fixer sur le présent d'un archipel qui a su défier le mal mais aussi s'en méfier. Un chat rôde la nuit, quand la narratrice se promène près de l'hôtel qu'elle partage avec ses comparses. Chaque anecdote tire son importance de l'étrangeté que nous donnons à un détail inusité. Évocation du Kyoto impérial, déambulation dans le quartier Gion, l'ombre des geishas s'y infiltre, mais n'est-ce pas le poids du silence qui crée cette impression théâtrale, nous ramenant sans cesse à l'histoire tragique des guerres de palais, « de clans et de classes sociales », s'interroge la narratrice, marquant parfois une pause pour ruminer quelque révolte intérieure, prenant la défense des femmes japonaises de l'époque, pas mieux loties que les femmes occidentales. Qu'elles soient l'épouse de l'empereur leur accorde peu de privilèges, elles se taisent, subissent les favorites de leur illustre époux. Civilisation raffinée et cruelle quand il s'agit de rendre justice honorable aux femmes. Ces femmes qui déambulent dans la tête d'une écrivaine contemporaine, leur rôle se limitant à n'être que courtisanes parce que bafouées, se prêtant malgré elles à la soumission exigée par le maître des lieux. On connait ce langage comportemental encore en vigueur dans plusieurs pays orientaux.
Toujours se reflète dans ce voyage aux mille surprises, l'optimisme rarement ébranlé de la narratrice qui n'est autre que Danielle Dubé. Indépendante, il lui arrive de s'écarter de l'influence touristique, de se remémorer, au long des pages, sa mère décédée des mois plus tôt. Cette mère, discrète et lucide, invite sa fille à la découverte du monde, de sa beauté disparate, ayant deviné en l'enfant un esprit rebelle, qui ne se suffira jamais du paysage où se déroulent les années familiales. Il faut déserter le cocon maternel, le tenir au chaud pour contrer la solitude, l'angoisse. Plus tard, il sera toujours secourable de s'y blottir. La mère, évoquée avec une tendresse inimitable, ramène le lecteur au sein du récit, enrichi de la lumineuse mais brève présence du compagnon qui attend le retour d'une Ulysse partie défier le chant d'autres sirènes...
Le voyage se terminera parsemé de magnifiques haïkus, entrecoupant le récit, jalonnant des paysages reliés entre eux comme des ponts, ces ponts existant pour se donner rendez-vous dans une maison de thé. Des dames paisibles préparent cette cérémonie ancestrale, qui n'est pas sans nous rappeler l'univers feutré du roman Shogun, signé James Clavell. Pouvons-nous traverser les rues bordées de cerisiers en fleur sans qu'interfère le visage désespéré de Madame Butterfly, geisha au destin pathétique ? Enfin, direction Nara, première capitale de l'Empire du Japon, nous renseigne l'écrivaine. Visite d'un temple bouddhiste, visite du cimetière local, entretenu comme un jardin. Le visage de la mère fait partie de ce moment méditatif où sa fille la convoque, tel un événement naturel. Il y aura toujours cet étonnement recueilli qui transcende un voyage ordinaire, quand nous nous laissons aller aux plaisirs surprenants de ce pays luxuriant, charriant peu d'affinités avec notre civilisation.
Dans ce livre aux saveurs exotiques — comment dire autrement ? —, on a aimé que Danielle Dubé ne parle d'elle-même que par bribes intenses et reconnaissantes. L'écriture, dense, se prête à la réflexion, jamais ce voyage ne nous a semblé touristique mais porté par une authenticité solaire, bannissant la superficialité de celui ou celle qui regarde sans ne voir grand-chose. L'écrivaine aguerrie observe, nous initie aux mœurs d'un peuple insulaire ne se montrant que masqué, se prêtant peu à la curiosité impudique du chaland de passage. Théâtre nô. Ne faut-il pas tout mériter ? L'art du haïku enrichit la narration, jamais ne la déconcentre de son point de gravité. Danielle Dubé nous apprend beaucoup avec une générosité sans pareille de ce pays paradoxal duquel elle n'est pas tout à fait revenue, nous avoue-t-elle. Mais rassurée de se retrouver, sereine, entre son compagnon et ses chattes. Face au lac sans commencement ni fin. Récit à lire absolument pour se rendre compte qu'un voyage à un bout du monde peut s'avérer une aventure intelligente, hors des sentiers battus, hors des convenances frontalières. Il suffit de se mesurer quelques semaines à la discrétion épique de la mémoire japonaise, à suivre dix femmes qui, chacune à sa manière, rapportent des fragments d'un pays oscillant entre le vertige du monde occidental, celui plus effarant d'une civilisation forte et fragile, comme la splendeur des cerisiers en fleur, éternel point de repère quand leurs pétales se déversent sur les kimonos des femmes, sur les pierres, sous la pluie ou le soleil, pour savourer le plaisir rare d'une magistrale, presque mystique, contemplation.
Une seule réserve. On aurait apprécié un glossaire, regroupant certains vocables japonais, que le lecteur ignore.
Ciel de Kyoto, Danielle Dubé
Lévesque Éditeur
Collection « Carnets d'écrivains », dirigée par Robert Lalonde
Montréal, 2017, 194 pages
lundi 30 octobre 2017
Sous le signe de la passion théâtrale *** 1/2
On aime le soleil, la peau brunit sous ses rayons ardents. Les pelouses, les arbres, les fleurs. La vivacité de l'eau enchante notre regard. On se dit que là est la vie, qu'elle est verte et non blanche comme le symbolise la neige et son paysage endormi jusqu'au printemps prochain. Faisant la part des choses, aimant Montréal, on attend, sans rechigner, que la verdure renaisse, refleurisse. On commente le roman de Laurette Laurin, Se prendre au jeu.
L'histoire est une exaltation passagère sur fond de répétition théâtrale. Sentiment ardent qui se suffit à lui-même pour mieux dévorer ceux et celles sur qui la passion tombe sans crier gare. C'est lors de la dernière représentation d'une pièce dramatique que Margot et Stefano — étant désignés par lui et elle, on les cite du prénom des héros qu'ils ont incarnés —se rendent compte à quel point ils sont attachés l'un à l'autre. Chacun de son côté est marié depuis vingt ans, sont parents, il n'est pas question de changer quoi que ce soit à la bonne entente qui les lie à leur partenaire. Lui, Stefano, est architecte, elle, Margot, journaliste, qui se balade d'un congrès à un colloque. Le théâtre s'avère un passe-temps agréable, qui comble ce manque que les personnages créés par d'illustres dramaturges rassasient. Après s'être avoué leur attirance réciproque, une soirée à arpenter les rues de la ville, main dans la main, ils se séparent, retournent à leurs habitudes. Mais plus forte que les conventions, leur attirance va semer le trouble et le doute dans leur esprit rationnel. Ils échangent des courriels, essaient de concocter un rendez-vous à travers leurs occupations professionnelles, qui ne blessera personne. Ils y parviennent bien que de plus en plus ils sont aux prises avec un désir amoureux qu'ils ne veulent pas assouvir, lui et elle n'ayant jamais trompé son partenaire. Ainsi commence une danse animale, primaire, parce que instinctive, les décisions de l'esprit méthodique narguant les nécessités du corps épris. Jeu dangereux qui n'ira qu'en s'exacerbant, il faut que la chair exulte, chantait Jacques Brel.
Roman axé sur l'amour impossible entre un homme et une femme qui, surpris par tant d'années attelées à la fidélité sacrée du mariage, s'interrogent sur l'incapacité de vivre pleinement une relation qui ne sera qu'un exutoire à leurs insatisfactions maritales. Ce que laisse entendre Margot qui se remémore sa vie de jeune fille, son besoin d'hommes quand elle découvre les exigences du corps, le sien étant plus que désirable. Un brin de nymphomanie l'emporte dans de volcaniques étreintes quand Stefano deviendra enfin son amant. L'un et l'autre affamés, le temps qui s'égrène hors d'eux les entrave dans une bulle aux parois fragiles, tous deux ménageant prudemment une part de leur existence à laquelle ils tiennent, telle une bouée de secours, nécessaire, seyant à leur âge mûr qu'ils ne partageront pas ensemble, ils le savent.
Des extraits de chansons, des poèmes, des citations enrichissent le récit qui, nous le devinons, ne pourra que se terminer dans la lassitude obligée des corps, Margot devant réparer les promesses bafouées envers son époux, celui-ci obnubilé par les corps à remettre sur pied. Les cœurs, serait plus juste, il les ouvre, les rafistole, les referme. Alors qu'il ignore les frustrations du cœur de son épouse. Lui faisant confiance, comme si ce sentiment se déployait dans l'indifférence qu'instaurent trop souvent des décennies de vie conjugale. Comme au théâtre, nous devons nous satisfaire d'un instant d'illusion, ce que ne manqueront pas de faire Margot et Stefano avant de se prendre à leur propre jeu. Cependant, tous les jeux se terminent plus ou moins rudement, sans qu'il n'y ait forcément un gagnant et un perdant.
Fiction où les sens occupent une place privilégiée, l'amour interdit se défendant d'être au rendez-vous. Il est ailleurs, sur ce qu'ils ont bâti, se leurrent Margot et Stefano, qui, au fond de leur conscience, craignent le renouveau, ce printemps tardif duquel nous reconnaissons les prémices, prenant plaisir à inventer une saison inhabituelle. Les corps font de même, ils s'éveillent de vingt ans d'endormissement, libérés de l'attrait trompeur des souvenirs. On s'est délectée de ce récit aux allures parfois conventionnelles, le désir ne se pointe-t-il pas chaque fois qu'une rencontre due au hasard nous secoue de ses turbulences improbables ? Ce désir propre à innover une histoire d'amour d'avance avortée qui n'aurait rien à voir avec les individus que nous sommes... L'écriture dynamique, pour ne pas dire fougueuse, qu'emprunte Laurette Laurin, témoigne d'une histoire élaborée sur un ton impudique et sensuel, que nous retrouvons rarement dans la littérature actuelle. Histoire érotique bien plus divertissante que ce qu'on a lu récemment. Il y a un abandon réjouissant du langage s'amalgamant avec la personnalité bouillonnante des deux protagonistes, ces derniers réduisant leur délectation physique, leur refoulement moral, à "lui" et "elle", le "tu" réflexif l'emportant plus rarement sur le cheminement fatal de ce couple qui, sans préambules, s'est pris au jeu d'un bonheur illusoire. Mais l'illusion passionnelle n'est-elle pas une forme théâtrale du bonheur ?
Se prendre au jeu, Laurette Laurin
Éditions Québec Amérique, Montréal, 2017, 260 pages
L'histoire est une exaltation passagère sur fond de répétition théâtrale. Sentiment ardent qui se suffit à lui-même pour mieux dévorer ceux et celles sur qui la passion tombe sans crier gare. C'est lors de la dernière représentation d'une pièce dramatique que Margot et Stefano — étant désignés par lui et elle, on les cite du prénom des héros qu'ils ont incarnés —se rendent compte à quel point ils sont attachés l'un à l'autre. Chacun de son côté est marié depuis vingt ans, sont parents, il n'est pas question de changer quoi que ce soit à la bonne entente qui les lie à leur partenaire. Lui, Stefano, est architecte, elle, Margot, journaliste, qui se balade d'un congrès à un colloque. Le théâtre s'avère un passe-temps agréable, qui comble ce manque que les personnages créés par d'illustres dramaturges rassasient. Après s'être avoué leur attirance réciproque, une soirée à arpenter les rues de la ville, main dans la main, ils se séparent, retournent à leurs habitudes. Mais plus forte que les conventions, leur attirance va semer le trouble et le doute dans leur esprit rationnel. Ils échangent des courriels, essaient de concocter un rendez-vous à travers leurs occupations professionnelles, qui ne blessera personne. Ils y parviennent bien que de plus en plus ils sont aux prises avec un désir amoureux qu'ils ne veulent pas assouvir, lui et elle n'ayant jamais trompé son partenaire. Ainsi commence une danse animale, primaire, parce que instinctive, les décisions de l'esprit méthodique narguant les nécessités du corps épris. Jeu dangereux qui n'ira qu'en s'exacerbant, il faut que la chair exulte, chantait Jacques Brel.
Roman axé sur l'amour impossible entre un homme et une femme qui, surpris par tant d'années attelées à la fidélité sacrée du mariage, s'interrogent sur l'incapacité de vivre pleinement une relation qui ne sera qu'un exutoire à leurs insatisfactions maritales. Ce que laisse entendre Margot qui se remémore sa vie de jeune fille, son besoin d'hommes quand elle découvre les exigences du corps, le sien étant plus que désirable. Un brin de nymphomanie l'emporte dans de volcaniques étreintes quand Stefano deviendra enfin son amant. L'un et l'autre affamés, le temps qui s'égrène hors d'eux les entrave dans une bulle aux parois fragiles, tous deux ménageant prudemment une part de leur existence à laquelle ils tiennent, telle une bouée de secours, nécessaire, seyant à leur âge mûr qu'ils ne partageront pas ensemble, ils le savent.
Des extraits de chansons, des poèmes, des citations enrichissent le récit qui, nous le devinons, ne pourra que se terminer dans la lassitude obligée des corps, Margot devant réparer les promesses bafouées envers son époux, celui-ci obnubilé par les corps à remettre sur pied. Les cœurs, serait plus juste, il les ouvre, les rafistole, les referme. Alors qu'il ignore les frustrations du cœur de son épouse. Lui faisant confiance, comme si ce sentiment se déployait dans l'indifférence qu'instaurent trop souvent des décennies de vie conjugale. Comme au théâtre, nous devons nous satisfaire d'un instant d'illusion, ce que ne manqueront pas de faire Margot et Stefano avant de se prendre à leur propre jeu. Cependant, tous les jeux se terminent plus ou moins rudement, sans qu'il n'y ait forcément un gagnant et un perdant.
Fiction où les sens occupent une place privilégiée, l'amour interdit se défendant d'être au rendez-vous. Il est ailleurs, sur ce qu'ils ont bâti, se leurrent Margot et Stefano, qui, au fond de leur conscience, craignent le renouveau, ce printemps tardif duquel nous reconnaissons les prémices, prenant plaisir à inventer une saison inhabituelle. Les corps font de même, ils s'éveillent de vingt ans d'endormissement, libérés de l'attrait trompeur des souvenirs. On s'est délectée de ce récit aux allures parfois conventionnelles, le désir ne se pointe-t-il pas chaque fois qu'une rencontre due au hasard nous secoue de ses turbulences improbables ? Ce désir propre à innover une histoire d'amour d'avance avortée qui n'aurait rien à voir avec les individus que nous sommes... L'écriture dynamique, pour ne pas dire fougueuse, qu'emprunte Laurette Laurin, témoigne d'une histoire élaborée sur un ton impudique et sensuel, que nous retrouvons rarement dans la littérature actuelle. Histoire érotique bien plus divertissante que ce qu'on a lu récemment. Il y a un abandon réjouissant du langage s'amalgamant avec la personnalité bouillonnante des deux protagonistes, ces derniers réduisant leur délectation physique, leur refoulement moral, à "lui" et "elle", le "tu" réflexif l'emportant plus rarement sur le cheminement fatal de ce couple qui, sans préambules, s'est pris au jeu d'un bonheur illusoire. Mais l'illusion passionnelle n'est-elle pas une forme théâtrale du bonheur ?
Se prendre au jeu, Laurette Laurin
Éditions Québec Amérique, Montréal, 2017, 260 pages
lundi 16 octobre 2017
Les pions du cinquantième étage ***
Il faut tristement se rendre à l'évidence. À travers l'histoire officielle, ce ne sont jamais les athées, ni les agnostiques, qui ont saccagé le monde de leur fanatisme, mais les trois grandes religions monothéistes : le judaïsme, le christianisme et l'islam. Pourtant, ne prônent-elles pas la tolérance, la bonté, la générosité envers leurs semblables ? La désertion de ces religions dans leur propre désert ne donne-t-elle pas raison aux libres-penseurs ? On a lu le roman d'Éric de Belleval, Libre-échange.
Roman qui se détache de la production littéraire de l'automne, ce que de temps à autre on apprécie. Point de sentiments exacerbés, dénonçant quelque contrariété du cœur et de l'âme, bien au contraire. Le narrateur, Alan Schwartz, nous propulse dans une aventure où les hommes ne vivent que pour défendre les intérêts de la Beta Gold Corporation, compagnie minière aux nombreuses succursales dont l'une tente de s'arroger les droits exclusifs au Venezuela. Bras droit incontesté du numéro un, il se verra confronté à lui-même, à ses doutes, quand un nouveau président, brillant et despote, fera de lui son subordonné plutôt que l'homme jusque-là indispensable aux rouages pernicieux de la compagnie. Lucide, Schwartz devra se rendre à l'évidence, le président s'est entouré d'une suite qui tient peu compte de ce qu'il représente au sein de la société. Ombre se déplaçant au rythme effréné des événements parfois surréalistes qui prennent le pas sur l'honnêteté morale que nous n'attendons plus de la part d'une poignée de dirigeants se dévorant les uns les autres. Eux-mêmes sont des ombres qui s'agitent silencieusement, se méfiant de leurs semblables, sous l'indifférence arrogante du président qui les mène où bon lui semble.
L'histoire est sombre dans tous les sens du terme. Deux personnages, proches du président, s'en détachent, qui inquiètent Schwartz, le narguent de leur subite ascendance dans la hiérarchie du numéro un, au point qu'il fera son enquête pour savoir d'où ils viennent. Aucune réponse ne le satisfaisant, il devra subir leur présence, entre Toronto et Caracas, subir les sarcasmes de l'un, les moqueries de l'une, jeune femme acerbe, ambitieuse, ne cédant en rien aux incertitudes de son collègue quand il essaiera de connaître ses intentions professionnelles. Des pions servent le jeu de ces infatigables partenaires qui ne détiennent qu'une aura fulgurante, selon le rôle qui leur est attribué. Ils se croisent, s'interpellent sans qu'un soupçon de sincérité les valorise. Seuls les hantent une possible défaite professionnelle, l'oubli humiliant de celui qui s'avérait irremplaçable, aux côtés d'un président indifférent, ennuyé de tout ce qui échappe à sa vigilance, pour ne pas dire aux faillites de l'être humain quand il se sent déstabilisé. C'est avec ce sentiment d'insécurité soudaine que le narrateur traversera l'histoire et les rouages de la compagnie dont il n'est pas innocent. Culpabilité tardive, il s'en défend, mais le mécanisme bien huilé de ses années prospères rouillent et grincent tant dans sa tête fatiguée que dans ses moyens de se sortir de ce faux pas, qu'il juge inadéquat avec celui qu'il a toujours été : draconien et arriviste. Ne s'est-il pas perçu comme étant le prochain président de la BG, attendant son heure comme on attend la récompense à quelque service rendu. L'histoire, peu à peu, se décompose entre la réussite des uns, l'échec des autres. Il faut bien trouver des coupables, les êtres faibles n'ayant pas leur place dans ce bras de fer entre deux hommes, dont l'un devra s'avouer vaincu, mâché inexorablement par une machine aux mâchoires voraces, dévoreuse d'hommes, qui ne pardonne aucune faute, ni aucun travers.
Le récit se raconte peu, malgré son fracas psychologique, il est d'ordre presque intimiste, enclin à aller et venir dans les allées semées des ronces empoisonnées du pouvoir. Symbolisée par un homme incrédule, la parole s'inscrit en des non-dits suspicieux, en des clins d'œil assassins, distillant des aliénations où la justice croise le fer avec le journalisme, inséparables l'un de l'autre. Le président n'aura qu'à conclure, Schwartz qu'à poursuivre son champ d'illusions quand le terrain sera débarrassé des intrus qui encombraient sa route, zigzagant, le lecteur le devine, vers de prochaines rumeurs dévastatrices. Entre-temps, Caracas s'est entendu avec Toronto, les embûches se sont clairsemées.
Roman à l'écriture dynamique, à l'humour autant dévastateur que les secousses infligées aux protagonistes. L'auteur profite de ses expériences professionnelles, celui-ci ayant été, en France, à la tête de plusieurs entreprises durant une vingtaine d'années, a dirigé la Fondation du groupe pétrolier Elf et la Fondation de l'avenir pour la recherche médicale appliquée. Endroit et envers d'un homme qui a choisi l'écriture pour explorer l'âme humaine, ses profondeurs partagées entre ses contradictions, comme nous le faisons tous. On se souvient d'avoir commenté son précédent roman Reportages sous influence, dont le brin d'humanité nous avait touchée, se révélant plus efficient que le refus d'aimer, pour dépeindre les outrances qui gouvernent l'ensemble des sociétés à grande échelle internationale. On pense aux compagnies pharmaceutiques dont les exactions ne sont plus à dénoncer, chacun connaissant les enjeux empiriques de cet autre cinquantième étage.
Libre-échange, Éric de Belleval
Les Éditions Sémaphore, Montréal, 2017, 185 pages
Roman qui se détache de la production littéraire de l'automne, ce que de temps à autre on apprécie. Point de sentiments exacerbés, dénonçant quelque contrariété du cœur et de l'âme, bien au contraire. Le narrateur, Alan Schwartz, nous propulse dans une aventure où les hommes ne vivent que pour défendre les intérêts de la Beta Gold Corporation, compagnie minière aux nombreuses succursales dont l'une tente de s'arroger les droits exclusifs au Venezuela. Bras droit incontesté du numéro un, il se verra confronté à lui-même, à ses doutes, quand un nouveau président, brillant et despote, fera de lui son subordonné plutôt que l'homme jusque-là indispensable aux rouages pernicieux de la compagnie. Lucide, Schwartz devra se rendre à l'évidence, le président s'est entouré d'une suite qui tient peu compte de ce qu'il représente au sein de la société. Ombre se déplaçant au rythme effréné des événements parfois surréalistes qui prennent le pas sur l'honnêteté morale que nous n'attendons plus de la part d'une poignée de dirigeants se dévorant les uns les autres. Eux-mêmes sont des ombres qui s'agitent silencieusement, se méfiant de leurs semblables, sous l'indifférence arrogante du président qui les mène où bon lui semble.
L'histoire est sombre dans tous les sens du terme. Deux personnages, proches du président, s'en détachent, qui inquiètent Schwartz, le narguent de leur subite ascendance dans la hiérarchie du numéro un, au point qu'il fera son enquête pour savoir d'où ils viennent. Aucune réponse ne le satisfaisant, il devra subir leur présence, entre Toronto et Caracas, subir les sarcasmes de l'un, les moqueries de l'une, jeune femme acerbe, ambitieuse, ne cédant en rien aux incertitudes de son collègue quand il essaiera de connaître ses intentions professionnelles. Des pions servent le jeu de ces infatigables partenaires qui ne détiennent qu'une aura fulgurante, selon le rôle qui leur est attribué. Ils se croisent, s'interpellent sans qu'un soupçon de sincérité les valorise. Seuls les hantent une possible défaite professionnelle, l'oubli humiliant de celui qui s'avérait irremplaçable, aux côtés d'un président indifférent, ennuyé de tout ce qui échappe à sa vigilance, pour ne pas dire aux faillites de l'être humain quand il se sent déstabilisé. C'est avec ce sentiment d'insécurité soudaine que le narrateur traversera l'histoire et les rouages de la compagnie dont il n'est pas innocent. Culpabilité tardive, il s'en défend, mais le mécanisme bien huilé de ses années prospères rouillent et grincent tant dans sa tête fatiguée que dans ses moyens de se sortir de ce faux pas, qu'il juge inadéquat avec celui qu'il a toujours été : draconien et arriviste. Ne s'est-il pas perçu comme étant le prochain président de la BG, attendant son heure comme on attend la récompense à quelque service rendu. L'histoire, peu à peu, se décompose entre la réussite des uns, l'échec des autres. Il faut bien trouver des coupables, les êtres faibles n'ayant pas leur place dans ce bras de fer entre deux hommes, dont l'un devra s'avouer vaincu, mâché inexorablement par une machine aux mâchoires voraces, dévoreuse d'hommes, qui ne pardonne aucune faute, ni aucun travers.
Le récit se raconte peu, malgré son fracas psychologique, il est d'ordre presque intimiste, enclin à aller et venir dans les allées semées des ronces empoisonnées du pouvoir. Symbolisée par un homme incrédule, la parole s'inscrit en des non-dits suspicieux, en des clins d'œil assassins, distillant des aliénations où la justice croise le fer avec le journalisme, inséparables l'un de l'autre. Le président n'aura qu'à conclure, Schwartz qu'à poursuivre son champ d'illusions quand le terrain sera débarrassé des intrus qui encombraient sa route, zigzagant, le lecteur le devine, vers de prochaines rumeurs dévastatrices. Entre-temps, Caracas s'est entendu avec Toronto, les embûches se sont clairsemées.
Roman à l'écriture dynamique, à l'humour autant dévastateur que les secousses infligées aux protagonistes. L'auteur profite de ses expériences professionnelles, celui-ci ayant été, en France, à la tête de plusieurs entreprises durant une vingtaine d'années, a dirigé la Fondation du groupe pétrolier Elf et la Fondation de l'avenir pour la recherche médicale appliquée. Endroit et envers d'un homme qui a choisi l'écriture pour explorer l'âme humaine, ses profondeurs partagées entre ses contradictions, comme nous le faisons tous. On se souvient d'avoir commenté son précédent roman Reportages sous influence, dont le brin d'humanité nous avait touchée, se révélant plus efficient que le refus d'aimer, pour dépeindre les outrances qui gouvernent l'ensemble des sociétés à grande échelle internationale. On pense aux compagnies pharmaceutiques dont les exactions ne sont plus à dénoncer, chacun connaissant les enjeux empiriques de cet autre cinquantième étage.
Libre-échange, Éric de Belleval
Les Éditions Sémaphore, Montréal, 2017, 185 pages
lundi 2 octobre 2017
Une année sauvage dans la vie de Fergus *** 1/2
Récemment, on a assisté à la volte-face d'une amie, dévorée par un homme qu'elle aimait et qui prétendait l'aimer aussi. Il la traitait comme aucune femme n'aurait accepté de se laisser manipuler. On a assisté à ce jeu de la séduction pendant plusieurs mois, jusqu'au jour où notre amie a enfin vu clair sur les intentions de cet homme indigne. On a respiré un grand coup puis, ensemble, nous avons éclaté de rire, toute lucidité retrouvée. On commente le roman de Jaunay Clan, Fergus, année sauvage.
Il n'est pas simple de relater les faits quotidiens qui se déroulent dans un centre pour enfants et adolescents, handicapés mentaux. En toile de fond, l'auteur laisse filtrer leur incapacité à s'extérioriser, sinon par le langage des signes, par des cris et le refus de parler. C'est le cas de Fergus Flanagan qui, ne trouvant pas dans sa famille une ambiance qui lui convienne, a décidé de se taire depuis sa naissance. Sa mère est une extravagante attentionnée à son fils asocial, son père, un éminent savant, son frère aîné, surexcité, passionné de moto, lui aussi peu adapté aux normes d'une société figée dans ses habitudes contraignantes. Depuis sept ans, Fergus est pensionné au centre Beauséjour, dans le sud de la France. Il s'est lié d'amitié avec un adolescent révolté, qui ne survit que grâce aux livres, surnommé Grain de riz. Nous assistons aussi à la remise en question des éducateurs, qui s'interrogent sur la manière d'enseigner quoi que ce soit à ces inadaptés turbulents. Cette année devra figurer dans les annales du centre : les éducateurs, aidés d'une nouvelle psychologue, renverront dans leur famille les adolescents aptes à séjourner loin de Beauséjour et de ses murs protecteurs. Fergus s'exprimera là-dessus lorsqu'il apprendra qu'il est du nombre de ce projet. « Dans ces moments, Beauséjour devient une île où l'on s'allume comme des feux, et quand on a trouvé un endroit où tout ce qui couve en soi peut s'allumer, il ne faut pas l'abandonner. » Discours que Fergus ne formule jamais, il a toujours été réfractaire au langage clair et banal des éducateurs, surtout celui du psychologue. Grain de riz lui a offert un carnet dans lequel il essaie de mentionner ce qu'il ressent, contrairement à son camarade qui s'exprime en de paraboliques et métaphoriques citations, souvent transcendées par Fergus qui ne peut se défaire de l'emprise bienfaisante de Grain de riz. Cela se renouvellera quand, après un loufoque spectacle de fin d'année scolaire, Fergus aperçoit ses parents dans l'assistance, accompagnés de Frany, le frère aîné tant aimé, insoumis au monde bancal du jeune adolescent. Ce soir-là, se déclenche en Frany, un élan de compassion envers Fergus, à qui il propose de faire un tour à moto, à toute allure. Tour à moto qui vaudra au lecteur quelques pages poétiques, Fergus ne pouvant relater à son frère, les sensations qui l'animent. « Dans le monde de Fergus, la réalité se manifeste au gré de fragiles circonstances et s'épuise rapidement. » Pour faire comprendre à son frère qu'il est heureux, il danse sous la lune, ses mouvements maladroits remplaçant émotivement les mots qu'il se refuse de prononcer.
Ainsi, jour après jour, nuit après nuit, les deux se confondant, Fergus et ses amis témoigneront de la difficulté d'être et de s'impliquer : se concentrer sur un match de foot face à l'équipe adverse, se présenter devant la nouvelle psychologue qui essaie de démonter les fragiles protections de Fergus, tramées derrière une barrière murée de son entêtement à épaissir ses silences. Écrire une rédaction sur les vacances passées dans la famille. Seul, compte le refuge avec Grain de riz sous l'escalier, à disserter sur l'instant présent, ces enfants-adolescents étant incapables de se projeter dans une autre dimension, comme si l'avenir s'avérait la parodie d'un monde extraterrestre. Ils ne connaissent qu'une histoire, celle de Moby Dick, narrée par leur professeur de français et d'histoire. Mais savent-ils qui est Achab ? se questionne amèrement le vieux Jacob qui, inlassablement, leur lit des extraits du chef-d'œuvre de Herman Melville. Entre des scènes parfois drôles et grinçantes, parfois irrationnelles, défilent dans la tête de Fergus des souvenirs d'enfance partagés avec ses parents et son frère. C'est comme une existence qu'il s'invente, embellie de la tendresse salvatrice de sa mère, protégée de la compréhension de son père, plongé dans la recherche sur les neutrons. Frany, déjà, se défile, échappe à l'ordre familial. De ce passé hypothétique, de ce présent tissé de l'amitié de Grain de riz, que jamais personne ne visite, les mois s'ajustent les uns aux autres avec leur lot de moisissure avant que l'année scolaire se termine sur un drame inévitable...
On a l'impression que sept années se sont écoulées avant que l'histoire soit relatée, ce que nous apprenons à la fin du récit. Tout se révélant flou et discordant parmi les pensionnaires de Beauséjour, on ne peut jurer de ce qu'on avance, préférant nous en tenir à des suppositions. Ces enfants-adolescents sont-ils autistes ? Atteints du syndrome d'Asperger ? Comment savoir, le lecteur ayant peu d'indices parsemés par l'écrivain, Jaunay Clan. À ces agissements délirants s'harmonise une écriture lyrique qui, sans l'avoir été, n'apporterait peut-être pas cette touche d'irréalité et de poésie sensitive dans la vie trépidante de ces jeunes marginaux, pas plus que ne seraient mises en lumière les incertitudes morales dont sont victimes leurs éducateurs.
Roman qu'on a lu à petites doses réflexives, l'auteur ayant voulu, semble-t-il, nous imprégner d'un univers qui n'a aucun sens rationnel au regard blasé de nos semblables. L'autisme, nous le savons, est une maladie encore mal dégrossie, où ne pas être compris s'avère un signe de génie, comme le prétend Fergus dès le premier chapitre séquentiel. Ne cherchons pas à déceler ce qui se dessine hors de notre monde fabriqué de nos échappées communes, faisons confiance aux asociaux qui détiennent peut-être l'arme pacifique d'un monde futur, privilégié pour quelques-uns d'entre les mortels. « Investis de tous les prodiges [ ... ] ».
Fergus, année sauvage, Jaunay Clan
Éditions Les Allusifs, Montréal, 2017, 196 pages
Il n'est pas simple de relater les faits quotidiens qui se déroulent dans un centre pour enfants et adolescents, handicapés mentaux. En toile de fond, l'auteur laisse filtrer leur incapacité à s'extérioriser, sinon par le langage des signes, par des cris et le refus de parler. C'est le cas de Fergus Flanagan qui, ne trouvant pas dans sa famille une ambiance qui lui convienne, a décidé de se taire depuis sa naissance. Sa mère est une extravagante attentionnée à son fils asocial, son père, un éminent savant, son frère aîné, surexcité, passionné de moto, lui aussi peu adapté aux normes d'une société figée dans ses habitudes contraignantes. Depuis sept ans, Fergus est pensionné au centre Beauséjour, dans le sud de la France. Il s'est lié d'amitié avec un adolescent révolté, qui ne survit que grâce aux livres, surnommé Grain de riz. Nous assistons aussi à la remise en question des éducateurs, qui s'interrogent sur la manière d'enseigner quoi que ce soit à ces inadaptés turbulents. Cette année devra figurer dans les annales du centre : les éducateurs, aidés d'une nouvelle psychologue, renverront dans leur famille les adolescents aptes à séjourner loin de Beauséjour et de ses murs protecteurs. Fergus s'exprimera là-dessus lorsqu'il apprendra qu'il est du nombre de ce projet. « Dans ces moments, Beauséjour devient une île où l'on s'allume comme des feux, et quand on a trouvé un endroit où tout ce qui couve en soi peut s'allumer, il ne faut pas l'abandonner. » Discours que Fergus ne formule jamais, il a toujours été réfractaire au langage clair et banal des éducateurs, surtout celui du psychologue. Grain de riz lui a offert un carnet dans lequel il essaie de mentionner ce qu'il ressent, contrairement à son camarade qui s'exprime en de paraboliques et métaphoriques citations, souvent transcendées par Fergus qui ne peut se défaire de l'emprise bienfaisante de Grain de riz. Cela se renouvellera quand, après un loufoque spectacle de fin d'année scolaire, Fergus aperçoit ses parents dans l'assistance, accompagnés de Frany, le frère aîné tant aimé, insoumis au monde bancal du jeune adolescent. Ce soir-là, se déclenche en Frany, un élan de compassion envers Fergus, à qui il propose de faire un tour à moto, à toute allure. Tour à moto qui vaudra au lecteur quelques pages poétiques, Fergus ne pouvant relater à son frère, les sensations qui l'animent. « Dans le monde de Fergus, la réalité se manifeste au gré de fragiles circonstances et s'épuise rapidement. » Pour faire comprendre à son frère qu'il est heureux, il danse sous la lune, ses mouvements maladroits remplaçant émotivement les mots qu'il se refuse de prononcer.
Ainsi, jour après jour, nuit après nuit, les deux se confondant, Fergus et ses amis témoigneront de la difficulté d'être et de s'impliquer : se concentrer sur un match de foot face à l'équipe adverse, se présenter devant la nouvelle psychologue qui essaie de démonter les fragiles protections de Fergus, tramées derrière une barrière murée de son entêtement à épaissir ses silences. Écrire une rédaction sur les vacances passées dans la famille. Seul, compte le refuge avec Grain de riz sous l'escalier, à disserter sur l'instant présent, ces enfants-adolescents étant incapables de se projeter dans une autre dimension, comme si l'avenir s'avérait la parodie d'un monde extraterrestre. Ils ne connaissent qu'une histoire, celle de Moby Dick, narrée par leur professeur de français et d'histoire. Mais savent-ils qui est Achab ? se questionne amèrement le vieux Jacob qui, inlassablement, leur lit des extraits du chef-d'œuvre de Herman Melville. Entre des scènes parfois drôles et grinçantes, parfois irrationnelles, défilent dans la tête de Fergus des souvenirs d'enfance partagés avec ses parents et son frère. C'est comme une existence qu'il s'invente, embellie de la tendresse salvatrice de sa mère, protégée de la compréhension de son père, plongé dans la recherche sur les neutrons. Frany, déjà, se défile, échappe à l'ordre familial. De ce passé hypothétique, de ce présent tissé de l'amitié de Grain de riz, que jamais personne ne visite, les mois s'ajustent les uns aux autres avec leur lot de moisissure avant que l'année scolaire se termine sur un drame inévitable...
On a l'impression que sept années se sont écoulées avant que l'histoire soit relatée, ce que nous apprenons à la fin du récit. Tout se révélant flou et discordant parmi les pensionnaires de Beauséjour, on ne peut jurer de ce qu'on avance, préférant nous en tenir à des suppositions. Ces enfants-adolescents sont-ils autistes ? Atteints du syndrome d'Asperger ? Comment savoir, le lecteur ayant peu d'indices parsemés par l'écrivain, Jaunay Clan. À ces agissements délirants s'harmonise une écriture lyrique qui, sans l'avoir été, n'apporterait peut-être pas cette touche d'irréalité et de poésie sensitive dans la vie trépidante de ces jeunes marginaux, pas plus que ne seraient mises en lumière les incertitudes morales dont sont victimes leurs éducateurs.
Roman qu'on a lu à petites doses réflexives, l'auteur ayant voulu, semble-t-il, nous imprégner d'un univers qui n'a aucun sens rationnel au regard blasé de nos semblables. L'autisme, nous le savons, est une maladie encore mal dégrossie, où ne pas être compris s'avère un signe de génie, comme le prétend Fergus dès le premier chapitre séquentiel. Ne cherchons pas à déceler ce qui se dessine hors de notre monde fabriqué de nos échappées communes, faisons confiance aux asociaux qui détiennent peut-être l'arme pacifique d'un monde futur, privilégié pour quelques-uns d'entre les mortels. « Investis de tous les prodiges [ ... ] ».
Fergus, année sauvage, Jaunay Clan
Éditions Les Allusifs, Montréal, 2017, 196 pages
lundi 11 septembre 2017
Des siècles et les mêmes hommes ****
Il a plu pendant cinq jours d'affilée. On a affronté ce déluge en observant le ciel qui ne se décidait pas à disperser ses nuages pour faire place à un soupçon de lumière bleue. Puis, soudain, ce fut comme un coup d'épée dans la légende de Siegfried, jeune héros de la mythologie scandinave, qui tua le redoutable dragon, Fafnir. Le ciel se fit tendre et généreux. On commente les nouvelles de Roland Bourneuf, L'étranger dans la montagne.
D'un livre à l'autre, des auteurs nous surprennent. Nous enchantent ou nous déçoivent. D'autres nous subjuguent sans discontinuer. Des livres s'abreuvent à la spiritualité que nous enfermons en nous et qui, tel le chien fidèle de l'aveugle, guide nos moindres péripéties dans l'espace et le temps. Nous venons d'ailleurs et allons ailleurs, nous rappellent les personnages voyageurs des douze récits de Roland Bourneuf. Un narrateur va d'une ville à une autre, s'attardant dans un musée ou dans un château, reconstruisant la vie hypothétique d'un peintre à peu près inconnu, Le petit tableau hollandais. Ou bien ce même narrateur reconstitue les années solitaires d'une femme esseulée, en pays étranger. Histoire d'Anna. Nous abordons des protagonistes pétris d'un idéal affublé du nom fervent de foi, s'aventurant sur un océan sans aucun points de repères. Seule une fervente et pure croyance les achemine vers un paradis qu'ils créent en eux-mêmes, évitant des écueils redoutables et fatals. Brendan, ou le voyage au paradis. L'intimisme nourrit ces fictions, surgies de quelque mémoire ancestrale ou simplement triées au hasard de destinées, loin de notre époque superficielle. Cette femme, Apula, qui attend paisiblement que son maître meure, se remémore l'esclave qu'elle a été chez des maîtres exigeants et pervers. Ce dernier est bon pour elle, qui sera son ultime regard. La servante. La nouvelle éponyme est fascinante par ce qu'elle reflète, et c'est bien de reflets dont il s'agit quand un père et son fils, arpentant des chemins de montagne avant de rejoindre la ville pour y travailler, secourent un homme qui, lui aussi, doit atteindre le sommet de la montagne où il est attendu. Tout se profile en nuances et si l'homme Jésus n'est jamais nommé, le lecteur devine que ce prophète tant attendu se tient debout devant père et fils, intrigués par sa prestance à la fois humble et enveloppante. L'étranger dans la montagne. Plus loin, dans le train qui le mène à Bruges, le narrateur s'intéresse à une femme, assise près de lui dans le wagon. Ils descendront ensemble, mais l'inconnue évite d'aborder le narrateur même si elle lui manifeste un mystérieux intérêt. L'inconnue du train. Deux pages suffisent au lecteur pour saisir ce que représente la mort d'un oiseau alors qu'un visiteur arpente les jardins d'un château. Texte égaré dans les non-dits et la sensation émouvante, sinon dérangeante, de n'être rien, tandis qu'un chardonneret agonise, empoisonné. La visite du domaine. Deux fictions qui ont pour décor une caserne. L'une dépeint le geste impensable d'une psychologue envers un prisonnier, survivant d'un camp de la mort. L'autre démontre comment une sonate jouée par un nouveau prisonnier peut redonner à des hommes rebelles un semblant de dignité et d'humanité. L'entrevue et La sonate. Ces deux récits, concis, réduits à l'essentiel, témoignent de l'art de la nouvelle mis en valeur par Roland Bourneuf. Le dernier texte ramène dans sa ville méditerranéenne, un homme qui, après des années de déambulation, ne reconnait plus rien de son passé. Tout a été détruit pour être reconstruit. Le voyageur se dirige vers le cimetière où a été enterrée sa famille. Il évoque ses années d'adolescence, son amour pour sa ville, la trahison de ceux qui ont bâti sur les ruines. Évocation d'un homme affligé et déçu, qui ne pense qu'à repartir, tel Ulysse ne reconnaissant plus les siens.
Nouvelles fascinantes d'un écrivain lui-même grand voyageur. Exploration de civilisations dans lesquelles les pas du lecteur dessineront leurs empreintes, les inscrivant dans celles d'un écrivain aguerri aux chemins lisses ou terreux, désertés ou encore habités. Des siècles nous séparent de ces êtres d'antan, mais semblables à ce que nous sommes devenus malgré l'évolution terrestre, ces hommes et ces femmes fatalistes, aveuglés par des dieux d'outre-mémoire. Dans la plupart de ces fictions, la secte christique se profile, qui va changer l'univers humain...
Des nouvelles au style inimitable, à l'écriture généreuse, à lire quand nous doutons des autres et de soi-même. La traversée du temps et de l'espace n'est qu'apparence, qui nous dirige vers des voyages fabuleux. Seule la mémoire entretient ces égarements, nous confirme Roland Bourneuf, notre quête de vérité et d'absolu, depuis nos premières errances à travers les siècles, nous accolant à nos semblables, ne s'avère jamais vaine.
L'étranger dans la montagne, Roland Bourneuf
Les éditions de L'instant même, Québec, 2017, 152 pages
D'un livre à l'autre, des auteurs nous surprennent. Nous enchantent ou nous déçoivent. D'autres nous subjuguent sans discontinuer. Des livres s'abreuvent à la spiritualité que nous enfermons en nous et qui, tel le chien fidèle de l'aveugle, guide nos moindres péripéties dans l'espace et le temps. Nous venons d'ailleurs et allons ailleurs, nous rappellent les personnages voyageurs des douze récits de Roland Bourneuf. Un narrateur va d'une ville à une autre, s'attardant dans un musée ou dans un château, reconstruisant la vie hypothétique d'un peintre à peu près inconnu, Le petit tableau hollandais. Ou bien ce même narrateur reconstitue les années solitaires d'une femme esseulée, en pays étranger. Histoire d'Anna. Nous abordons des protagonistes pétris d'un idéal affublé du nom fervent de foi, s'aventurant sur un océan sans aucun points de repères. Seule une fervente et pure croyance les achemine vers un paradis qu'ils créent en eux-mêmes, évitant des écueils redoutables et fatals. Brendan, ou le voyage au paradis. L'intimisme nourrit ces fictions, surgies de quelque mémoire ancestrale ou simplement triées au hasard de destinées, loin de notre époque superficielle. Cette femme, Apula, qui attend paisiblement que son maître meure, se remémore l'esclave qu'elle a été chez des maîtres exigeants et pervers. Ce dernier est bon pour elle, qui sera son ultime regard. La servante. La nouvelle éponyme est fascinante par ce qu'elle reflète, et c'est bien de reflets dont il s'agit quand un père et son fils, arpentant des chemins de montagne avant de rejoindre la ville pour y travailler, secourent un homme qui, lui aussi, doit atteindre le sommet de la montagne où il est attendu. Tout se profile en nuances et si l'homme Jésus n'est jamais nommé, le lecteur devine que ce prophète tant attendu se tient debout devant père et fils, intrigués par sa prestance à la fois humble et enveloppante. L'étranger dans la montagne. Plus loin, dans le train qui le mène à Bruges, le narrateur s'intéresse à une femme, assise près de lui dans le wagon. Ils descendront ensemble, mais l'inconnue évite d'aborder le narrateur même si elle lui manifeste un mystérieux intérêt. L'inconnue du train. Deux pages suffisent au lecteur pour saisir ce que représente la mort d'un oiseau alors qu'un visiteur arpente les jardins d'un château. Texte égaré dans les non-dits et la sensation émouvante, sinon dérangeante, de n'être rien, tandis qu'un chardonneret agonise, empoisonné. La visite du domaine. Deux fictions qui ont pour décor une caserne. L'une dépeint le geste impensable d'une psychologue envers un prisonnier, survivant d'un camp de la mort. L'autre démontre comment une sonate jouée par un nouveau prisonnier peut redonner à des hommes rebelles un semblant de dignité et d'humanité. L'entrevue et La sonate. Ces deux récits, concis, réduits à l'essentiel, témoignent de l'art de la nouvelle mis en valeur par Roland Bourneuf. Le dernier texte ramène dans sa ville méditerranéenne, un homme qui, après des années de déambulation, ne reconnait plus rien de son passé. Tout a été détruit pour être reconstruit. Le voyageur se dirige vers le cimetière où a été enterrée sa famille. Il évoque ses années d'adolescence, son amour pour sa ville, la trahison de ceux qui ont bâti sur les ruines. Évocation d'un homme affligé et déçu, qui ne pense qu'à repartir, tel Ulysse ne reconnaissant plus les siens.
Nouvelles fascinantes d'un écrivain lui-même grand voyageur. Exploration de civilisations dans lesquelles les pas du lecteur dessineront leurs empreintes, les inscrivant dans celles d'un écrivain aguerri aux chemins lisses ou terreux, désertés ou encore habités. Des siècles nous séparent de ces êtres d'antan, mais semblables à ce que nous sommes devenus malgré l'évolution terrestre, ces hommes et ces femmes fatalistes, aveuglés par des dieux d'outre-mémoire. Dans la plupart de ces fictions, la secte christique se profile, qui va changer l'univers humain...
Des nouvelles au style inimitable, à l'écriture généreuse, à lire quand nous doutons des autres et de soi-même. La traversée du temps et de l'espace n'est qu'apparence, qui nous dirige vers des voyages fabuleux. Seule la mémoire entretient ces égarements, nous confirme Roland Bourneuf, notre quête de vérité et d'absolu, depuis nos premières errances à travers les siècles, nous accolant à nos semblables, ne s'avère jamais vaine.
L'étranger dans la montagne, Roland Bourneuf
Les éditions de L'instant même, Québec, 2017, 152 pages
lundi 28 août 2017
Là où il y a des hommes forts et d'autres faibles *** 1/2
Il y a des matins où le monde nous paraît flou et fou, les agissements irrationnels de certaines personnes nous faisant perdre de vue les possibilités de comprendre nos semblables. Pourquoi les relations entre gens civilisés sont-elles si difficiles, voire impossibles ? Faut-il réajuster notre lorgnette ou rêver de reconstruire le monde, celui d'avant l'invention de la roue ? On commente le roman d'Éric Plamondon, Taqawan.
On a toujours eu une préférence pour les romans qui nous apprennent quelque chose, aussi futile soit ce quelque chose. Les états d'âme ne nous suffisent pas, on a renoncé depuis longtemps à perdre notre temps, à courber l'échine sur des propos aléatoires. Nous traversons tous et toutes cet état adolescent, nous devons grandir, tenir compte de nos jeunes expériences. Le roman d'Éric Plamondon, échappant à l'anecdote, nous a ravie et attristée, le drame s'avérant actuel et sans cesse à l'affiche, la frénésie du pouvoir s'acharnant sur des hommes qui ont été réduits à l'esclavage, autrefois les maîtres d'un territoire millénaire. On évoque un peuple perçu à travers l'histoire d'une jeune fille de quinze ans, les Mi'gmaq. Océane a été retrouvée « roulée en boule au milieu des fougères » par le garde-chasse Yves Leclerc. Il se dirigeait vers la rivière pour y pêcher le saumon. À partir du moment où il sauvera l'adolescente, la ramènera chez lui pour la soigner, l'histoire découlera avec beaucoup d'empathie, sans complaisance. Nous apprendrons de quelles injustices sont victimes les Indiens depuis qu'ils sont arrivés sur cette terre de fin du monde, Gespeg, bien avant les Vikings, plus tard Christophe Colomb. L'eau, ici, joue un rôle prépondérant, le saumon traçant la route d'une histoire que nous ne pouvons ignorer. Les Indiens le pêchent avec leurs filets, comme ils piègent l'ours pour leur nourriture et sa fourrure indispensable à leur survie dans une contrée glaciale.
Ce récit qui happe et bouscule le lecteur commence en Gaspésie, le 11 juin 1981. Il met en scène les bourreaux et les victimes habituels, soit ceux qui se croient forts, protégés par leur uniforme et les lois qui s'y rattachent, puis ceux à qui ces hommes ont usurpé la dignité et la fierté par la force d'une époque où la seule vérité revenait aux Blancs. Le roman met en évidence quelques personnages encaqués dans une enfance mal digérée, comme celle de Mario Trudel qui, pour ne plus entendre gueuler sa mère, devient « une police ». Dorénavant, il n'aura plus peur de personne. Autour de ce drame gravitent des êtres qui défendent la cause amérindienne, risquent leur vie pour essayer de rendre ce qui a été confisqué. Une fiction plus personnelle enrichit ce récit entaché d'imposture. L'amour de Caroline Seguette pour Yves Leclerc, enseignante française qui, difficilement, s'habitue au terrible hiver d'un « coin reculé du Québec ». La réelle histoire n'est pas celle de deux êtres issus de continents différents mais celle du saumon quand il remonte la rivière jusqu'au lieu de sa naissance. Il est devenu taqawan après avoir exécuté un long périple en mer. Entre les chapitres consacrés à la cause révoltante des Mi'gmaq, le lecteur se délecte de courtes séquences instructives, comme si le temps passait sans ne rien changer au comportement d'hommes indignes, qui ne pensent qu'à se venger d'un manque intérieur qu'ils ne savent résoudre.
Si on théorise sur ce roman émouvant, c'est qu'on s'estime spectatrice d'événements qu'on observe avec stupeur mais sans vraiment avoir eu l'impression d'en être responsable. On est un peu dans le cas de Caroline Seguette qui, écoutant son amant Yves Leclerc lui narrer de valables arguments sur l'indépendance du Québec, s'oppose à son farouche exposé en le provoquant de manière réaliste, ce qui fait claquer les portes à ce dernier sur le monde extérieur que lui propose Caroline. Être d'ailleurs ouvre des parallèles que parfois il vaut mieux taire, desquels des éléments essentiels nous échappent...
Roman qui nous a conquise à la cause infernale des faibles de ce monde. Maîtres et esclaves, chacun occupant la moitié de la Terre, les crimes se commettant de plus en plus odieux, rien ne servant de leçon humanitaire, surtout pas les guerres, qu'elles soient tribales, régionales ou mondiales. Sujet particulier mettant en relief une crise jamais réglée comme si décimer un peuple apportait une solution au comportement inapproprié d'hommes emprisonnés en eux-mêmes. On pense au retour de militaires inadaptés à tuer leurs semblables sans aucune raison, sinon obéir à des hommes confinés dans l'enclos de leurs propres démons. Subordonnés qui n'osent se remettre en question, si peu ont le courage d'Yves Leclerc qui, ayant démissionné de la GRC, s'est fait garde-chasse, a secouru, au risque d'y laisser sa peau, une adolescente indienne de quinze ans qui, plus tard, apprendra à vivre avec ses souffrances mais se rangera au conseil d'un de ses samaritains : il lui faudra apprendre à exister. N'est-ce pas là le rôle de chacun et chacune, exister en tant qu'individu responsable et respectueux envers toute différence ?
Taqawan, Éric Plamondon
Éditions Le Quartanier, Montréal, 2017, 222 pages
On a toujours eu une préférence pour les romans qui nous apprennent quelque chose, aussi futile soit ce quelque chose. Les états d'âme ne nous suffisent pas, on a renoncé depuis longtemps à perdre notre temps, à courber l'échine sur des propos aléatoires. Nous traversons tous et toutes cet état adolescent, nous devons grandir, tenir compte de nos jeunes expériences. Le roman d'Éric Plamondon, échappant à l'anecdote, nous a ravie et attristée, le drame s'avérant actuel et sans cesse à l'affiche, la frénésie du pouvoir s'acharnant sur des hommes qui ont été réduits à l'esclavage, autrefois les maîtres d'un territoire millénaire. On évoque un peuple perçu à travers l'histoire d'une jeune fille de quinze ans, les Mi'gmaq. Océane a été retrouvée « roulée en boule au milieu des fougères » par le garde-chasse Yves Leclerc. Il se dirigeait vers la rivière pour y pêcher le saumon. À partir du moment où il sauvera l'adolescente, la ramènera chez lui pour la soigner, l'histoire découlera avec beaucoup d'empathie, sans complaisance. Nous apprendrons de quelles injustices sont victimes les Indiens depuis qu'ils sont arrivés sur cette terre de fin du monde, Gespeg, bien avant les Vikings, plus tard Christophe Colomb. L'eau, ici, joue un rôle prépondérant, le saumon traçant la route d'une histoire que nous ne pouvons ignorer. Les Indiens le pêchent avec leurs filets, comme ils piègent l'ours pour leur nourriture et sa fourrure indispensable à leur survie dans une contrée glaciale.
Ce récit qui happe et bouscule le lecteur commence en Gaspésie, le 11 juin 1981. Il met en scène les bourreaux et les victimes habituels, soit ceux qui se croient forts, protégés par leur uniforme et les lois qui s'y rattachent, puis ceux à qui ces hommes ont usurpé la dignité et la fierté par la force d'une époque où la seule vérité revenait aux Blancs. Le roman met en évidence quelques personnages encaqués dans une enfance mal digérée, comme celle de Mario Trudel qui, pour ne plus entendre gueuler sa mère, devient « une police ». Dorénavant, il n'aura plus peur de personne. Autour de ce drame gravitent des êtres qui défendent la cause amérindienne, risquent leur vie pour essayer de rendre ce qui a été confisqué. Une fiction plus personnelle enrichit ce récit entaché d'imposture. L'amour de Caroline Seguette pour Yves Leclerc, enseignante française qui, difficilement, s'habitue au terrible hiver d'un « coin reculé du Québec ». La réelle histoire n'est pas celle de deux êtres issus de continents différents mais celle du saumon quand il remonte la rivière jusqu'au lieu de sa naissance. Il est devenu taqawan après avoir exécuté un long périple en mer. Entre les chapitres consacrés à la cause révoltante des Mi'gmaq, le lecteur se délecte de courtes séquences instructives, comme si le temps passait sans ne rien changer au comportement d'hommes indignes, qui ne pensent qu'à se venger d'un manque intérieur qu'ils ne savent résoudre.
Si on théorise sur ce roman émouvant, c'est qu'on s'estime spectatrice d'événements qu'on observe avec stupeur mais sans vraiment avoir eu l'impression d'en être responsable. On est un peu dans le cas de Caroline Seguette qui, écoutant son amant Yves Leclerc lui narrer de valables arguments sur l'indépendance du Québec, s'oppose à son farouche exposé en le provoquant de manière réaliste, ce qui fait claquer les portes à ce dernier sur le monde extérieur que lui propose Caroline. Être d'ailleurs ouvre des parallèles que parfois il vaut mieux taire, desquels des éléments essentiels nous échappent...
Roman qui nous a conquise à la cause infernale des faibles de ce monde. Maîtres et esclaves, chacun occupant la moitié de la Terre, les crimes se commettant de plus en plus odieux, rien ne servant de leçon humanitaire, surtout pas les guerres, qu'elles soient tribales, régionales ou mondiales. Sujet particulier mettant en relief une crise jamais réglée comme si décimer un peuple apportait une solution au comportement inapproprié d'hommes emprisonnés en eux-mêmes. On pense au retour de militaires inadaptés à tuer leurs semblables sans aucune raison, sinon obéir à des hommes confinés dans l'enclos de leurs propres démons. Subordonnés qui n'osent se remettre en question, si peu ont le courage d'Yves Leclerc qui, ayant démissionné de la GRC, s'est fait garde-chasse, a secouru, au risque d'y laisser sa peau, une adolescente indienne de quinze ans qui, plus tard, apprendra à vivre avec ses souffrances mais se rangera au conseil d'un de ses samaritains : il lui faudra apprendre à exister. N'est-ce pas là le rôle de chacun et chacune, exister en tant qu'individu responsable et respectueux envers toute différence ?
Taqawan, Éric Plamondon
Éditions Le Quartanier, Montréal, 2017, 222 pages
lundi 14 août 2017
L'éclatement éprouvant des deuils *** 1/2
Chaque livre qu'on reçoit fait fi des congés estivaux. On s'installe du mieux qu'on peut pour s'imprégner de l'histoire qui découle des pages agitées par la brise. On marche vers des paysages différents, celui de l'océan, malgré son vacarme, ayant notre préférence. Parfois, on s'installe confortablement à la terrasse d'un bistrot, autre vacarme. Puis, on porte notre attention sur un travail d'écriture qui a demandé plusieurs mois d'efforts pour aboutir à notre regard critique. On commente le roman de Louise Gaudette, Comme les nuages.
Il suffit qu'une voix se mette en branle pour que les autres leur fassent écho. Dans ce récit, il y en a cinq qui se joindront au deuil d'Élisabeth, qui a perdu sa fille Sofia à la naissance. Deuil d'autant plus éprouvant qu'Élisabeth n'est plus très jeune pour mettre au monde un enfant. Elle n'en désirait pas, la fibre maternelle s'est éveillée en même temps que son amour pour Saul. Comment faire pour alléger une telle douleur et surtout ne pas se culpabiliser, ce que fera la narratrice, ayant subi un avortement à vingt ans. Professeur de taï-chi, elle quittera Montréal pour séjourner à Cape Cod. Fuir sa douleur consolidera son couple, croit-elle, qui, depuis la mort de l'enfant, est ébranlé sur ses bases solides et profondes. Saul, clarinettiste, part en tournée en Europe avec son groupe de klezmer. Il est chargé d'une étrange mission : son père, issu d'une famille juive décimée dans les camps, lui demandera en son nom de visiter Auchwitz. Poids du passé et du présent dans la vie de cet homme qui ne désire que retrouver son épouse, Élisabeth. À Cape Cod, celle-ci a loué un cottage appartenant au vieux Théo, qui, lui, ne se souvient que de sa femme et de sa fille, l'une morte d'un cancer, l'autre dans un accident de voiture. Reprenant ses cours de taï-chi, Élisabeth fera la connaissance de Clara, qui ne sait assumer le bonheur : trop dépendante des hommes qu'elle aime, elle les étouffe. Ancienne danseuse, passablement alcoolique, c'est à la suite d'une imprudence causée par l'alcool, qu'elle a dû mettre un terme à sa carrière prometteuse. Enfin, il y a Sandrine, amie d'enfance, qui, séjournant en Inde, écrit à Élisabeth des lettres reflétant, sans en avoir conscience, la personnalité de cette dernière. Elle jurait ne pas vouloir d'enfant, amoureuse, elle remet en question cette décision, portée autrefois par un esprit indépendant qu'elle dénie depuis sa rencontre avec Peter...
Ces cinq personnages prennent la parole à tour de rôle. Ils s'entrecroisent et nous dévoilent ce qui a été, avant de se complaire dans ce qui n'est plus, mais surtout dans un présent alourdi de relents culpabilisants. Après que le malheur a fait de nous des victimes ostentatoires, clamant à petites doses les folies insouciantes de la jeunesse, comme s'il était de bon ton d'ouvrir les yeux sur soi au moment où s'accomplit ce que nous pensons inéluctable. L'avenir est-il si différent du passé, semble se demander le vieux Théo, qui a eu le courage de renier son fils devenu « un bon à rien », rassuré qu'il est de ne pas savoir s'il est encore en vie. Sur fond de rengaine mélancolique de Leonard Cohen, la vie des uns et des autres évolue, rythmée parfois de fausses notes, toujours en douceur, la révolte s'avérant ici sournoise parce que intérieure. Nous souvenant des nouvelles de Louise Gaudette, Contre toute attente, on se rappelle les murmures et les grommellements plutôt que les lamentations et les cris...
Tout dans cette fiction se rapporte à l'actualité quotidienne, sevrée de faits divers que nous lisons avant de les soustraire à des événements plus graves. Les nuages s'amoncellent, il pleut des larmes, crissent des grincements de dents, il faut attendre des jours lumineux, déjà avivés sous la plume poétique de Louise Gaudette, autant discrète que ses protagonistes. Faut-il minimiser les deuils qui ne s'altèrent pas toujours de leur propre poids ? Au cours de notre lecture, Élisabeth nous a un peu agacée, son obstination à vouloir un enfant se résumant au remords de s'être fait avorter à vingt ans. C'est du moins ce qu'on a ressenti même si on convient que la mort de Sofia a déclenché une part de lucidité en ceux et celles gravitant autour d'Élisabeth. La grâce revient à son amie Sandrine : de l'Inde, elle lui expédie un livre qui l'apaisera. Sandrine, sorte de miroir reflétant Élisabeth, ne répétera pas les mêmes erreurs. Moins passive et surtout s'attardant à de lointains horizons, Sandrine tiendra compte de ce qui la diffère de son amie et bousculera les convenances établies.
Roman intimiste, féminin par excellence, qu'on a lu plaisamment en se disant une fois encore que la tendresse n'a d'égale que perçue sous la plume talentueuse d'écrivaines délicates, craignant heurter la sensibilité de lecteurs et lectrices. De cette fiction, chacun et chacune trouveront suffisamment de repères familiers pour se délecter d'une histoire — on devrait dire cinq — amorcée en filigrane. La vie, la mort, n'inspirent-elles pas des thèmes universels qui ont pour mission d'adoucir nos angoisses les plus imprévisibles ? De revenir à plus d'humilité quand un deuil envahit le bleu de notre ciel, l'assombrissant de nos fractures émotionnelles ? Comme les nuages...
Comme les nuages, Louise Gaudette
Éditions de la Pleine Lune, Lachine, 2017, 140 pages
Il suffit qu'une voix se mette en branle pour que les autres leur fassent écho. Dans ce récit, il y en a cinq qui se joindront au deuil d'Élisabeth, qui a perdu sa fille Sofia à la naissance. Deuil d'autant plus éprouvant qu'Élisabeth n'est plus très jeune pour mettre au monde un enfant. Elle n'en désirait pas, la fibre maternelle s'est éveillée en même temps que son amour pour Saul. Comment faire pour alléger une telle douleur et surtout ne pas se culpabiliser, ce que fera la narratrice, ayant subi un avortement à vingt ans. Professeur de taï-chi, elle quittera Montréal pour séjourner à Cape Cod. Fuir sa douleur consolidera son couple, croit-elle, qui, depuis la mort de l'enfant, est ébranlé sur ses bases solides et profondes. Saul, clarinettiste, part en tournée en Europe avec son groupe de klezmer. Il est chargé d'une étrange mission : son père, issu d'une famille juive décimée dans les camps, lui demandera en son nom de visiter Auchwitz. Poids du passé et du présent dans la vie de cet homme qui ne désire que retrouver son épouse, Élisabeth. À Cape Cod, celle-ci a loué un cottage appartenant au vieux Théo, qui, lui, ne se souvient que de sa femme et de sa fille, l'une morte d'un cancer, l'autre dans un accident de voiture. Reprenant ses cours de taï-chi, Élisabeth fera la connaissance de Clara, qui ne sait assumer le bonheur : trop dépendante des hommes qu'elle aime, elle les étouffe. Ancienne danseuse, passablement alcoolique, c'est à la suite d'une imprudence causée par l'alcool, qu'elle a dû mettre un terme à sa carrière prometteuse. Enfin, il y a Sandrine, amie d'enfance, qui, séjournant en Inde, écrit à Élisabeth des lettres reflétant, sans en avoir conscience, la personnalité de cette dernière. Elle jurait ne pas vouloir d'enfant, amoureuse, elle remet en question cette décision, portée autrefois par un esprit indépendant qu'elle dénie depuis sa rencontre avec Peter...
Ces cinq personnages prennent la parole à tour de rôle. Ils s'entrecroisent et nous dévoilent ce qui a été, avant de se complaire dans ce qui n'est plus, mais surtout dans un présent alourdi de relents culpabilisants. Après que le malheur a fait de nous des victimes ostentatoires, clamant à petites doses les folies insouciantes de la jeunesse, comme s'il était de bon ton d'ouvrir les yeux sur soi au moment où s'accomplit ce que nous pensons inéluctable. L'avenir est-il si différent du passé, semble se demander le vieux Théo, qui a eu le courage de renier son fils devenu « un bon à rien », rassuré qu'il est de ne pas savoir s'il est encore en vie. Sur fond de rengaine mélancolique de Leonard Cohen, la vie des uns et des autres évolue, rythmée parfois de fausses notes, toujours en douceur, la révolte s'avérant ici sournoise parce que intérieure. Nous souvenant des nouvelles de Louise Gaudette, Contre toute attente, on se rappelle les murmures et les grommellements plutôt que les lamentations et les cris...
Tout dans cette fiction se rapporte à l'actualité quotidienne, sevrée de faits divers que nous lisons avant de les soustraire à des événements plus graves. Les nuages s'amoncellent, il pleut des larmes, crissent des grincements de dents, il faut attendre des jours lumineux, déjà avivés sous la plume poétique de Louise Gaudette, autant discrète que ses protagonistes. Faut-il minimiser les deuils qui ne s'altèrent pas toujours de leur propre poids ? Au cours de notre lecture, Élisabeth nous a un peu agacée, son obstination à vouloir un enfant se résumant au remords de s'être fait avorter à vingt ans. C'est du moins ce qu'on a ressenti même si on convient que la mort de Sofia a déclenché une part de lucidité en ceux et celles gravitant autour d'Élisabeth. La grâce revient à son amie Sandrine : de l'Inde, elle lui expédie un livre qui l'apaisera. Sandrine, sorte de miroir reflétant Élisabeth, ne répétera pas les mêmes erreurs. Moins passive et surtout s'attardant à de lointains horizons, Sandrine tiendra compte de ce qui la diffère de son amie et bousculera les convenances établies.
Roman intimiste, féminin par excellence, qu'on a lu plaisamment en se disant une fois encore que la tendresse n'a d'égale que perçue sous la plume talentueuse d'écrivaines délicates, craignant heurter la sensibilité de lecteurs et lectrices. De cette fiction, chacun et chacune trouveront suffisamment de repères familiers pour se délecter d'une histoire — on devrait dire cinq — amorcée en filigrane. La vie, la mort, n'inspirent-elles pas des thèmes universels qui ont pour mission d'adoucir nos angoisses les plus imprévisibles ? De revenir à plus d'humilité quand un deuil envahit le bleu de notre ciel, l'assombrissant de nos fractures émotionnelles ? Comme les nuages...
Comme les nuages, Louise Gaudette
Éditions de la Pleine Lune, Lachine, 2017, 140 pages
lundi 24 juillet 2017
Une troisième solitude *** 1/2
Un temps arrive où nous devons remettre les pendules à l'heure. Sans trop regarder au-dessus de notre épaule ce qui a fait et défait notre vie, on mesure ce qui en a valu la peine. Si peu, le reste s'est désagrégé dans les fumées de l'oubli. Aucune nostalgie mais un sourire attendri sur la perte de notre jeunesse. On se dit qu'on aurait pu mieux faire, ne pas commettre les mêmes erreurs. Rien ne sert de leçon, nous le savons, de triste expérience. On a lu le roman de Félicia Mihali, La bien-aimée de Kandahar.
Elle s'appelle Irina, elle est belle, elle a vingt-quatre ans. Elle vit chez chez sa mère roumaine, celle-ci ayant divorcé d'un mari hongrois, puis s'est remariée avec un marin québécois. Sous des dehors affables, Irina est une jeune femme indépendante qui, pour payer ses études de littérature, est serveuse dans un bar. Elle aime la routine de la vie quotidienne, refuse de sortir le soir avec ses amis. Elle relate l'histoire de Yannis, avec qui elle a correspondu lorsqu'une photo de son visage à elle, publiée dans la revue Actualités, est parvenue au sergent canadien Yannis Alexandridis, posté à Kandahar. Photo qui l'a propulsée au rang de cover-girl par un bataillon de soldats. Il lui envoie un message électronique, la félicitant de sa beauté. Ils correspondront jusqu'à la mort de ce dernier. Il faudra qu'il soit tué pour qu'Irina comprenne qu'elle avait fait fausse route avec ce jeune homme, aux lettres angoissées, lui dépeignant la situation sociale du pays, le comportement méfiant des habitants. Questions futiles de la part d'Irina qui, à aucun moment, n'a demandé à son correspondant des précisions sur son rôle personnel en Afghanistan. Pourquoi a-t-il choisi d'aller faire la guerre dans un pays aux mœurs cruelles, déstabilisantes ? Si les questions d'Irina s'avèrent inconsistantes, les lettres de Yannis brillent d'une aura aveugle. Son point de vue est perçu par ses yeux d'étranger, parfois éveillés par la présence de deux Afghans mutés à son service. En réalité, qui est ce peuple ? Pourquoi la haine des talibans ?
Nous devons remonter à l'origine du roman pour saisir les intentions de l'écrivaine. Avant d'en arriver à Yannis et à ses lettres rigoureuses, parfois accablées, elle nous dépeint son amitié à l'école Villa-Maria, avec une fillette hollandaise, Marika. Ensemble, elles créent des pièces de théâtre, mettant en scène Paul Chomedey de Maisonneuve et Jeanne Mance, qui, en 1642, se sont établis en Nouvelle-France, pour fonder sur l'île « la ville de Marie, une ville mystique ». Épopée particulièrement fascinante, scrutée dans les moindres détails, jusqu'à prédire un sentiment amoureux entre les deux jeunes gens. Ces pans d'histoire s'opposent à une réalité plus moderne, celle de la guerre en Afghanistan qui, en 2007, battait son plein d'illusions sur l'intervention soi-disant salvatrice des Américains. Le désenchantement se fera sentir au fur et à mesure que les lettres de Yannis approfondiront le caractère ombrageux de supposés ennemis.
Récit complexe alimentant le thème de l'incommunicabilité entre les êtres, qu'ils soient d'origine étrangère ou proches de ce que nous sommes. L'erreur d'Irina est celle d'une femme amoureuse qui s'est créé un idéal en la personne de Yannnis, comme elle l'avait fait, adolescente, avec Maisonneuve et Jeanne Mance. Relations interpersonnelles trompeuses qui traversent les siècles, malentendus des temps actuels, déconstruisant une histoire basée sur la mémoire complice de deux fillettes. C'est le choix de Félicia Mihali que ce questionnement sans cesse évoqué à travers une identité aléatoire, avant que de graves malentendus nous interpellent. Faut-il que la mort, ou la séparation, nous fasse réaliser combien nous sommes contraints à affronter des points spécifiques, comme le départ définitif de Marika dans son pays, ou la mort de Yannis survenue lors d'une attaque à la bombe ? Plus jamais Irina ne connaîtra une amitié similaire avec une femme de son âge, pas plus qu'elle n'aimera un autre homme. Mais a-t-elle déjà aimé ? On en doute, ses deux liaisons précédentes n'ayant été que feu de paille...
Ce roman de Félicia Mihali est une réécriture de son récit The Darling of Kandahar, publié chez Linda Leith Publishing, en 2012. Le lecteur effectue un voyage identitaire explicitement narré dans les lettres de Yannis à Irina. Voyage reflétant le passé ordinaire de la narratrice, mais qui sans lui, n'aurait peut-être pas donné voix au sergent Yannis Alexandridis. On devine que l'écrivaine, Roumaine comme son personnage, s'interroge sur les raisons et causes qui rapprochent et séparent deux êtres mais aussi tous les êtres différents de soi. Contrairement au roman d'Alina Dumitrescu, traitant elle aussi de relations identitaires, privilégiant sa famille, Mihali a élargi un inventaire d'hommes et de femmes qui, à un moment instable de leur existence, ont sacrifié leur bien-être pour un exil solitaire qu'ils ont choisi pour nourrir leur foi en des êtres aux « connexions » multiples, dissemblables de ce qu'ils projettent. Sentiment forgé à même des incertitudes, qui nous révèle qu'une troisième solitude, celle de l'immigrant, s'inscrit à tout jamais dans une dimension que nous ne pouvons pas toujours déceler. Le regard sera toujours le regard trouble de Yannis sur les Afghans, celui fantasmé d'Irina quand, à l'école, elle incarnait le rôle de Jeanne Mance.
On a aimé ce récit aux multiples facettes, l'étendue sérieuse de l'écrivaine sur l'élaboration de la Nouvelle-France, l'indifférence affectueuse d'Irina envers sa mère, l'entièreté des sentiments qu'elle éprouve pour Marika, plus tard, pour Yannis. On ne peut s'empêcher de relier tous ces personnages dans une sorte d'ascétisme qu'entretient la foi passive d'Irina, faisant écho à celle de Jeanne Mance qui, elle, a réussi, en compagnie de Paul Chomedey de Maisonneuve, une mission autant dangereuse que celle de mal aimer des êtres à portée de main.
La bien-aimée de Kandahar, Félicia Mihali
Linda Leith Éditions, Montréal, 2016, 170 pages
Elle s'appelle Irina, elle est belle, elle a vingt-quatre ans. Elle vit chez chez sa mère roumaine, celle-ci ayant divorcé d'un mari hongrois, puis s'est remariée avec un marin québécois. Sous des dehors affables, Irina est une jeune femme indépendante qui, pour payer ses études de littérature, est serveuse dans un bar. Elle aime la routine de la vie quotidienne, refuse de sortir le soir avec ses amis. Elle relate l'histoire de Yannis, avec qui elle a correspondu lorsqu'une photo de son visage à elle, publiée dans la revue Actualités, est parvenue au sergent canadien Yannis Alexandridis, posté à Kandahar. Photo qui l'a propulsée au rang de cover-girl par un bataillon de soldats. Il lui envoie un message électronique, la félicitant de sa beauté. Ils correspondront jusqu'à la mort de ce dernier. Il faudra qu'il soit tué pour qu'Irina comprenne qu'elle avait fait fausse route avec ce jeune homme, aux lettres angoissées, lui dépeignant la situation sociale du pays, le comportement méfiant des habitants. Questions futiles de la part d'Irina qui, à aucun moment, n'a demandé à son correspondant des précisions sur son rôle personnel en Afghanistan. Pourquoi a-t-il choisi d'aller faire la guerre dans un pays aux mœurs cruelles, déstabilisantes ? Si les questions d'Irina s'avèrent inconsistantes, les lettres de Yannis brillent d'une aura aveugle. Son point de vue est perçu par ses yeux d'étranger, parfois éveillés par la présence de deux Afghans mutés à son service. En réalité, qui est ce peuple ? Pourquoi la haine des talibans ?
Nous devons remonter à l'origine du roman pour saisir les intentions de l'écrivaine. Avant d'en arriver à Yannis et à ses lettres rigoureuses, parfois accablées, elle nous dépeint son amitié à l'école Villa-Maria, avec une fillette hollandaise, Marika. Ensemble, elles créent des pièces de théâtre, mettant en scène Paul Chomedey de Maisonneuve et Jeanne Mance, qui, en 1642, se sont établis en Nouvelle-France, pour fonder sur l'île « la ville de Marie, une ville mystique ». Épopée particulièrement fascinante, scrutée dans les moindres détails, jusqu'à prédire un sentiment amoureux entre les deux jeunes gens. Ces pans d'histoire s'opposent à une réalité plus moderne, celle de la guerre en Afghanistan qui, en 2007, battait son plein d'illusions sur l'intervention soi-disant salvatrice des Américains. Le désenchantement se fera sentir au fur et à mesure que les lettres de Yannis approfondiront le caractère ombrageux de supposés ennemis.
Récit complexe alimentant le thème de l'incommunicabilité entre les êtres, qu'ils soient d'origine étrangère ou proches de ce que nous sommes. L'erreur d'Irina est celle d'une femme amoureuse qui s'est créé un idéal en la personne de Yannnis, comme elle l'avait fait, adolescente, avec Maisonneuve et Jeanne Mance. Relations interpersonnelles trompeuses qui traversent les siècles, malentendus des temps actuels, déconstruisant une histoire basée sur la mémoire complice de deux fillettes. C'est le choix de Félicia Mihali que ce questionnement sans cesse évoqué à travers une identité aléatoire, avant que de graves malentendus nous interpellent. Faut-il que la mort, ou la séparation, nous fasse réaliser combien nous sommes contraints à affronter des points spécifiques, comme le départ définitif de Marika dans son pays, ou la mort de Yannis survenue lors d'une attaque à la bombe ? Plus jamais Irina ne connaîtra une amitié similaire avec une femme de son âge, pas plus qu'elle n'aimera un autre homme. Mais a-t-elle déjà aimé ? On en doute, ses deux liaisons précédentes n'ayant été que feu de paille...
Ce roman de Félicia Mihali est une réécriture de son récit The Darling of Kandahar, publié chez Linda Leith Publishing, en 2012. Le lecteur effectue un voyage identitaire explicitement narré dans les lettres de Yannis à Irina. Voyage reflétant le passé ordinaire de la narratrice, mais qui sans lui, n'aurait peut-être pas donné voix au sergent Yannis Alexandridis. On devine que l'écrivaine, Roumaine comme son personnage, s'interroge sur les raisons et causes qui rapprochent et séparent deux êtres mais aussi tous les êtres différents de soi. Contrairement au roman d'Alina Dumitrescu, traitant elle aussi de relations identitaires, privilégiant sa famille, Mihali a élargi un inventaire d'hommes et de femmes qui, à un moment instable de leur existence, ont sacrifié leur bien-être pour un exil solitaire qu'ils ont choisi pour nourrir leur foi en des êtres aux « connexions » multiples, dissemblables de ce qu'ils projettent. Sentiment forgé à même des incertitudes, qui nous révèle qu'une troisième solitude, celle de l'immigrant, s'inscrit à tout jamais dans une dimension que nous ne pouvons pas toujours déceler. Le regard sera toujours le regard trouble de Yannis sur les Afghans, celui fantasmé d'Irina quand, à l'école, elle incarnait le rôle de Jeanne Mance.
On a aimé ce récit aux multiples facettes, l'étendue sérieuse de l'écrivaine sur l'élaboration de la Nouvelle-France, l'indifférence affectueuse d'Irina envers sa mère, l'entièreté des sentiments qu'elle éprouve pour Marika, plus tard, pour Yannis. On ne peut s'empêcher de relier tous ces personnages dans une sorte d'ascétisme qu'entretient la foi passive d'Irina, faisant écho à celle de Jeanne Mance qui, elle, a réussi, en compagnie de Paul Chomedey de Maisonneuve, une mission autant dangereuse que celle de mal aimer des êtres à portée de main.
La bien-aimée de Kandahar, Félicia Mihali
Linda Leith Éditions, Montréal, 2016, 170 pages
lundi 10 juillet 2017
Des visages qui en disent long *** 1/2
Le temps estival ressemble à un grand amour qui nous transforme et nous indéfinit. La vie n'est plus la même, on se prend à souhaiter que la saison lumineuse ne finisse jamais. Ce serait comme dans les pays méditerranéens où l'abondance de soleil, la générosité de la nature, nous font oublier que le monde porte en lui ses drames et ses indignités. On parle du numéro 130 de la revue XYZ. La revue de la nouvelle.
On aime les nouvelles, on ne s'est donc pas privée de se satisfaire à la lecture de ce collectif, dirigé par l'écrivain Jean-Paul Beaumier. On a droit à un thème peu usité, celui de la famille, fictive ou réelle, à partir de photographies, signées Anne-Marie Guérineau. Elles sont inspirantes et les écrivaines, écrivains invités n'ont pas manqué d'imagination. Tous ont pris la liberté de s'inventer un être familial qui aurait fait preuve d'originalité en se taillant une place prépondérante dans le sein d'hommes et de femmes charriés dans le flot mouvant de leur existence. L'absence se fait mystère angoissant ou ludique. Le texte de Gaëtan Brulotte, Fierté de famille, ouvre judicieusement cet album de famille, en nous présentant une photo de groupe sur laquelle il se penche, confiant au lecteur avoir renié ces êtres issus d'un milieu modeste mais courageux. À l'âge ingrat de l'adolescence, qui n'en a pas fait autant, se créant des origines n'ayant aucun rapport avec sa propre réalité ? Tôt ou tard, après qu'un accident se soit produit, nous revenons de notre prétention affligeante avec remords... Christiane Lahaie, dans sa nouvelle, Il n'est pas venu, aborde la tristesse d'une petite fille qui, fêtant son anniversaire, attend la venue d'un homme qui ne viendra jamais. Catherine, déjà aux prises avec Godot, souffrira du manque de la présence d'un être qu'elle s'est peut-être inventé, qui sait ? Dans un texte bref, La chaise berçante, David Dorais invite le lecteur à suivre l'étrange parcours de Mortimer qui s'assied dans la chaise berçante du grand-père décédé, que personne n'occupe, sinon la contourne. L'enfant a une attirance morbide pour les choses hétéroclites, comme une « fenêtre carrée, opaque en permanence. » Il a un goût immodéré pour la mort... Enfant qui rejoint la fillette mal aimée de l'écrivaine Esther Croft, Béatrice, que, depuis sa naissance, sa mère supporte difficilement alors qu'elle aime ses autres filles, surtout son fils, dernier-né. Béatrice et la mère seront, toute leur vie, témoin et victime d'une indifférence inexplicable, parfois présente dans une fratrie. Il y a l'enfant préféré, pourquoi n'y aurait-il pas l'enfant délaissé parmi ses frères et sœurs, sans pour autant le détester ?
Un collectif aussi talentueux soit-il ne nous permet pas de nous attarder sur tous les textes rassemblés. On le regrette. Par manque de place mais aussi on laisse au lecteur le choix d'aller vers ce qui lui convient. Si la gravité l'emporte face à ces photographies, des auteurs ont privilégié l'humour et la jubilation. Hélène Rioux nous a emmenée vers un rêve prémonitoire, celui qu'elle se crée à partir d'une fausse Andalouse, Lola, qui, profitant de fêtes familiales, se montre, exubérante, dérangeant les tantes et les oncles sous ses accoutrements et son maquillage farfelus, outrageant une époque trop rigide. La jeune narratrice admire cette « cousine par alliance », elle veut lui ressembler, jusqu'au jour où le rêve s'effrite, cruel, au désarroi de la fillette. En quelques lignes, Christine Champagne met en scène une femme âgée, Célesta, constamment attendrie par le regard amoureux d'Émile, son cadet de tant d'années que l'évidence de leur relation saute aux yeux du lecteur avec un étonnant revirement. Une nouvelle signée Sylvie Massicotte nous a particulièrement touchée. La table de chevet. Une femme vient de perdre son mari, Stéphane. Aidée de ses deux adolescents, elle fait le tri de ses affaires personnelles. Elle se souvient avec regret de sa double vie que son mari n'a jamais détectée. Sa vie à lui a été terne, monotone. Le couple rangé, dans sa plus ennuyeuse expression. Les souvenirs de la narratrice affluent sans ne rien chambarder. Cependant, il reste à vider la table de chevet de Stéphane avant que les adolescents ne repartent chez eux... Une fiction qui, au premier abord, ne nous apprend rien de nouveau sur un couple uni depuis des décennies, dont la double vie de l'un n'inquiétait pas l'autre. Pourquoi se séparer quand, sous des apparences trompeuses, l'existence s'avère tranquille et sans risque ? Un récit intitulé Tu pars quand ? sous la plume de Jean-Paul Beaumier, épaissit le mystère existant dans de nombreuses familles ; mystère celé pour ne pas déroger aux réglementations du respect que nous devons à nos proches. La photographie nous montre le doux visage brun d'une jeune fille qui s'appelle Irène. C'est encore un vieil homme qui, sous le point de mourir, révèlera à son fils, attentif à son chevet, qui était Irène. Dans ce recueil, plusieurs auteurs se sont inspirés de l'agonie, du secret étouffé, d'une mise en scène existentielle illusoire qui s'appelle bonheur...
Dans la rubrique " Hors-frontières ", on a été sensible au texte de James Kirkup, écrivain anglais, auteur d'une œuvre prolifique. Sa nouvelle, Le maître du bonsaï, dépeint à travers la démarche d'un vieux Japonais retraité, la création discutable des bonsaïs, arbres miniatures, métaphore étouffante des pieds bandés des Japonaises. On lit entre les lignes la répulsion de James Kirkup pour ce procédé inhumain, considérant les arbres telles des entités vivantes que nous devons laisser se développer comme n'importe quel autre végétal. Si une fiction très simple souligne l'indignation du narrateur, elle sert de prétexte à une " chute " inattendue, particulière au genre de la nouvelle.
Voici un numéro XYZ très soigné, oscillant entre le grave et le divertissement, qu'impose une panoplie d'écrivains aguerris à l'écriture, la majorité faisant partie du collectif de la rédaction. On ne pouvait donc être happée par une quelconque déception ou par une sensation de manque ou d'inachèvement face à ces magnifiques photographies. On a lu ce recueil, entourée d'arbres et de verdure, de fleurs sauvages. On suggère aux nombreux lecteurs de la revue de se réfugier dans un décor champêtre pour savourer ces douze fictions autant délectables les unes que les autres...
XYZ. La Revue de la nouvelle
Numéro 130, piloté par Jean-Paul Beaumier
Montréal, 2017, 102 pages
On aime les nouvelles, on ne s'est donc pas privée de se satisfaire à la lecture de ce collectif, dirigé par l'écrivain Jean-Paul Beaumier. On a droit à un thème peu usité, celui de la famille, fictive ou réelle, à partir de photographies, signées Anne-Marie Guérineau. Elles sont inspirantes et les écrivaines, écrivains invités n'ont pas manqué d'imagination. Tous ont pris la liberté de s'inventer un être familial qui aurait fait preuve d'originalité en se taillant une place prépondérante dans le sein d'hommes et de femmes charriés dans le flot mouvant de leur existence. L'absence se fait mystère angoissant ou ludique. Le texte de Gaëtan Brulotte, Fierté de famille, ouvre judicieusement cet album de famille, en nous présentant une photo de groupe sur laquelle il se penche, confiant au lecteur avoir renié ces êtres issus d'un milieu modeste mais courageux. À l'âge ingrat de l'adolescence, qui n'en a pas fait autant, se créant des origines n'ayant aucun rapport avec sa propre réalité ? Tôt ou tard, après qu'un accident se soit produit, nous revenons de notre prétention affligeante avec remords... Christiane Lahaie, dans sa nouvelle, Il n'est pas venu, aborde la tristesse d'une petite fille qui, fêtant son anniversaire, attend la venue d'un homme qui ne viendra jamais. Catherine, déjà aux prises avec Godot, souffrira du manque de la présence d'un être qu'elle s'est peut-être inventé, qui sait ? Dans un texte bref, La chaise berçante, David Dorais invite le lecteur à suivre l'étrange parcours de Mortimer qui s'assied dans la chaise berçante du grand-père décédé, que personne n'occupe, sinon la contourne. L'enfant a une attirance morbide pour les choses hétéroclites, comme une « fenêtre carrée, opaque en permanence. » Il a un goût immodéré pour la mort... Enfant qui rejoint la fillette mal aimée de l'écrivaine Esther Croft, Béatrice, que, depuis sa naissance, sa mère supporte difficilement alors qu'elle aime ses autres filles, surtout son fils, dernier-né. Béatrice et la mère seront, toute leur vie, témoin et victime d'une indifférence inexplicable, parfois présente dans une fratrie. Il y a l'enfant préféré, pourquoi n'y aurait-il pas l'enfant délaissé parmi ses frères et sœurs, sans pour autant le détester ?
Un collectif aussi talentueux soit-il ne nous permet pas de nous attarder sur tous les textes rassemblés. On le regrette. Par manque de place mais aussi on laisse au lecteur le choix d'aller vers ce qui lui convient. Si la gravité l'emporte face à ces photographies, des auteurs ont privilégié l'humour et la jubilation. Hélène Rioux nous a emmenée vers un rêve prémonitoire, celui qu'elle se crée à partir d'une fausse Andalouse, Lola, qui, profitant de fêtes familiales, se montre, exubérante, dérangeant les tantes et les oncles sous ses accoutrements et son maquillage farfelus, outrageant une époque trop rigide. La jeune narratrice admire cette « cousine par alliance », elle veut lui ressembler, jusqu'au jour où le rêve s'effrite, cruel, au désarroi de la fillette. En quelques lignes, Christine Champagne met en scène une femme âgée, Célesta, constamment attendrie par le regard amoureux d'Émile, son cadet de tant d'années que l'évidence de leur relation saute aux yeux du lecteur avec un étonnant revirement. Une nouvelle signée Sylvie Massicotte nous a particulièrement touchée. La table de chevet. Une femme vient de perdre son mari, Stéphane. Aidée de ses deux adolescents, elle fait le tri de ses affaires personnelles. Elle se souvient avec regret de sa double vie que son mari n'a jamais détectée. Sa vie à lui a été terne, monotone. Le couple rangé, dans sa plus ennuyeuse expression. Les souvenirs de la narratrice affluent sans ne rien chambarder. Cependant, il reste à vider la table de chevet de Stéphane avant que les adolescents ne repartent chez eux... Une fiction qui, au premier abord, ne nous apprend rien de nouveau sur un couple uni depuis des décennies, dont la double vie de l'un n'inquiétait pas l'autre. Pourquoi se séparer quand, sous des apparences trompeuses, l'existence s'avère tranquille et sans risque ? Un récit intitulé Tu pars quand ? sous la plume de Jean-Paul Beaumier, épaissit le mystère existant dans de nombreuses familles ; mystère celé pour ne pas déroger aux réglementations du respect que nous devons à nos proches. La photographie nous montre le doux visage brun d'une jeune fille qui s'appelle Irène. C'est encore un vieil homme qui, sous le point de mourir, révèlera à son fils, attentif à son chevet, qui était Irène. Dans ce recueil, plusieurs auteurs se sont inspirés de l'agonie, du secret étouffé, d'une mise en scène existentielle illusoire qui s'appelle bonheur...
Dans la rubrique " Hors-frontières ", on a été sensible au texte de James Kirkup, écrivain anglais, auteur d'une œuvre prolifique. Sa nouvelle, Le maître du bonsaï, dépeint à travers la démarche d'un vieux Japonais retraité, la création discutable des bonsaïs, arbres miniatures, métaphore étouffante des pieds bandés des Japonaises. On lit entre les lignes la répulsion de James Kirkup pour ce procédé inhumain, considérant les arbres telles des entités vivantes que nous devons laisser se développer comme n'importe quel autre végétal. Si une fiction très simple souligne l'indignation du narrateur, elle sert de prétexte à une " chute " inattendue, particulière au genre de la nouvelle.
Voici un numéro XYZ très soigné, oscillant entre le grave et le divertissement, qu'impose une panoplie d'écrivains aguerris à l'écriture, la majorité faisant partie du collectif de la rédaction. On ne pouvait donc être happée par une quelconque déception ou par une sensation de manque ou d'inachèvement face à ces magnifiques photographies. On a lu ce recueil, entourée d'arbres et de verdure, de fleurs sauvages. On suggère aux nombreux lecteurs de la revue de se réfugier dans un décor champêtre pour savourer ces douze fictions autant délectables les unes que les autres...
XYZ. La Revue de la nouvelle
Numéro 130, piloté par Jean-Paul Beaumier
Montréal, 2017, 102 pages
lundi 12 juin 2017
Vivre et mourir jeune *** 1/2
Le plaisir d'échanger le sel de la vie avec des êtres qui nous ressemblent et qui demandent peu à l'existence, s'avère une joie jamais démentie. Partager des mots, mais surtout des silences complices qui évitent de trahir la pensée ne correspondant pas toujours à la parole traduite. On est si vite découragée par ceux et celles qui redondent, loin de toute originalité. On parle du roman de Valérie Forgues, Janvier tous les jours.
Janvier n'est pas ici le premier mois de l'année mais le prénom d'un homme de trente-deux ans, décédé d'insuffisance cardiaque due à une malformation coronaire. Il a été l'ami d'enfance et le seul amour de la jeune narratrice, Anaïs, qui se remémore son deuil, elle qui a toujours refusé de prononcer le nom de la maladie de son ami, la camoufle sous la joliesse d'une plante aquatique. Janvier vit au Château avec sa tante Noëlla, maison dont héritera Anaïs quand il ne sera plus de ce monde. Entretemps, la jeune femme aura rompu avec Ovide avec qui elle vivait depuis trois ans, aura connu le déni, puis fui dans un village français, proche de la région parisienne, qui lui permettra de faire le point. Elle a besoin de dépaysement, de miroirs qui ne se présenteront pas à elle, chacun des pensionnaires, peu nombreux, de la maison de Lili, ayant trouvé là un refuge où l'écriture a plein droit. La Seine coule, les journées, les nuits aussi, sans qu'Anaïs ne soit parvenue à se soustraire à sa souffrance qu'elle entretient, refusant de la confier à Lili qui a compris que sa pensionnaire était submergée par plus fort qu'elle, malaise dont elle ne veut pas se libérer. Un jour, passe Philippe, le facteur du village qui sonne à la porte. Anaïs lui ouvrira, ce sera un coup de foudre réciproque, qui mettra plusieurs jours avant de se concrétiser. De cette passade amoureuse, elle se persuadera que Janvier s'est éloigné, sa voix en elle lui suffit.
Les détails de la vie quotidienne hante le récit, écrit dans un style hachuré, comme porté par les sanglots étouffés d'Anaïs. De temps à autre, il est question des pensionnaires. Alejandro qui ne parvient pas à écrire son livre, qui fait de longues marches avec Elena. Kwann, le mari de Lili, de Lili elle-même. Chacun est un personnage que semble s'inventer la narratrice, lui offrant une image fausse de ce qu'elle est véritablement. Le roman s'écrit dans la douleur, oscillant entre son deuil refoulé, son désir de Philippe, qui se manifestera lors d'une fête populaire. Anaïs vit d'excès, tant dans ses lectures que dans ses relations avec les protagonistes, qui peuplent son petit univers provisoire. Du roman qu'elle écrit, nous savons peu. Quand Anaïs évoquera cette période exacerbée, le roman, duquel elle se désintéresse, sera édité à Québec. Avant ce retour dans la maison de Janvier, elle aura été jusqu'au bout de ses délires, de ses passions. De ses acceptations. Philippe sera le moteur de ces non-retours culminants quand il lui remettra un colis rempli de ses écrits d'enfant et de jeune femme. Lettres gribouillées, adressées à Janvier. Il y a toujours un élément déclencheur qui nous met au pied du mur, il est impossible de lui échapper. Ce que comprendra Anaïs un soir d'automne. Elle sublimera, lucide et désespérée, des mois de rejet, pensant les avoir camouflés solidement dans son être, alors qu'ils mûrissaient, surgissaient à tout moment, telle une gifle de laquelle elle se serait protégée d'un geste superflu, d'une parole futile. Tout est ainsi dans cette fiction, griffée d'extraits de livres, tailladée d'une écriture instinctive. Saccadée de replis intérieurs que la narratrice compense par de menus travaux domestiques, ne voulant pas perdre de vue la simplicité du temps qui ne reviendra plus, écoutant sans les mettre à profit les mots salvateurs de Lili, comme ceux de rassurer Noëlla, de retourner au Château, son lieu de repères.
Ce roman de Valérie Forgues assaille le lecteur de sa réalité sensible, d'une connivence perçue après que le drame d'Anaïs nous a bouleversée, confiné dans une bulle où hommes et femmes font preuve de ténacité, l'ampleur du quotidien se limitant à l'importance qui lui est donné. Pouvons-nous concevoir ce qui n'existe que dans la fiction ou devons-nous, un jour ou l'autre, suspendre nos autodéfenses pour les renforcer de nos convictions, s'il est possible d'en avoir ? L'écrivaine nous apporte une réponse que nous captons à travers un style incisif, soutenu par un vagabondage extrême entre la passion de vivre et d'aimer, le refus de mourir dans la représentation de soi, de se contempler dans des prismes inexistants.
Janvier tous les jours, Valérie Forgues
Éditions du Septentrion, collection Hamac
Québec, 2007, 155 pages
Janvier n'est pas ici le premier mois de l'année mais le prénom d'un homme de trente-deux ans, décédé d'insuffisance cardiaque due à une malformation coronaire. Il a été l'ami d'enfance et le seul amour de la jeune narratrice, Anaïs, qui se remémore son deuil, elle qui a toujours refusé de prononcer le nom de la maladie de son ami, la camoufle sous la joliesse d'une plante aquatique. Janvier vit au Château avec sa tante Noëlla, maison dont héritera Anaïs quand il ne sera plus de ce monde. Entretemps, la jeune femme aura rompu avec Ovide avec qui elle vivait depuis trois ans, aura connu le déni, puis fui dans un village français, proche de la région parisienne, qui lui permettra de faire le point. Elle a besoin de dépaysement, de miroirs qui ne se présenteront pas à elle, chacun des pensionnaires, peu nombreux, de la maison de Lili, ayant trouvé là un refuge où l'écriture a plein droit. La Seine coule, les journées, les nuits aussi, sans qu'Anaïs ne soit parvenue à se soustraire à sa souffrance qu'elle entretient, refusant de la confier à Lili qui a compris que sa pensionnaire était submergée par plus fort qu'elle, malaise dont elle ne veut pas se libérer. Un jour, passe Philippe, le facteur du village qui sonne à la porte. Anaïs lui ouvrira, ce sera un coup de foudre réciproque, qui mettra plusieurs jours avant de se concrétiser. De cette passade amoureuse, elle se persuadera que Janvier s'est éloigné, sa voix en elle lui suffit.
Les détails de la vie quotidienne hante le récit, écrit dans un style hachuré, comme porté par les sanglots étouffés d'Anaïs. De temps à autre, il est question des pensionnaires. Alejandro qui ne parvient pas à écrire son livre, qui fait de longues marches avec Elena. Kwann, le mari de Lili, de Lili elle-même. Chacun est un personnage que semble s'inventer la narratrice, lui offrant une image fausse de ce qu'elle est véritablement. Le roman s'écrit dans la douleur, oscillant entre son deuil refoulé, son désir de Philippe, qui se manifestera lors d'une fête populaire. Anaïs vit d'excès, tant dans ses lectures que dans ses relations avec les protagonistes, qui peuplent son petit univers provisoire. Du roman qu'elle écrit, nous savons peu. Quand Anaïs évoquera cette période exacerbée, le roman, duquel elle se désintéresse, sera édité à Québec. Avant ce retour dans la maison de Janvier, elle aura été jusqu'au bout de ses délires, de ses passions. De ses acceptations. Philippe sera le moteur de ces non-retours culminants quand il lui remettra un colis rempli de ses écrits d'enfant et de jeune femme. Lettres gribouillées, adressées à Janvier. Il y a toujours un élément déclencheur qui nous met au pied du mur, il est impossible de lui échapper. Ce que comprendra Anaïs un soir d'automne. Elle sublimera, lucide et désespérée, des mois de rejet, pensant les avoir camouflés solidement dans son être, alors qu'ils mûrissaient, surgissaient à tout moment, telle une gifle de laquelle elle se serait protégée d'un geste superflu, d'une parole futile. Tout est ainsi dans cette fiction, griffée d'extraits de livres, tailladée d'une écriture instinctive. Saccadée de replis intérieurs que la narratrice compense par de menus travaux domestiques, ne voulant pas perdre de vue la simplicité du temps qui ne reviendra plus, écoutant sans les mettre à profit les mots salvateurs de Lili, comme ceux de rassurer Noëlla, de retourner au Château, son lieu de repères.
Ce roman de Valérie Forgues assaille le lecteur de sa réalité sensible, d'une connivence perçue après que le drame d'Anaïs nous a bouleversée, confiné dans une bulle où hommes et femmes font preuve de ténacité, l'ampleur du quotidien se limitant à l'importance qui lui est donné. Pouvons-nous concevoir ce qui n'existe que dans la fiction ou devons-nous, un jour ou l'autre, suspendre nos autodéfenses pour les renforcer de nos convictions, s'il est possible d'en avoir ? L'écrivaine nous apporte une réponse que nous captons à travers un style incisif, soutenu par un vagabondage extrême entre la passion de vivre et d'aimer, le refus de mourir dans la représentation de soi, de se contempler dans des prismes inexistants.
Janvier tous les jours, Valérie Forgues
Éditions du Septentrion, collection Hamac
Québec, 2007, 155 pages
lundi 5 juin 2017
Immigrer entre rêve et réalité ***
Vieillir n'est pas si grave quand, sur notre ventre, une pile de livres nous rappelle à notre labeur. Il n'est pas dit que les livres et les manuscrits qu'on révise auront raison de notre amour inconditionnel pour la littérature francophone. Celle-ci ouvre notre esprit sur tous les pays du monde, enchante lecteurs et lectrices qui, de temps à autre, nous font savoir leur contentement de nous lire. On parle du récit d'Alina Dumitrescu, Le cimetière des abeilles.
Avec ce témoignage, l'écrivaine remet en question le problème identitaire, particulier à celui ou celle qui s'exile pour des raisons bien souvent socio-politiques. Est-ce un choix délibéré ? Pas toujours. Comme un couple qui ne sait plus où il en est, une lassitude s'installe malgré sa volonté de vouloir continuer ensemble. Il en est de même pour un pays, nous ne nous séparons pas d'un être ou d'un lieu sans souhaiter que la vie, pour le mieux, continue. Alina Dumitrescu qui, sous le régime totalitaire de Nicolæ Ceausescu, vivait dans sa campagne roumaine avec sa famille protestante, nous incite à user de cette image convenue. Un goût de la France et de la langue française coulait dans ses veines, écrit-elle. Elle ne résistera pas à ce privilège, profitant que son frère se soit exilé avant elle. Bien sûr, il y a la part de rêve qui donne le courage de fuir, même si nous savons que les rêves s'acheminent, au matin, vers le vide. Le désir de s'évader reste le plus fort, tant pis pour la déception envers le pays convoité. Les premières années à Paris ont une odeur de lessive qui s'infiltre au rythme des coquerelles qu'elle écrase la nuit, pour ne pas que son enfant se rende compte de l'aléatoire qui gruge l'enfance et la blesse. Il est loin le bourdonnement des abeilles de la Roumanie, où la narratrice cachait ses trésors interdits dans les ruches. Il est loin aussi le piano à queue, autre refuge discret pour enfouir les trésors de l'adolescence. Chevauchent des souvenirs mortifères : des enfants qui enterrent toutes sortes d'insectes, une poupée et aussi un chien crevé. Révélation d'un futur qui ne sera pas de hasard, ni dénué de réalisme, les démarches administratives de l'émigration s'avérant humiliantes. La narratrice n'épargne aucun méfait au lecteur quand elle se remémore des fonctionnaires alcooliques, lui imposant des formalités absurdes, eux, se targuant d'un pouvoir de pacotille qui leur permet d'exiger un troc sordide, tels les effets personnels de la jeune femme, qui éprouve la sensation impuissante d'être volée, en échange d'un passeport formulé en trois langues.
La langue est le fil conducteur de ce récit troublant, oscillant entre l'imaginaire et la réalité. Il faut s'adapter à un monde inconnu, enrubanné d'un mystère trompeur. Lente distanciation qui dissout la personnalité même de celui ou de celle qui doit se plier aux contraintes d'un pays qui n'est pas encore le sien, remiser loin de soi les attractions du pays de l'enfance et de l'adolescence. On n'émigre pas sans tenir les doigts serrés autour de ce qui se dénoue, soit les années passées à souhaiter autre chose qui nous convient davantage. En lisant ce témoignage, on a souvent eu l'impression d'entrer dans le feutrage de lieux acquis à force de convictions mais aussi d'amertume, pour ne pas dire de déconvenue. La langue maternelle s'efface lentement, surtout quand l'enfant témoigne de son incapacité à suivre les directives d'une mère qui transmet l'écho d'une ascendance désormais fragilisée, ombrée par un présent s'empêtrant dans les vestiges d'un ailleurs devenu inexistant. L'auteure ne manque pas de nous faire part des exigences que nous devons à nos semblables, et à soi-même, quand le pays d'accueil nous reçoit chaleureusement. Un prix fort est toujours à payer quand il s'agit de s'inventer une liberté qui n'appartient qu'à soi, celle des autres ayant un relent de méfiance. Ce qui importe est de rester un laps de temps indéterminé, ce que l'immigrant ignore, dans le nouveau pays, pour acquérir une identité un peu bancale mais honorable.
Témoignage émouvant, sensible, que le récit d'Alina Dumitrescu. Des fresques d'acceptation, de doutes, de révolte, traversent l'écriture, forgeant des plans séquentiels. Soutenus par l'humour et la gravité, ils nous enseignent que l'adoption, d'un pays ou d'un être, n'est jamais tout à fait délibérée. Mais qui devenons-nous si nous devenons quelqu'un d'autre ? Un troisième individu se tournant de temps à autre vers les deux autres, le natif et l'adopté. Qui détient la vérité, le rêve s'étant effrité au long du parcours ? La réponse se trouve peut-être dans les activités accomplies, l'écrivaine vivant depuis vingt-huit ans au Québec.
Le cimetière des abeilles, Alina Dumitrescu
Éditions Triptyque, Montréal, 2016, 190 pages
Avec ce témoignage, l'écrivaine remet en question le problème identitaire, particulier à celui ou celle qui s'exile pour des raisons bien souvent socio-politiques. Est-ce un choix délibéré ? Pas toujours. Comme un couple qui ne sait plus où il en est, une lassitude s'installe malgré sa volonté de vouloir continuer ensemble. Il en est de même pour un pays, nous ne nous séparons pas d'un être ou d'un lieu sans souhaiter que la vie, pour le mieux, continue. Alina Dumitrescu qui, sous le régime totalitaire de Nicolæ Ceausescu, vivait dans sa campagne roumaine avec sa famille protestante, nous incite à user de cette image convenue. Un goût de la France et de la langue française coulait dans ses veines, écrit-elle. Elle ne résistera pas à ce privilège, profitant que son frère se soit exilé avant elle. Bien sûr, il y a la part de rêve qui donne le courage de fuir, même si nous savons que les rêves s'acheminent, au matin, vers le vide. Le désir de s'évader reste le plus fort, tant pis pour la déception envers le pays convoité. Les premières années à Paris ont une odeur de lessive qui s'infiltre au rythme des coquerelles qu'elle écrase la nuit, pour ne pas que son enfant se rende compte de l'aléatoire qui gruge l'enfance et la blesse. Il est loin le bourdonnement des abeilles de la Roumanie, où la narratrice cachait ses trésors interdits dans les ruches. Il est loin aussi le piano à queue, autre refuge discret pour enfouir les trésors de l'adolescence. Chevauchent des souvenirs mortifères : des enfants qui enterrent toutes sortes d'insectes, une poupée et aussi un chien crevé. Révélation d'un futur qui ne sera pas de hasard, ni dénué de réalisme, les démarches administratives de l'émigration s'avérant humiliantes. La narratrice n'épargne aucun méfait au lecteur quand elle se remémore des fonctionnaires alcooliques, lui imposant des formalités absurdes, eux, se targuant d'un pouvoir de pacotille qui leur permet d'exiger un troc sordide, tels les effets personnels de la jeune femme, qui éprouve la sensation impuissante d'être volée, en échange d'un passeport formulé en trois langues.
La langue est le fil conducteur de ce récit troublant, oscillant entre l'imaginaire et la réalité. Il faut s'adapter à un monde inconnu, enrubanné d'un mystère trompeur. Lente distanciation qui dissout la personnalité même de celui ou de celle qui doit se plier aux contraintes d'un pays qui n'est pas encore le sien, remiser loin de soi les attractions du pays de l'enfance et de l'adolescence. On n'émigre pas sans tenir les doigts serrés autour de ce qui se dénoue, soit les années passées à souhaiter autre chose qui nous convient davantage. En lisant ce témoignage, on a souvent eu l'impression d'entrer dans le feutrage de lieux acquis à force de convictions mais aussi d'amertume, pour ne pas dire de déconvenue. La langue maternelle s'efface lentement, surtout quand l'enfant témoigne de son incapacité à suivre les directives d'une mère qui transmet l'écho d'une ascendance désormais fragilisée, ombrée par un présent s'empêtrant dans les vestiges d'un ailleurs devenu inexistant. L'auteure ne manque pas de nous faire part des exigences que nous devons à nos semblables, et à soi-même, quand le pays d'accueil nous reçoit chaleureusement. Un prix fort est toujours à payer quand il s'agit de s'inventer une liberté qui n'appartient qu'à soi, celle des autres ayant un relent de méfiance. Ce qui importe est de rester un laps de temps indéterminé, ce que l'immigrant ignore, dans le nouveau pays, pour acquérir une identité un peu bancale mais honorable.
Témoignage émouvant, sensible, que le récit d'Alina Dumitrescu. Des fresques d'acceptation, de doutes, de révolte, traversent l'écriture, forgeant des plans séquentiels. Soutenus par l'humour et la gravité, ils nous enseignent que l'adoption, d'un pays ou d'un être, n'est jamais tout à fait délibérée. Mais qui devenons-nous si nous devenons quelqu'un d'autre ? Un troisième individu se tournant de temps à autre vers les deux autres, le natif et l'adopté. Qui détient la vérité, le rêve s'étant effrité au long du parcours ? La réponse se trouve peut-être dans les activités accomplies, l'écrivaine vivant depuis vingt-huit ans au Québec.
Le cimetière des abeilles, Alina Dumitrescu
Éditions Triptyque, Montréal, 2016, 190 pages
lundi 29 mai 2017
Refaire un univers quand le nôtre est las de tout *** 1/2
Le prétexte idéal pour ne contrarier personne, nous assure N. en souriant, c'est de mettre l'accent sur le temps qu'il fait. La météo fait l'objet de récriminations ou d'éloges, elle fâche ou ravit. Pendant ce laps de temps à rester neutre, les humeurs changent : ce qui passionnait plus tôt ou inversement, s'est réduit à des considérations sans importance et, surtout, sans aucun intérêt. On commente le premier roman de Sébastien La Rocque, Un parc pour les vivants.
Divisé en trois parties, le récit nous fait entrer à petits pas dans l'univers désenchanté d'une fratrie composée de Marie, Michel et Thomas. Ils ne sont plus tout à fait jeunes, quarantenaires suffisamment lucides pour remettre leur vie en question, comme s'il était encore temps de recommencer sur des bases différentes. Nous pourrions les qualifier d'irresponsables si quelque chose de plus grave, d'innommable peut-être, ne les rongeait en leur intérieur, le vertige de vivre bousculant leurs convictions acquises durant une jeunesse semblable à bien d'autres. L'atmosphère hivernale convient à cette histoire, accentue le malaise régnant, la neige camouflant le désarroi qu'ils laissent rarement percevoir. Deux personnages s'agitent en parallèle, leur ami Mathieu, et le vieil antiquaire, Marin. Nous suivons les protagonistes durant un laps de temps nécessaire à se ressaisir, décider d'un hypothétique avenir, si avenir il y a, pendant qu'ils se posent, tels des équilibristes mal préparés, sur le fil fragile d'une précarité existentielle. En dessous, il y a le vide qui ne cesse de les attirer, chemin chaotique préférable à la monotonie des années passées sur une route lisse et sans horizon.
Marie est mariée, mère de famille, elle ne travaille pas à l'extérieur de chez elle, elle élève ses enfants. Elle dort peu, la nuit elle écrit et analyse ses rêves. Elle est minée par une angoisse maladive due aux occupations quotidiennes qu'elle doit gérer, sans pour autant l'exclure du fourmillement d'une réalité à laquelle elle ne peut échapper. Michel, professeur de littérature en sabbatique, vit dans son grand condo rempli de livres, ne se satisfait pas de ses connaissances, ni des colloques qu'il fuit après les avoir assidûment fréquentés. Thomas exerce des boulots mineurs, ne sait plus s'en contenter, décide de partir à l'aventure, droit devant lui. Mathieu, l'ami de la famille, a été licencié de son entreprise, il n'a d'autre but que de rendre visite à son père qui agonise à l'hôpital. Sa femme est universitaire, peu soucieuse des préoccupations de son mari, diagnostiqué dépressif par son médecin. Marin, qui n'est pas sans nous rappeler Paul Léautaud avec ses nombreux chats et sa demeure brinquebalante, comblée de meubles et d'objets hétéroclites, évoque, avec une nostalgie légitime, l'époque où les gens appréciaient les meubles et objets de qualité. Ces individus se recoupent, ancrés dans un présent aléatoire, recherchant des présences féminines, rencontrées dans des circonstances hasardeuses, qui les rendront peut-être à eux-mêmes. Mathieu a rêvé qu'il frappait une femme, comme pour exorciser un mal étrange qui l'atterre, celui de la méconnaissance de soi. Thomas, fidèle à ce qu'il représente d'instabilité, plongera sans hésitation dans un hiver particulier, sous le signe d'un amour qui se révèlera durant une nuit de solitude. Chacun devient ce qu'il aurait dû être au commencement de tout, renonçant à se détourner d'une possible défaite. Et surtout d'une tricherie qui les aveugle.
Sébastien La Rocque, fils de l'écrivain Gilbert La Rocque, décédé en 1984, nous offre un premier roman grinçant, où l'imaginaire s'amalgame à plusieurs situations, celles que recherchent ses personnages en proie à un courant moderne, exaltés par un désir d'abandon et de redécouvertes, le dernier souffle s'avérant le plus oppressant quand il s'agit de mourir pour renaître. C'est aussi dénoncer les modes du superflu, du jetable, de l'éphémère. De l'infinité de l'altérité quand nous ne possédons plus grand-chose, plus rien à combattre. Roman universel qui nous a touchée par ce qu'il contient de fragile, de froissable, ce vide contre lequel l'écrivain s'insurge, faisant remonter à la surface d'eaux troubles, des pépites qui ne sont plus d'or mais plombées d'artefacts consommatoires, nous certifiant l'inutilité de s'illusionner sur quoi que ce soit. Certes, il y a des semblants de miracles qui feront office de vérité : Thomas, faillible, se dirigeant droit devant lui, se débat contre de vieux démons, ne pensant plus qu'à se vautrer dans les bras d'un amour improbable.
Si le récit, lumineux malgré ses sombres apparences, nous a séduite par son intelligence réaliste, son affront ironique, marqués de métaphores à peine effleurées, on a relevé une poésie satirique, fleurant le bois et ses souches, passerelle inévitable disculpant les méfaits d'une microsociété qui ne fait que piétiner sur un chemin épineux, ne se rendant pas très bien compte que n'existe aucune porte de secours. Une fratrie et ses acolytes qui font une pause parce que essoufflés de s'être attardés aux abords d'un parc fait pour les vivants et non pour ceux, évanescents, que le rêve gouverne et déchire. Des escamoteurs qui n'ont pas leur place dans notre univers matérialiste...
Un parc pour les vivants, Sébastien La Rocque
Éditions Le Cheval d'août, Montréal, 2017, 183 pages
Divisé en trois parties, le récit nous fait entrer à petits pas dans l'univers désenchanté d'une fratrie composée de Marie, Michel et Thomas. Ils ne sont plus tout à fait jeunes, quarantenaires suffisamment lucides pour remettre leur vie en question, comme s'il était encore temps de recommencer sur des bases différentes. Nous pourrions les qualifier d'irresponsables si quelque chose de plus grave, d'innommable peut-être, ne les rongeait en leur intérieur, le vertige de vivre bousculant leurs convictions acquises durant une jeunesse semblable à bien d'autres. L'atmosphère hivernale convient à cette histoire, accentue le malaise régnant, la neige camouflant le désarroi qu'ils laissent rarement percevoir. Deux personnages s'agitent en parallèle, leur ami Mathieu, et le vieil antiquaire, Marin. Nous suivons les protagonistes durant un laps de temps nécessaire à se ressaisir, décider d'un hypothétique avenir, si avenir il y a, pendant qu'ils se posent, tels des équilibristes mal préparés, sur le fil fragile d'une précarité existentielle. En dessous, il y a le vide qui ne cesse de les attirer, chemin chaotique préférable à la monotonie des années passées sur une route lisse et sans horizon.
Marie est mariée, mère de famille, elle ne travaille pas à l'extérieur de chez elle, elle élève ses enfants. Elle dort peu, la nuit elle écrit et analyse ses rêves. Elle est minée par une angoisse maladive due aux occupations quotidiennes qu'elle doit gérer, sans pour autant l'exclure du fourmillement d'une réalité à laquelle elle ne peut échapper. Michel, professeur de littérature en sabbatique, vit dans son grand condo rempli de livres, ne se satisfait pas de ses connaissances, ni des colloques qu'il fuit après les avoir assidûment fréquentés. Thomas exerce des boulots mineurs, ne sait plus s'en contenter, décide de partir à l'aventure, droit devant lui. Mathieu, l'ami de la famille, a été licencié de son entreprise, il n'a d'autre but que de rendre visite à son père qui agonise à l'hôpital. Sa femme est universitaire, peu soucieuse des préoccupations de son mari, diagnostiqué dépressif par son médecin. Marin, qui n'est pas sans nous rappeler Paul Léautaud avec ses nombreux chats et sa demeure brinquebalante, comblée de meubles et d'objets hétéroclites, évoque, avec une nostalgie légitime, l'époque où les gens appréciaient les meubles et objets de qualité. Ces individus se recoupent, ancrés dans un présent aléatoire, recherchant des présences féminines, rencontrées dans des circonstances hasardeuses, qui les rendront peut-être à eux-mêmes. Mathieu a rêvé qu'il frappait une femme, comme pour exorciser un mal étrange qui l'atterre, celui de la méconnaissance de soi. Thomas, fidèle à ce qu'il représente d'instabilité, plongera sans hésitation dans un hiver particulier, sous le signe d'un amour qui se révèlera durant une nuit de solitude. Chacun devient ce qu'il aurait dû être au commencement de tout, renonçant à se détourner d'une possible défaite. Et surtout d'une tricherie qui les aveugle.
Sébastien La Rocque, fils de l'écrivain Gilbert La Rocque, décédé en 1984, nous offre un premier roman grinçant, où l'imaginaire s'amalgame à plusieurs situations, celles que recherchent ses personnages en proie à un courant moderne, exaltés par un désir d'abandon et de redécouvertes, le dernier souffle s'avérant le plus oppressant quand il s'agit de mourir pour renaître. C'est aussi dénoncer les modes du superflu, du jetable, de l'éphémère. De l'infinité de l'altérité quand nous ne possédons plus grand-chose, plus rien à combattre. Roman universel qui nous a touchée par ce qu'il contient de fragile, de froissable, ce vide contre lequel l'écrivain s'insurge, faisant remonter à la surface d'eaux troubles, des pépites qui ne sont plus d'or mais plombées d'artefacts consommatoires, nous certifiant l'inutilité de s'illusionner sur quoi que ce soit. Certes, il y a des semblants de miracles qui feront office de vérité : Thomas, faillible, se dirigeant droit devant lui, se débat contre de vieux démons, ne pensant plus qu'à se vautrer dans les bras d'un amour improbable.
Si le récit, lumineux malgré ses sombres apparences, nous a séduite par son intelligence réaliste, son affront ironique, marqués de métaphores à peine effleurées, on a relevé une poésie satirique, fleurant le bois et ses souches, passerelle inévitable disculpant les méfaits d'une microsociété qui ne fait que piétiner sur un chemin épineux, ne se rendant pas très bien compte que n'existe aucune porte de secours. Une fratrie et ses acolytes qui font une pause parce que essoufflés de s'être attardés aux abords d'un parc fait pour les vivants et non pour ceux, évanescents, que le rêve gouverne et déchire. Des escamoteurs qui n'ont pas leur place dans notre univers matérialiste...
Un parc pour les vivants, Sébastien La Rocque
Éditions Le Cheval d'août, Montréal, 2017, 183 pages
lundi 15 mai 2017
La mort d'un homme et ses embrouilles *** 1/2
À soixante-dix-neuf ans, il nous dit sereinement que n'ayant plus aucun désir, il attend que la mort l'emporte. On est triste pour cet homme, et ami, qui a démontré durant son existence un anticonformisme peu commun, une intelligence au-delà de tout soupçon. Sans famille, sans enfants, son dernier compagnon lui a fait faux bond. Son vieux chien vient de lui tirer sa révérence. On a lu le dernier roman de Max Férandon, Hors saison.
Auteur de qui on a savouré les deux précédents romans. Un humour subtil se propage à travers ses histoires, souvent abracadabrantes mais tellement réalistes que nous pouvons qu'y adhérer, sans nous interroger. Ce troisième opus de Férandon n'échappe pas à notre plaisir de lecture, comme on l'a toujours ressenti en nous attardant à ses personnages, catapultés dans des aventures qui ne manquent pas de sel. Ni de sucre, la douceur minimisant les dégâts que parfois les humains occasionnent, nous ne savons quel maléfice les hante. Ici, tout commence par la mort de Jacques Jodoin, préposé à l'entretien de nuit Au Bonheur de Noël, magasin où se vendent des articles disparates pour décorer les sapins, et d'autres artéfacts qui laissent supposer que Noël dure toute l'année. Si la mort n'était pas aussi triste et définitive, on s'en réjouirait, ce décès nous ayant fait découvrir quelques êtres loufoques et cocasses, habités de leurs démons intérieurs, invisibles. D'abord entre en scène Laurie-Ann, décoratrice depuis cinq ans du magasin, mère d'une fillette de six ans. C'est elle qui, un matin, arrivant au travail, découvre le cadavre de Jodoin. Elle l'aimait bien, il était un peu amoureux d'elle, c'était un malhabile romanesque. Puis intervient Marina Duhaime, lieutenante des enquêtes spéciales, femme énergique, autoritaire, qui a plus de « couilles que la majorité de ses collègues qui n'en ont plus. » Déroutée par cette mort inexplicable, elle se liera à un célèbre cuisinier, Antoine Paradis, reconverti dans la création des repas d'avion. Harcelé par un critique culinaire qui agira dans l'ombre, dissimulant par ce biais un handicap physique. Au cours d'une autre vie, le cuisinier a très bien connu Jacques Jodoin, confie-t-il à l'inspectrice. Celle-ci, non sans ironie, acceptera de l'entendre et même de le consulter pour dénouer cette affaire louche et surprenante, personne ne soupçonnant quelque mystère malveillant entachant la vie de cet homme discret et taciturne. Pourtant, plus nous pénétrons dans cette fiction édifiante, plus se décantent les rêves douteux de tout un chacun. Sinon leur réalité grinçante tellement semblable à la nôtre. Leurs agissements inexplicables. Une histoire d'argent, comme il se doit, un souterrain creusé sous une librairie d'occasion, gérée par un vieil homme malicieux, mettra au jour bien des péripéties, ignorées par les uns, soupçonnées par les autres.
Le récit réjouissant, si plaisant à lire, se déroule à Québec, en octobre. Ville où réside l'auteur, qui nous décrit, poétiquement, les lieux où le décès de Jacques Jodoin prend ses collègues et amis par surprise. Luc Landry, patron du Bonheur de Noël, se serait bien passé de ce drame, lui qui n'aspire qu'à vendre ses produits qu'il achète à bon marché aux États-Unis. Ses ouvriers — ses lutins — qui travaillent à l'entrepôt, s'avèrent des figures marginales au passé inavoué, sans oublier les sœurs jumelles, soudées comme un coquillage à son rocher. Derrière des airs innocents — mais qui n'en use pas ? —, elles tremperont dans cette histoire de tunnel qui donne accès à une pièce inoccupée de la banque voisine. Suspense et humour composent ce roman magnifiquement écrit, l'auteur privilégiant une écriture impressionniste, teintée de dramatiques déboires, qui ont déterminé le rôle de chaque protagoniste. On a aimé le peu de sérieux que le défunt, une fois enterré, inspire à la démarche de l'écrivain, loin de toute prétention à renouveler le genre du polar. Décédé, Jodoin ne rameute personne. S'actionne dans son sillage, une poignée d'hommes et de femmes suffisamment responsables pour prendre en main leur propre existence. Grâce à la ténacité entêtée de Marina Duhaime, au nez fin d'Antoine Paradis, qui révèlera au lecteur le secret d'une omelette raffinée, la mort de Jacques Jodoin sera élucidée. Comme dans tout polar qui se respecte, il y a des coupables que la lieutenante Duhaime s'empressera d'embarquer pour le bien-être de ce petit univers original. L'histoire se clôt avec émotion sur le fleuve Saint-Laurent qui, lui, continue son périple, se moquant des humains, de leurs tentations auxquelles ils finissent par céder, pour se soustraire à leur attirance. À ce sujet, on pense à la citation d'Oscar Wilde que Max Férandon ne doit pas dédaigner...
Hors saison, Max Férandon
Éditions Alto, Québec, 2017, 176 pages
Auteur de qui on a savouré les deux précédents romans. Un humour subtil se propage à travers ses histoires, souvent abracadabrantes mais tellement réalistes que nous pouvons qu'y adhérer, sans nous interroger. Ce troisième opus de Férandon n'échappe pas à notre plaisir de lecture, comme on l'a toujours ressenti en nous attardant à ses personnages, catapultés dans des aventures qui ne manquent pas de sel. Ni de sucre, la douceur minimisant les dégâts que parfois les humains occasionnent, nous ne savons quel maléfice les hante. Ici, tout commence par la mort de Jacques Jodoin, préposé à l'entretien de nuit Au Bonheur de Noël, magasin où se vendent des articles disparates pour décorer les sapins, et d'autres artéfacts qui laissent supposer que Noël dure toute l'année. Si la mort n'était pas aussi triste et définitive, on s'en réjouirait, ce décès nous ayant fait découvrir quelques êtres loufoques et cocasses, habités de leurs démons intérieurs, invisibles. D'abord entre en scène Laurie-Ann, décoratrice depuis cinq ans du magasin, mère d'une fillette de six ans. C'est elle qui, un matin, arrivant au travail, découvre le cadavre de Jodoin. Elle l'aimait bien, il était un peu amoureux d'elle, c'était un malhabile romanesque. Puis intervient Marina Duhaime, lieutenante des enquêtes spéciales, femme énergique, autoritaire, qui a plus de « couilles que la majorité de ses collègues qui n'en ont plus. » Déroutée par cette mort inexplicable, elle se liera à un célèbre cuisinier, Antoine Paradis, reconverti dans la création des repas d'avion. Harcelé par un critique culinaire qui agira dans l'ombre, dissimulant par ce biais un handicap physique. Au cours d'une autre vie, le cuisinier a très bien connu Jacques Jodoin, confie-t-il à l'inspectrice. Celle-ci, non sans ironie, acceptera de l'entendre et même de le consulter pour dénouer cette affaire louche et surprenante, personne ne soupçonnant quelque mystère malveillant entachant la vie de cet homme discret et taciturne. Pourtant, plus nous pénétrons dans cette fiction édifiante, plus se décantent les rêves douteux de tout un chacun. Sinon leur réalité grinçante tellement semblable à la nôtre. Leurs agissements inexplicables. Une histoire d'argent, comme il se doit, un souterrain creusé sous une librairie d'occasion, gérée par un vieil homme malicieux, mettra au jour bien des péripéties, ignorées par les uns, soupçonnées par les autres.
Le récit réjouissant, si plaisant à lire, se déroule à Québec, en octobre. Ville où réside l'auteur, qui nous décrit, poétiquement, les lieux où le décès de Jacques Jodoin prend ses collègues et amis par surprise. Luc Landry, patron du Bonheur de Noël, se serait bien passé de ce drame, lui qui n'aspire qu'à vendre ses produits qu'il achète à bon marché aux États-Unis. Ses ouvriers — ses lutins — qui travaillent à l'entrepôt, s'avèrent des figures marginales au passé inavoué, sans oublier les sœurs jumelles, soudées comme un coquillage à son rocher. Derrière des airs innocents — mais qui n'en use pas ? —, elles tremperont dans cette histoire de tunnel qui donne accès à une pièce inoccupée de la banque voisine. Suspense et humour composent ce roman magnifiquement écrit, l'auteur privilégiant une écriture impressionniste, teintée de dramatiques déboires, qui ont déterminé le rôle de chaque protagoniste. On a aimé le peu de sérieux que le défunt, une fois enterré, inspire à la démarche de l'écrivain, loin de toute prétention à renouveler le genre du polar. Décédé, Jodoin ne rameute personne. S'actionne dans son sillage, une poignée d'hommes et de femmes suffisamment responsables pour prendre en main leur propre existence. Grâce à la ténacité entêtée de Marina Duhaime, au nez fin d'Antoine Paradis, qui révèlera au lecteur le secret d'une omelette raffinée, la mort de Jacques Jodoin sera élucidée. Comme dans tout polar qui se respecte, il y a des coupables que la lieutenante Duhaime s'empressera d'embarquer pour le bien-être de ce petit univers original. L'histoire se clôt avec émotion sur le fleuve Saint-Laurent qui, lui, continue son périple, se moquant des humains, de leurs tentations auxquelles ils finissent par céder, pour se soustraire à leur attirance. À ce sujet, on pense à la citation d'Oscar Wilde que Max Férandon ne doit pas dédaigner...
Hors saison, Max Férandon
Éditions Alto, Québec, 2017, 176 pages
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